Plus que 365 jours… (117/365)

Neige de mai – XX

Rendez-vous est donc pris à Riga, en octobre.
L’échange verbal – cette sorte de ping-pong de mots qui caractérise parfois une séparation –, a eu lieu sur la terrasse. Le col n’ouvre officiellement que dans deux jours, mais Gaspard est ami d’Anton, le chef de la voirie, lui-même ami de Franco, patron de l’hospice du Gothard et, pour les amis, l’hospice ouvre plus tôt. Peu à marcher entre Hospental et le col, il prendra le temps ; il a choisi de partir en fin d’après-midi, il soupera au col, d’un casse-croûte préparé par Odile, elle y tenait – sa manière à elle de lui dire au-revoir, sa manière à elle de leur laisser un moment d’intimité. Discrètement elle a glissé les victuailles dans le sac, sans chercher à comprendre ce qu’ils se disaient. Maintenant, ils sont toujours debout, face à face mais muets. Ils se rapprochent, s’étreignent, en humains qui semblent dire, par un mime immobile et maladroit, qu’après l’été viendra l’automne. L’étreinte se relâche, ils se regardent et il s’en va, sans se retourner tandis qu’elle le suit quelques instants des yeux avant de reprendre sa vie, la saison démarre, des touristes sont annoncés pour le début de soirée, en cuisine Odile bat des oeufs.
Bis bald in Riga.

Plus que 365 jours… (116/365)

Neige de mai – XIX

– Que lis-tu ?
– Un atlas, de poche.
– Qu’y lis-tu ?
– Le relief.
– Les montagnes ?
– Oui, je les chevauche sur un altocumulus lenticularis.
– Comment ?
– Soufflé par le vent.
– Tu tombes ?
– Dans une vallée.
– Tu t’écrases ?
– Je me répands.
– Comment ?
– Dans l’eau.
– Tu coules ?
– Vers la Camargue.
– Chez Gonzague ?
– Oui, mais pour rire !
– Tu veux rire ?
– Avec Françoise, en Mer d’Iroise.
– Je chevauche, tu navigues !
– Avec Nadège, en Mer de Norvège.
– Avec Firmin, au Grand Combin.
– Avec Aliénor, en Mer du Nord.
– Pas en Aquitaine ?
– En Mer du Nord, ma capitaine.
– Avec Alban, au Garlaban.
– Avec Francine, en Mer de Chine.
– Avec Antoine, sous La Cape au Moine.
– Avec Klara, en Mer de Kara.
– Pas Olga ?
– Non elle est prise, comme la Volga.
– Avec Igor, sur le Mont d’Or.
– En hiver ?
– Oui, le Mont Gelé.
– Avec Abigaïl, en mer de Corail.
– Sur le Säntis, avec Régis.
– Sur l’Arctique, avec Monique.
– Tu veux dire l’Océan glacial ?
– Oui, ma Capitaine.
– T’as pris les flèches ?
– Elle est singulière.
– Comme le Rigi, avec Henry.
– Pouce.
– Tu coules ?
– Je suis en nage.
– Je continue, sur le Mont-Tendre.
– Avec qui ?
– Qui tu veux ?
– Au hasard.
– Gaspard.
– On se verra à Riga, chère Heinrika.
– Alors tu files au nord ?
– Oui, par le sud.

Plus que 365 jours… (115/365)

