Plus que 365 jours… (145/365)

Trompettes de juillet – IV

Le temps d’un été, dessiner – devoir de vacances , avant Riga, avant Heinrika.

Au rythme des vers, Gaspard marche le long du Rhin, la tête dans les nuages.
Les nuages de l’enfance, ce temps où les vers entraient si facilement dans sa tête, sa tête qui entrait si facilement dans les nuages, mais sans que les nuages y entrent, dans sa tête; il n’y avait pas encore ces jours de brouillard dans la tête.
[Gaspard s’arrête un instant, sort son carnet et y note dans un coin, comme on note sur un brouillon: trouver la limite entre le brouillard et les nuages, la cerner avec des traits, avec des mots.]
Les nuages d’adulte, ceux qu’il voit dans le ciel quand il lève le nez, comme quand on cherche quelque chose. Comme il a l’âge auquel on a parfois du brouillard dans la tête – selon l’humeur, selon la météo –, des vers sont perdus dans sa tête, alors il lève les yeux au ciel, donc aussi le nez, et cherche dans les nuages les vers perdus dans le brouillard de sa tête; il cerne mal la limite entre le brouillard et les nuages, il le sait bien, d’ailleurs il a noté dans son carnet qu’il devait travailler à cela, trouver la limite; il l’a noté pour ne pas l’oublier, car sa tête est aussi remplie de brouillons, toutes sortes de brouillons.
[Gaspard s’arrête encore un instant, sort à nouveau son carnet et y note dans un autre coin, comme on note quelque chose dans un coin de sa tête:
– le brouillard et les nuages sont-ils des humeurs du ciel?
– chercher les liens qui existent entre le brouillard et le brouillon].
En levant les yeux au ciel, et donc aussi le nez, il est rare que Gaspard retrouve les vers qu’il cherche dans les nuages, alors il n’y a que des nuages, comme sur certains dessins qu’il faisait enfant, quand les vers lui entraient si facilement dans la tête qu’il avait si facilement dans les nuages. Tout cela lui revient, mais sans les vers; alors il s’arrête pour de bon, sort son carnet et dessine les nuages qu’il voit sans les vers.
[Il écrit aussi dans les marges de son carnet:
le brouillard qui est entré dans ma tête a-t-il fait sortir les vers ou ne fait-il que les cacher? Dois-je lever les yeux au ciel, et le nez, seulement pour dessiner les nuages ou aussi pour chercher les vers? Où sont les vers?]

Chemin faisant, Gaspard fait aussi ses devoirs de vacances et, dans sa tête, des réponses se forment et dissipent peu à peu le brouillard autour des questions qu’il a notées dans son carnet. Des traits, des mots.

Nuages de brouillard
faisant de leur mieux rapidement pour montrer
cent scènes

Matsuo Bashō

Plus que 365 jours… (144/365)