Neige de mai – XVIII

Les  viburnum opulus roseum perdent déjà leurs pétales, mai tire à sa fin dans le jardin de Mathilde. On vient de pendre la crémaillère de la cabane, on a profité de la fête des voisins. C’est une très belle soirée qui montre, une fois encore, que la rue et ses voisines sont des creusets culturels. Le jardin et la cabane résonnent de toutes sortes d’accents et de musiques, les odeurs se mélangent, elles proviennent de la cuisine, de la cabane, des grills dressés sur l’herbe et du four à pain. Plusieurs voisins s’intéressent de près aux activités de l’association Vivre Ici, comme Marco, un tailleur de pierre à la retraite, en grande conversation avec l’équipe qui a construit le petit four expérimental. Roger explique que le résultat est peu concluant, l’argile est de qualité, mais les pierres utilisées conviennent mal, ne résistent pas assez à la chaleur la sole éclate de partout. Marco parle des différentes pierres qui pourraient convenir – mais elles coûtent leur prix et pèsent leur poids ; durant ma carrière, j’ai eu l’occasion d’assembler quelques fours en terre cuite réfractaire de la Drôme, une excellente solution, étudions cela ensemble, si vous êtes d’accord. 
La fête des voisins étoffe les rangs de l’association, plusieurs voisins veulent se salir les mains, qui au potager – qui a reçu tous ses plantons , qui à la cuisine, qui au four, qui dans la future basse-cour dont le projet se confirme. On improvise une visite des lieux, ce qui donne à Marguerite et Paola l’idée de faire de même à la librairie en mutation, mais après les premiers travaux et le déménagement de Paola. Les propriétaires de l’immeuble qu’elle vient d’acheter sont rentrés au pays, l’attique est en cours de rafraichissement, ce sera à la fois son logement et un atelier, très lumineux. Elle a déjà le mobilier de base, obtenu en chinant avec ses amies de Vivre Ici, et Denis, le seul homme qui a voix au chapitre pour aménager l’appartement, est occupé à la fabrication de plusieurs meubles. D’autres voisins s’intéressent à l’immeuble et au magasin, de nouvelles idées surgissent, certaines en lien avec le jardin.
Mesure-t-on la réussite d’une soirée au nombre de bouteilles bues ? Certainement pas, mais on notera que cette fête des voisins dans le jardin de Mathilde amène aussi les pandores, juste après 22 heures. Personne ne les a appelés, ils sont venus tout seul, à pied, à la fin de leur service, par les odeurs alléchés et par les tintements attirés. On découvre ainsi que dans une des tours voisines de celle de Fernando vit un couple de policiers. Le premier rêve de mettre en pratique l’apiculture apprise avec son grand-père en Espagne, le second parle déjà cuisine avec Rose et Paola, tout en admirant les tissus qui habillent Fatou, Jenna et Kira. Sans demander aux agents s’ils sont de service le lendemain, Joseph leur sert des verres et ouvre de nouvelles bouteilles – demain c’est samedi et, pour une fois, on a les flics de notre côté !

Plus que 365 jours… (114/365)

Neige de mai – XVII

Gaspard ne fait pas le malin en revenant sur la terrasse. Il porte un plateau chargé d’une cafetière 18 tasses brûlante, mais qui ne chante plus – elle aussi semble comprendre que ce n’est pas le moment de faire le malin –, d’une bouteille de kirsch à peine entamée, de trois tasses avec les sous-tasses et de trois verres à alcool à fond épais ; pas de cuiller, ici on boit le café sans sucre ni crème, mais on l’arrose. Il porte le plateau à deux mains car le chargement est lourd, d’habitude il le porte à une main, mais là, ce serait risqué, tant pour le chargement que pour l’ambiance qui est, rappelons-le, plutôt tendue. Parcourant les quelques mètres qui séparent la porte de la table installée contre le mur qui retient la pente, il a l’impression de retrouver les deux femmes dans l’exacte position où il les a laissées de longues minutes plus tôt – ça met un certain temps à chanter une cafetière de 18 tasses. Il a même la nette impression qu’elle n’ont échangé aucun mot, elle se regardent en chiens de faïence – en temps normal on plaisanterait, on se demanderait si l’expression existe au féminin mais, rappelons-le, on n’est pas en temps normal. Alors Gaspard fait ce que fait un serveur, discret, efficace, il remplit les tasses, en pose une devant chaque femme et une devant lui, répète l’opération avec les verres et s’assied en contemplant sa tasse – un témoin de la scène pourrait penser qu’il cherche à savoir s’il y a du marc au fond de sa tasse et qu’il cherche à savoir ce que prédirait ce marc. Sa contemplation ne dure pas longtemps, il lève la tête au moment où Heinrika prend la parole ; stupéfait il se rend compte que la scène reprend exactement à l’endroit où elle a été interrompue et que depuis sa place il risque d’assister à un duel à mort, pire, qu’il va peut-être devoir l’arbitrer – il s’est assis au bout de la table, face au mur, à sa gauche Heinrika, à sa droite Odile. C’est donc, on l’a déjà dit, Heinrika qui engage.

– C’est en effet ce que j’ai entendu dire, de la bouche même d’Andreas, tu voulais foutre le camp avec lui.
Heinrika déguste le silence qui suit, son calme est olympien, comme celui d’Odile quand elle a battu des oeufs. Elle lève son verre, regarde Odile, sourit, regarde Gaspard, lui fait un clin d’oeil et dit – santé ! avant de vider son verre d’un trait. Les deux autres l’imitent, devinant qu’on sera plutôt du côté cochon que du côté lard. Comme pour confirmer, Heinrika éclate de rire, regarde Odile et reprend.
– Excuse-moi, ma chère Odile, je peux comprendre que ta jalousie resurgisse, mais tu te trompes de cible, Gaspard et moi ne savons pas encore ce que va devenir notre amitié, d’ailleurs je parie que Gaspard ne sait même pas encore de quel côté il va redescendre lorsqu’il sera enfin en haut du col, pourtant juin approche !
Un témoin de la scène ne pourrait pas clairement dire si Gaspard a rougi car le jour baisse et l’homme baisse aussi la tête en remplissant à nouveau les verres puis il vide le sien d’un trait ; les deux autres l’imitent, histoire de ne pas prendre du retard – deux verres partout, Heinrika engage à nouveau.
– Figurez-vous que le pauvre Andreas parlait dans son sommeil ; les derniers mois je l’entendais dire qu’il scrutait la montagne, tantôt d’Hospental vers le sud, comme je vous l’ai déjà dit, tantôt d’Airolo vers le nord ; il était comme torturé, je n’ose dire bipolaire – elle rit et vide son verre d’un trait, les deux autres l’imitent (Gaspard a vite compris ce qu’on attendait de lui, remplir les verres et les tasses sans dire un mot). Puis il y a eu les prénoms, tantôt Olga, tantôt Gretel ; ses nuits se résumaient à un affreux dilemme, partir avec Olga et voguer vers l’Afrique sur la mer Tyrrhénienne ou partir avec Gretel patiner sur les mers qui gèlent. Sachant qu’il n’y avait ni d’Olga ni de Gretel dans les environs, je riais et en prenais mon parti – je n’ose dire mon pied – et quand il délirait trop j’avais ma recette : tantôt il voguait sur Olga, tantôt il était chevauché par Gretel, mais c’est chaque fois les hululements d’Heinrika qui le réveillaient ! Dieu que j’ai aimé ces nuits de dilemme !
Odile se signe tandis que Gaspard vide son vers, cul sec. Les deux autres l’imitent et le lecteur – ou la lectrice – qui est resté.e concentré.e sait qu’on en est à quatre verres partout.
– Ne te signe pas, ma pauvre Odile, je ne savais pas encore ton deuxième prénom, et toi mon grand Gaspard, ne rougis pas sans cesse, que veux-tu que je te dise, quand je jouis j’hulule, te voilà averti !
Le lecteur – la lectrice – attenti.f.ve devine que Gaspard prend l’initiative d’un cinquième verre et que les deux autres l’imitent en claquant la langue, comme pour le stimuler.
– Mais je vous prie de croire que je n’hululais plus quand j’ai découvert que Maria avait Olga pour second prénom, de toute façon il était déjà parti le bipolaire, vers le sud, avec la calabraise, sur la mer Tyrrhénienne. J’ai découvert ça sur sa fiche de salaire en rangeant le bureau après leur départ, je ne pouvais pas savoir, c’est Andreas qui tenait la comptabilité. Et quand j’ai appris, par hasard lors d’une de nos virées en Alsace, que tu t’appelais aussi Gretel, ma chère Odile, j’ai pu vérifier que mon coeur avait bien cicatrisé mais je ne t’ai rien dit pour ne pas heurter ton côté catholique, qui me fatigue un peu, tu le sais bien.
Odile Gretel ne se signe pas mais vide son verre. Six verres partout.
– Je comprends que tu l’aies aimé, mon Andreas, ma chère Odile et que tu aies désiré patiner avec lui – et même plus – sur les mers qui gèlent, ma chère Gretel, mais il n’était pas pour toi et plus pour moi, c’est comme ça. Mais maintenant ouvre les yeux et regarde Anton, lui c’est un gars pour toi, il t’emmènera roucouler vers le sud des hivers entiers quand l’auberge et la route du col seront fermées, il t’aime Anton, ça se voit comme son joli nez au milieu de sa jolie figure. Moi, dès octobre, je rejoindrai Gaspard, où qu’ils soit, peut-être pour hululer, peut-être pas, mais en tout cas pour voguer avec lui sur la Terre grâce au vent qui fait tourner le globe, et j’espère que d’ici-là, il aura parlé à Mathilde, Gaspard !
On ne sait pas qui prend l’initiative, mais on en est à sept verres partout – on dirait presque un récit de la Création, mais en plus festif.

Le duel n’a donc pas eu lieu, ce fut plutôt un joyeux monologue, point de mort, excepté la petite. Au loin on entend hululer, la lune est pleine mais la cafetière est vide, il reste un peu de kirsch, on le boira tout à l’heure au Frühstück – soigner le mal par le mal –, on débarrasse la table, on range mais on remet la vaisselle à plus tard et chacun va se coucher dans sa chambre. Chacun médite de son côté, personne ne vogue sur personne, personne ne chevauche personne et pas le moindre signe de croix, la fatigue, c’est contagieux.