Trompettes de juillet – III f

– Voilà ce que je peux dire, ici et maintenant, de cette ignorance qui est la mienne, je vous le dis du mieux que je peux, tout cela n’est pas encore très clair pour moi. Depuis quelques temps, pour être précis depuis que la maison de Mathilde est devenue un point de ralliement pour nous autres qui avons fondé l’association Vivre ici, j’ai commencé à rédiger le récit de ma vie, tout seul dans mon coin, mais pas sans lien avec les autres.
J’ai partagé mes pages en trois colonnes, de largeur égale; dans la première ma vie, dans la seconde le contexte – historique, économique, politique, social, religieux –, donc les liens entre mon histoire et celles des autres, en quelque sorte et dans la troisième, des réflexions personnelles, des interrogations, des idées pour y voir plus clair: discussions à mener avec telle ou telle personne, textes à lire ou à relire, recherches à faire dans des bibliothèques, dans des archives, etc.
Le titre de mon récit, mais il est provisoire, est Paysages d’une vie – j’écris naturellement sur du papier orienté dans le sens paysage, j’ai besoin d’avoir un horizon clair.
Si je me remémore quelques uns des éléments principaux de ma troisième colonne et que j’essaie de les relier à mon ignorance – ignorance de cette association Femmes Solidaires Sans Frontières et de cette bibliothèque interculturelle – je me rends compte, ici et maintenant, en vous parlant maladroitement à vous mes amis et à toi ma fille de coeur, que pour moi l’immigration est essentiellement italienne.
Dans cette ville où je suis arrivé il y a si longtemps, l’italien était, pour moi en tout cas, la seconde langue. On la parlait dans la rue, à l’usine, dans certaines familles, dans les cercles italiens, dans les premières pizzerias, à l’église. Dans cette ville, nous autres Italiens formions une communauté assez homogène malgré les différends politiques – les communistes et les autres –, les différends religieux – les communistes et les autres –, les différences sociales – les saisonniers, les permis B et les autres –, les différences géographiques – ceux du sud, ceux du nord. Je me rends compte que moi, à l’instar de bien de mes compatriotes, je n’ai jamais vraiment saisi qu’il y avait d’autres groupes que les Suisses et les Italiens, certes il y avait des Espagnols, mais peu nombreux et on les faisait entrer, moi en tout cas, dans les mêmes catégories que nous autres: communistes, saisonniers, etc. Ensemble on a vécu les années Schwarzenbach, parmi nous il y a ceux qui sont rentrés au pays, ceux qui se sont intégrés, ceux qui se sont assimilés.
Si je dois parler de moi, j’ai voulu m’assimiler, être plus suisse que les Suisses, m’appeler Joseph, gommer mon accent mais, n’y arrivant pas, prétendre que je venais du Tessin, faire croire que j’avais fait mon service militaire, mentir pour apporter les bonnes réponses aux questions qu’on me posait sans cesse et, d’un mensonge à l’autre, m’inventer une autre vie, me mentir à moi-même. J’ai voulu m’assimiler, mais on m’a aussi poussé à le faire, les années Schwarzenbachles questions des Suisses, ma lâcheté, mon besoin de me poser quelque part, pour souffler, pour vivre.
Et ce que je vois aujourd’hui, moi Giuseppe qui vous parle ici et maintenant à vous mes amis, à toi Paola ma fille de coeur, c’est qu’on parle encore beaucoup de nous aujourd’hui, mais en bien, on nous célèbre, des livres, des pièces de théâtre, des émissions, des films, des conférences, sur nous, les Italiens, ces immigrés modèles, ces gens qui ont le sens de la famille, ah, disent les gens, souvent des politiques, s’ils étaient tous comme les Italiens, ce serait tellement différent, ce serait tellement bien! Mais qui ils? C’est une question que je me pose dans les troisièmes colonnes des mes pages d’écriture, qui d’autres que les Suisses et les Italiens? Bon, les Espagnols, les Portugais, nos presque voisins, des chrétiens du sud, des communistes du sud, des réfugiés politiques, des permis A, B et C, des mariés, des naturalisés, des élus, des parvenus. Mais à part eux, qui, des humains ou des chiens?
J’appartiens à la génération de ceux qui ont lu sur les portes de certains bisrots « Interdits aux chiens et aux Italiens », alors je me suis assimilé et je n’ai pas su, pas pu, pas voulu regarder bien ceux qui sont venus après nous, avec la meute je me suis mis à aboyer contre eux, ces gens de l’est, des Balkans, d’Afrique, de Turquie, ces trafiquants, ces feignants, ces musulmans, ces profiteurs; nos aboiements n’ont pas arrêté la caravane, elle continue à apporter ces gens qui cherchent une vie meilleure, comme nous autrefois, et nos aboiements continuent: leurs kebab – vos pizzerias, nous disait-on durant les années Schwarzenbach –, leurs mosquées – vos messes en italien, nous disait-on durant les années Schwarzenbach –, leurs bazars ethniques – vos magasins de spaghettis, nous disait-on durant les années Schwarzenbach.
Comprenez-vous, chers amis, comprends-tu, Paola ma fille de coeur, pourquoi je ne me suis jamais donné les moyens de connaître cette association de femmes solidaires, cette bibliothèque interculturelle et tous ces lieux nés d’autres cultures que celles d’Italie ou de la péninsule ibérique ? J’avais les yeux fermés, comme les nepitelle, mais sans la douceur de ces pâtisseries de Pâques, mes yeux étaient au contraire remplis d’amertume et ne voyaient le présent qu’à travers la dureté de notre passé d’immigrés, comme s’il y avait une loi universelle, les migrants doivent se faire une place dans la souffrance ou repartir, alors avec la meute je hurlais: nous avons souffert, vous aurez aussi vos années Schwarzenbach, vous qui arrivez aujourd’hui, vous devez aussi souffrir, obéir comme nous avons obéi, vous assimiler ou rentrer chez vous, dans vos jungles de baobabs et de minarets.
Qu’est-ce qui m’a ouvert les yeux? Qui m’a ouvert les yeux? Toi Paola, toi Marguerite, toi Pierre, et tous les autres aussi, il faudra que je le leur dise.

Ce n’est pas la fin, mais c’est tout de même à la lettre f – minuscule – que l’on quitte, provisoirement, Paola, Giuseppe, Marguerite, Pierre et les autres. Laissons-leur le temps de tisser des liens, de mûrir leur fertile projet – le temps d’un été ?