Plus que 365 jours… (113/365)

Neige de mai – XVI

C’est fou comme ça délie les langues, la tortilla, surtout lorsqu’on l’accompagne de Rioja – on comprend ici qu’il doit y avoir dans la cave d’Hospental d’autres crus que les vaudois, les valaisans et les alsaciens dont il était question à l’épisode 93, il faudra donc que l’on se penche à nouveau sur cette cave, dans l’idéal qu’on y redescende, mais pour l’instant, on est sur la terrasse, à table, à trois, on mange, on boit, on défait et on refait le monde, à s’en donner les tournis. Les amateurs de sieste honnête n’évoquent pas les couvertures, ni la rêche, ni la douce, et la briseuse d’oeufs reste très vague sur sa journée de congé, un peu décevante, dit-elle, – j’ai eu une chute de pression alors je suis remontée.
On parle de l’hypothétique date de l’ouverture du col, du réchauffement climatique, de la météo anormale, de ce qu’il faudrait faire, de ce qu’il ne faudrait pas faire, de ce qu’il ne faudrait plus faire, etc., etc.
Odile remplit et reremplit les verres, mais boit à petites gorgées tout en poussant les autres à boire, elle oriente la discussion, questionne Heinrika et Gaspard sur leurs échanges de mots et de traits, leur demande s’ils écrivent un livre, cherche à savoir de quel côté Gaspard redescendra quand il sera enfin au sommet, s’il reviendra, s’il restera, etc., etc. Elle fait aussi de grosses allusions à la fuite d’Andreas et de Maria, mais Heinrika et Gaspard tiennent bien l’alcool, ne s’échauffent pas et reparlent du climat, des élections de l’automne, etc., etc. 
Odile perd patience, son visage redevient rouge, plus vif que le Rioja,  s’en sert un grand verre, de Rioja, le vide cul sec et lance un pavé dans la marre :
– Si cette calabraise ne m’avait pas devancée, c’est moi qui foutais le camp avec Andreas !
– C’est en effet ce que j’ai entendu dire, répond calmement Heinrika.
Tout aussi calmement, Gaspard demande si quelqu’un veut du café. Les femmes le fusillent du regard – se foutant bien des récentes votations – et répondent, presque comme un choeur de tragédie :
– Fais la grande cafetière, la nuit va être longue !
Dans la cuisine, l’homme se demande s’il a eu raison de laisser les deux femmes seules sur la terrasse. Il tend l’oreille, espérant que des bruits de claquettes ne vont pas couvrir le chuintement de la cafetière, une italienne de 18 tasses. Il entend alors une voix qui crie :
– Et amène le kirsch !

Plus que 365 jours… (112/365)

Neige de mai – XV

C’est le rêche qui le réveille, et le trop chaud, ou plutôt l’odeur du rêche, de ce rêche-là en tout cas, lorsqu’il est trop chaud.
En cherchant bien dans sa tête libérée du casque, il pourrait sans doute trouver quelques bons souvenirs gris-vert, et encore, il faudrait nuancer cet antonyme – suffit-il de ne pas être mauvais pour être bon ? Mais l’odeur du rêche trop chaud de la couverture à croix blanche est assurément un souvenir pénible, un souvenir qui réveille brusquement, qui dresse d’un coup, comme on vous dresse dans une caserne au milieu de la nuit pour rejoindre la place d’appel où l’on vous range par tailles.
Mais Gaspard ne se dresse pas, une jambe contre la sienne lui rappelle qu’il n’est pas seul sous la couverture qui est devenue trop chaude sous l’effet des deux corps qu’elle recouvre. Il se dégage doucement du rêche et reste contre le doux. Il la regarde dormir. Il sourit. Avant d’ouvrir tout à fait les yeux, elle le regarde la regarder dormir. Elle sourit, ouvre complètement les yeux, mais il y a une légère ombre à son sourire et dans ses yeux, comme si elle avait voulu le contraire, se réveiller la première, le voir dormir lui. Elle se dit qu’elle aura d’autres occasions. Heinrika et Gaspard se dégagent de la couverture, se lèvent des chaises – ces chaises qu’ils ont installées tout à l’heure côte à côte contre le mur chaud de la terrasse –, voient les peaux de moutons qu’on a glissé sous leurs pieds nus et jouissent de la caresse de cette laine bouclée en pliant, à deux, comme ils le faisaient enfants avec leurs frères et soeurs, la couverture rêche dont Odile les a recouverts jusqu’aux épaules. Qui d’autre qu’Odile ? elle sera rentrée plus tôt que prévu, elle est comme ça, Odile, on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison. Ils rangent la table – cahier, carnets, crayons, plumes – en se disant qu’Odile est vraiment une bonne personne, elle n’a troublé la scène en rien, elle y a simplement ajouté de la douceur, du confort à ce moment de repos qui suit le partage de mots, de traits, de paroles, de rires, mais pas encore de gestes et de mouvements ; chacun se dit, dans sa tête, qu’un drap entre eux et le rêche de la couverture aurait été bien agréable, mais ce temps n’est pas encore venu.
Parler d’Odile ou penser à elle suffit en général à la faire apparaître, Odile. La voici justement qui arrive sur la terrasse avec un plateau. Plus de rougeur sur son visage, son calme est olympien, tout est rentré dans l’ordre grâce à la cuisine ; les ingrédients de la tortilla en ont par contre pris un coup, surtout les oeufs, c’est à ce prix qu’Odile est redevenue maîtresse d’elle-même après ce congé raté, cette sorte de dies horribilis. On ne fait pas de tortilla sans casser d’oeufs, même à Hospental.

Plus que 365 jours… (111/365)

Neige de mai – XIV

A-t-elle le droit de les réveiller ? Ont-ils fait quelque chose qui le justifie, ont-ils commis une faute ?

Non, et elle le sait bien, Odile, mais cette paix sur leurs visages lui est pénible ; pas de paix sur le visage de celle qui rentre d’une journée harassante – sa journée de congé – durant laquelle rien ne s’est passé comme prévu. Elle arrive par le train de 16h41, énervée, fatiguée, elle a besoin de parler, mais ils dorment paisiblement, côte à côte et toujours pas de client à l’horizon, malgré la présence agréable de Johann Rothaarig ; des fois ça fait l’affaire, un client, pour raconter ses déboires. La sérénité de leurs visages contraste avec la rougeur du sien. Non, elle ne peut pas les réveiller pour leur raconter ses déconvenues du jour, et ça l’énerve, Odile, de devoir se taire.

Elle ne peut pas non plus les réveiller pour leur dire qu’ils risquent de prendre froid, d’attraper la mort – et d’ailleurs, qui peut affirmer, ici et maintenant, que ces deux-là n’ont pas envie de reposer en paix ensemble ? Même pas elle, Odile, non, elle ne peut pas l’affirmer. Alors, à défaut de mieux, elle installe à leurs pieds une couverture faite de peaux de moutons assemblées – des noirs et des blancs – et couvre le reste de leur corps avec une de ces fameuses couvertures à croix blanche, plus rêche que je la justice de Berne.

Elle se met ensuite en cuisine, Odile, à défaut de quelqu’un, il faut qu’elle passe sa mauvaise humeur sur quelque chose. Alors elle casse des oeufs, Odile, et les bat ; ce soir ce sera tortilla, ça changera de la rösti et ce sera sans beurre ; – privilégiez l’huile d’olive, chère Madame, a dit le médecin de la plaine, cet ignare qui a étudié Bâle, cette ville où la rösti est immangeable – et elle s’y connaît, Odile –, cette ville où l’on grille la farine. Et puis la tortilla, c’est un peu le sud, se dit Odile en cuisinant bruyamment, animée par une sourde envie de réveiller les dormeurs. Elle a besoin de sud Odile, d’embruns andalous par exemple et pas d’un vent qui amène la pluie. Chez elle, en Alsace, le vent qui amène la pluie vient de l’est, on l’appelle le Balerswind – le vent de Bâle. Alors, pour ne penser ni à Bâle, ni aux médecins ignares qui déconseillent le beurre, elle pense aux embruns andalous, Odile, et fait des claquettes dans sa cuisine, Odile, pour réveiller les deux qui dorment et qui la fatiguent avec leurs mines épanouies et leur sommeil du juste. Elle est comme ça, Odile, mais on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison.

 

 

Plus que 365 jours… (110/365)

Neige de mai – XIII

On prend le temps, c’est jeudi, jour de congé. De plus, elle et lui savent bien qu’Odile ne les dérangera pas avant le début de la soirée ; lorsqu’Odile tarde à prendre le train pour la plaine après le petit-déjeuner – qu’on préfère appeler ici Frühstück, car on aime le prendre vraiment tôt –, cela signifie qu’elle  rentrera  au plus tôt par le train de 18h41 et peut-être même par celui de 19h29, et si elle devait rentrer avant, Odile, on l’entendrait arriver de loin, Odile, surtout si l’on se tient encore sur la terrasse ; elle n’est pas du genre discrète, Odile, mais on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison.
Et à part Odile, personne pour déranger aujourd’hui, pratiquement aucun dormeur à l’auberge en ce mois de mai – dont on a déjà dit plus haut qu’il portait bien mal son nom, le mois de mai de cette année –, sauf aujourd’hui. Ce matin, le soleil – qu’on appelle ici Johann Rothaarig – brille ; il s’est levé pour être complice de leur jour de congé. Pourtant, avant de le rejoindre sur la terrasse, elle a encore une fois vérifié la bonne visibilité des panneaux sur lesquels on peut lire : Donnerstag geschlossen. Pourtant, le soleil brille dans un ciel bleu.

Debout derrière lui, elle lit d’abord le texte par-dessus son épaule – il lui dit que c’est un texte sur le vent, un texte qu’il vient d’écrire –, s’assied ensuite face à lui et ils échangent le jaune contre le noir ; avant de commencer à dessiner dans son cahier noir à lui  – lui n’écrit pas encore dans son carnet jaune à elle, il la regarde de tous ses yeux –, elle dit :
– Est-ce vraiment un texte sur le vent ?
Il feuillette son carnet de marche quelques instants et lui répond :
– C’est en tout cas ces mots qui l’ont déclenché, ce texte : Partir comme si on était né de la dernière pluie, comme si on nous avait mis au Monde pour être mousse sur un vaisseau qui s’appellerait Terre, voguer grâce au vent qui fait tourner le globe vers le levant, rencontrer et apprendre jusqu’au dernier souffle.
– Pour toi, d’où vient ce vent qui fait tourner le Terre ?
– Je crois que c’est le souffle qui a accouché du Monde, je crois que le Monde, lui aussi, a été mis au Monde et que ce souffle continue, il fait tourner la Terre infatigablement, avec l’émerveillement et la patience d’un enfant qui a reçu une toupie.
– Sais-tu que l’astrophysique et les sciences de la Terre disent autre chose ?
– Oui, je l’ai appris autrefois, mais maintenant j’ai basculé du côté de la poétique du Monde.
– Alors je veux être de ton côté, résolument, chavirer avec toi jusqu’au dernier souffle.

Comme si elle avait peur qu’il ne croie pas son aveu, elle se lève et vient s’asseoir à côté de lui, renonçant ainsi à se chauffer contre le mur de pierre, mais se rapprochant de lui. – Maintenant, se dit-elle, lorsqu’il voudra me regarder, il devra tourner la tête, alors je la tournerai aussi, je le regarderai aussi et nous serons de nouveau face à face, mais plus près.

 

 

Plus que 365 jours… (109/365)

Neige de mai – XII

[le texte sur le vent, tiré du cahier noir, donc qui est fictif…]

Mis au Monde
Voilà bien des années, on m’a mis au Monde.
Je le dois à ma mère, qui a fait le gros du travail, mais aussi à mon père. Elle et lui se sont unis, l’ont voulu, m’ont voulu et je ne leur en veut pas de m’avoir voulu, bien au contraire, mais comment le leur dire ? Comment dire, au bout d’une vie, qu’on ne leur en pas pas voulu de nous avoir voulu ? Comment combler le difficile désir de dire cela à ces deux êtres qui vous ont tant désiré ? Comment ne pas s’enfuir devant ce désir de dire, comment réussir à leur dire avant qu’ils aient sombré dans le noir, dans ce trou qu’on ne peut pas combler ? Est-on condamné à vie à vouloir combler avec des mots les trous qui ont englouti ceux qui nous ont donné la vie ?
J’ai une moitié de la réponse ; c’est la pierre de granit qui scelle la tombe de mon père. L’autre moitié je dois l’écrire et l’envoyer à celle qui m’a mis au Monde pour qu’elle la lise, non, plutôt aller chez elle et la lire, face à elle, à haute et intelligible voix, non, plutôt la savoir par coeur, la lui dire comme on déclare sa flamme, oui, c’est ça, déclarer sa flamme à celle qui nous a mis au Monde comme on allume une bougie, une bougie que l’on veut voir durer, et qui durera bien après nous, en principe. Ne pas attendre que celle qui m’a mis au Monde soit couchée dans du sapin pour lui déclarer ma flamme, lui déclamer mon amour avec flamme. Ne pas risquer que, une fois de plus, les mots demeurent lettres mortes ou alors qu’ils partent en fumée.

Si l’on peut considérer que l’hiver chasse l’automne et que la pluie est suivie par la neige, on peut alors considérer, ma très chère Maman, que tu m’as mis au Monde à la frontière des dernières pluies et des premières neiges. J’aime la neige, mais la pluie plus encore, elle est régulièrement la compagne de mes balades sur les sentiers qu’elle transforme en rus ; et lorsque je la quitte pour écrire – comme je le fais pour toi en ce moment – elle me relance de ces tic, tic sur la lucarne tandis que les touches de la machine à écrire font tac, tac, temps, contretemps. Tu te souviens, je pense, que j’écris sur la vieille machine de papa ; avant de partir il avait dit, entre les lignes, qu’elle serait pour moi. Elle était abîmée mais je l’ai fait réparer, temps contre temps. Lorsque je n’écris pas à la machine, les tic tic de la pluie sont le métronome de ma plume.

Mettre au Monde c’est douloureux, mais tu le savais, je n’étais pas le premier. Alors tu as certainement dû te dire, avec Papa, que ça valait le coup, car le Monde dans lequel vous nous avez mis – mais ici c’est moi qui écris – il est très beau. [Si tu te penchais sur mon texte comme tu te penchais autrefois sur mes devoirs, à la table de la cuisine, tu me dirais sans doute qu’il ne faut pas répéter le pronom après le nom, je le sais bien, mais je veux souligner le fait que le Monde est beau, je cherche mon style, Maman, c’est peut-être pas très beau mais c’est mon style, je le cherche en écrivant, tu sais, sur la vieille machine à écrire de Papa, celle qu’il m’a donnée entre les lignes, celle que j’ai fait réparer, celle avec laquelle j’écris des mots qui ne combleront jamais le trou béant de son absence, béant malgré la pierre grise qui est dessus, cette pierre grise sur laquelle on a écrit Pierre. Non, Maman, je ne suis pas écrivain, j’aime juste écrire, tu le sais bien, et là c’est pour toi que j’écris, loin du toit de ma maison, sans la machine de Papa dont le nom est écrit sur la pierre grise qui n’est pas son vrai toit, heureusement pour lui. Je ne sais pas si je te l’ai dit Maman, il y a des choses que j’ai de la peine à te dire Maman, mais je ne crois pas que Papa il est là où il est, je n’y crois plus Maman et je sais bien qu’il ne faut pas répéter le pronom après le nom, Maman. Et toi Maman, quelle est ta dernière volonté ? Souhaites-tu aussi un lourd duvet de pierre par-dessus le linceul de sapin et la couverture de terre ou bien souhaites-tu rejoindre Papa ailleurs, c’est-à-dire là où il est ? Tu sais, Maman, quand je me promène dans le vent et la pluie, je sens parfois la caresse de Papa dans mes cheveux. Oui, Maman, je sais, Maman, je dois le mettre mon capuchon et ne pas oublier de passer chez le coiffeur, mais je cherche mon style, Maman.]

Nos voisins avaient des habits pour la semaine et les habits du dimanche, nous on avait les habits ordinaires et les habits pour sortir, mais pas des habits mondains, juste des habits pour le jardin. C’est au jardin que vous nous avez appris – mais ici c’est moi qui écris – , Papa et toi, comme le Monde il était beau, oui, Maman, je sais… Après avoir été mis au Monde, j’ai été mis au jardin et ce n’était pas une punition, bien au contraire. Au portail du jardin, première frontière avec l’autre monde, celui des grands, il y avait une plaque sur laquelle sur laquelle on pouvait lire, dans une langue disparue, Angulus ridetCoin riant, en bon français. Depuis la plaque a disparu, comme Papa, mais le coin reste riant, même si la grande maison entourée de son immense jardin s’étiole peu à peu, comme dans un roman de Boris Vian. En écrivant, Maman, en t’écrivant, j’essaie de te dire ce qu’on a de la peine à dire à celle qui nous a mis au Monde, et j’essaie aussi de ne pas perdre l’écume des jours.

Ce jardin nous l’avons écumé nous et nos copains, les gosses du quartier. Nous y étions tout à la fois, gendarmes, voleurs, pirates embrassant les soeurs des copains dans les buissons, mousses grimpant aux arbres comme on grimpe aux mâts des galions décrocher la grand-voile – et parfois on pissait au pied d’un mât avec la vague crainte d’être privé de goûter ; à la saison où les mâts n’ont pas de feuille, leurs pieds fumaient sous l’effet de notre urine, mais dès le milieu du printemps c’est du sommet que s’échappait la fumée, tandis que nous fumions de la clématite perchés tout en haut du hêtre ; la cime du foyard fumait tandis nos têtes tournaient, et gare à celui qui se trouvait sous un matelot qui avait le mal de mer, car cette écume-là, quand elle remonte, elle laisse des traces, et des odeurs. Mais on avait les habits du jardin, et ces habits, en cas de méchant grain, on les lavait au robinet du potager, ni vu, ni connu. Dis, Maman, je ne me souviens plus, on les voyait de la cuisine le hêtre et le robinet du jardin, de cette cambuse où tu préparais le goûter pour les flibustiers que nous étions, ce goûter dont tu nous a jamais privé, dis, Maman, on les voyait ?

Le jardin a été notre monde miniature, un monde dans lequel on a appris à être au Monde, appris des noms de plantes, appris à jardiner, à cueillir, à se cacher, à embrasser, à fumer, à faire fumer les pieds des arbres – et les cimes –, à faire du feu, à camper, à faire des lessives de fortune, à cambuser, à tailler des bâtons, à couper des ficelles, à faire et à refaire le Monde autour d’un feu.

Nous étions voleurs, pirates, flibustiers ou marins d’eau douce, mais aussi, grâce à toi Maman, de bons petits soldats drillés  aux rétablissements : décrotter les chaussures au racloir du balcon, laisser les chaussures au garage, passer par la cave, y laisser à la buanderie les habits trop sales ou mouillés, monter se changer, mettre les pantoufles, commencer les devoirs.

Souvent j’étais le dernier rentré, bien après le crépuscule, les habits en piteux état et le corps souvent égratigné, parfois coupé. Mais tu ne disais rien ou tu grondais à peine en me soignant, convaincue sans doute que dehors on apprend des choses précieuses pour l’avenir, pour quand on sera grand. Ensuite, dans la cuisine, penchée sur mon épaule gauche, tu as su voir qu’au milieu des taches et des ratures il y avait de la curiosité, l’envie d’apprendre aussi dans les livres, alors tu m’a soutenu, contre vents et marées dans ces mers de corrections, dans ces océans de textes à recopier proprement. Tu désapprouvais certainement les méthodes de ces mégottes, mais tu n’en disais rien. Jamais tu n’as adopté leurs vieilles  pratiques, toi qui venais pourtant d’une archaïque contrée où se marier signifiait rentrer dans le rang, être obligée par la loi de quitter son métier pour devenir mère, enfanter sans compter ; depuis la loi a changé, mais il reste du chemin à faire. Pourtant, à cause de cette vieille loi injuste, j’ai eu une mère qui m’a mis au Monde deux fois, d’abord dans les douleurs de l’enfantement – heureusement courtes car j’étais pressé de sortir –, puis dans les joies et les cadeaux de l’enfance – heureusement longue, car je n’étais pas pressé de grandir –, les habits du jardin, les jeux pas interdits, l’écriture dans la cuisine, les livres , l’amour et la confiance. Je ne rends pas grâce à la vieille loi injuste, mais je te rends grâce à toi, ma très chère Maman, de m’avoir mis au Monde.

Gaspard

On m’a dit, ma très chère Maman, que mon prénom a plusieurs origines.  Deux d’entre elles me plaisent particulièrement ; celle qui viendrait d’Iran et selon laquelle mon prénom serait associé à celui qui garde un trésor et celle qui semble venir d’Inde selon laquelle Gaspard signifie « voyant ». Grâce à toi qui m’a mis au Monde, je vois chaque jour que ce Monde est beau – tu as remarqué, Maman, je ne répète plus le pronom après le nom ? –, je ne vois pas l’avenir, mais tu m’y a préparé durant toute l’enfance, ce trésor dont je suis le gardien.

 

Plus que 365 jours… (108/365)

Neige de mai – XI

Les jours de cahier noir ne sont pas que les jours de pluie puisque l’on peut être pieds nus sur les pavés de la terrasse – ces gros pavés de granit –, les dos appuyés au mur de soutènement, quand le soleil vient un jeudi, et si le soleil vient un autre jour, Gaspard est seul à sa table, mais ces jours-là Heinrika prend plus de pauses – avec au, pas avec o. Les jours de cahier noir sont en fait tous les jours, ces jours que le marcheur a choisi de passer ici en attendant l’ouverture du col. On se souvient que ses lieux d’écriture dépendent de la météo – la chambre, la terrasse et d’autres coins ou recoins de l’auberge – mais aussi du besoin d’être absolument seul ; dans ce cas c’est la cave, quelle que soit la météo. Mais qu’en est-il de l’écriture du cahier, dépend-elle aussi du temps qu’il fait, donc des lieux d’écriture, donc de la solitude ou de la compagnie ? Mais où est-il vraiment seul dans cette auberge, celui qui écrit et qu’on héberge ?

[cahier noir – extrait]
Jeudi de soleil. Du jaune et du noir se mélangent sur notre table, mais sous la table pas de mélange, nos pieds sont timides comme ce petit soleil de mai, ce mois de mai qui porte bien mal son nom cette année. Pourtant le plaisir est là, partagé. Quand H. me rejoint sur la terrasse – le jeudi on m’interdit la vaisselle, le marcheur qui attend a aussi droit à son jour de congé, affirme Odile –, je suis en train de relire un texte que je viens de rédiger, un texte sur le vent né d’une phrase tirée de mon carnet. Avant de s’asseoir elle lit par-dessus mon épaule, à voix basse, mais mes oreilles ne perdent aucun de ses murmures, aucune des nuances de sa voix. Puis elle s’assied, défait l’élastique de son carnet – celui commencé par Andreas –, ouvre le carnet, le fait pivoter et le glisse vers moi ; son dessin est une invitation à l’écriture. Avant de dialoguer avec ses traits sur l’espace blanc qu’elle m’a laissé, je lui tend mon cahier noir ; mes oreilles ont saisi que mes mots lui donnent du souffle, qu’elle désire prolonger ces mots de ses traits.