Plus que 365 jours… (143/365)

Trompettes de juillet – III e

Le silence qui suit la conclusion de Paola n’est pas court. S’il fallait le qualifier mieux, ou plutôt avec davantage de précision, on devrait ajouter qu’il est également épais et lourd. Bref, un de ces silences difficiles à briser, un de ces silences qu’on essaie parfois de faire voler en éclats d’un rire sarcastique – voire  hystérique – ou avec des salves de mots mal articulés car sortant trop vite, sans réflexion, ni syntaxe ni diction. Ces silences-là doivent d’abord être écoutés, réécoutés et longuement digérés avant d’être transformés, éventuellement, en énergie positive. Faute de ces étapes, il ne peut en sortir rien d’autre que quelque chose de comparable à l’ultime résidu que produit toute digestion animale. Et dans certains cas, ce résidu se fossilise et on l’appelle coprolithe.
Giuseppe n’est pas encore un fossile, mais on reconnaît avec peine celui qui affirmait il y a quelques minutes encore que les nuits blanches lui foutaient la pêche, celui qui se moquait de la fatigue de sa femme comme un jeune-homme se moque de la fatigue de sa vieille mère. Il n’est plus guilleret Giuseppe, mais plutôt triste et accablé. Il a quand même la force, Giuseppe, et le mérite, de prendre la responsabilité de lancer le processus qui peut transformer ce silence long, épais et lourd en quelque chose d’autre. Alors il prend la parole, Giuseppe, et commence à faire sortir de lui des années de silences, des années de choses accumulées en lui, ces choses qui l’alourdissent et menacent de  le faire sombrer.
– Chers amis, chère Paola, toi que j’ai envie d’appeler ma fille et de serrer dans mes bras, je me rends compte, moi, le vieux Giuseppe, que j’ai la prétention de vouloir faire parler les gens de la migration, d’ouvrir les yeux des uns et des autres – Les Yeux Fertiles – alors que je ne connais ni cette bibliothèque interculturelle ni ces femmes solidaires et le lieu où elles se rassemblent; pourtant ces lieux sont nés de la migration, pourtant c’est la migration qui m’a amené ici il y a plus de cinquante ans, alors quoi, d’où vient mon ignorance?
Il se tait, réfléchit et reprend la parole.

[à suivre…]

 

Plus que 365 jours… (142/365)

Trompettes de juillet – III d

Tout le monde est de retour à table – enfin! Tout guilleret, Giuseppe déclare que lui, les nuits blanches, ça lui fout un coup de jeune.
– Et qu’a dit Lili, demande Paola, elle nous rejoint?
– Non, elle est fatiguée mais j’ai carte blanche!
Eclats de rire, tournée de café, tournée de grappa, et caetera.
Paola – on est chez elle, dans sa cuisine, à la table qui n’est pas ronde – met fin à l’intermède:
– Oui, tissons des liens entre ces lieux. J’irai avec toi Marguerite dans cette bibliothèque que je ne connais pas encore mais que je devine proche d’un autre lieu que j’ai découvert il y a quelques jours en arpentant les rues du centre-ville. Vous connaissez tous la rue piétonne qui part de la Place du Marché et descend vers le sud-est, vous connaissez tous la placette qui se trouve presque au bout de cette rue, côté lac, vous connaissez tous ce trompe-l’oeil qui a transformé une façade quasi cyclopéenne en quai, ce quai auquel est amarré un paquebot, et bien je méditais devant ce quai, je méditais aux sens du mot départ, aux sens du mot retour, aux sens du mot migrant, et tandis que mon âme résonnait de la polyphonie de ces sens, mon cerveau ne raisonnait plus, il avait largué les amarres et naviguait loin de moi. A ces polyphonies lointaines se mêlaient le son des rails tout proches, d’autres quais, d’autres arrivées, d’autres départs, une gare de triage, et mon cerveau parti qui ne triait plus rien. Mais soudain une musique, comme une bouée qu’on me jette, des femmes passent dans la rue, joyeusement, l’une d’elle accroche mon regard, se détache du groupe, me prend par la main, me fait entrer dans le groupe; celui-ci se dirige vers une ruelle parallèle à la rue, côté montagne. Dans ce lieu inconnu de moi, un bâtiment rectangle, tout en longueur, parallèle à la ruelle. Le groupe y entre et prend place autour d’une table, rectangle comme le bâtiment et comme la table de ma cuisine – qui n’est pas ronde. La main qui m’a emmenée prend la parole:
– Qui es-tu? me demande-t-elle, tu as l’air perdue comme quelqu’un qui arrive et qui hésite à repartir.
– Je ne sais que répondre, mais personne n’insiste, on me souhaite la bienvenue et on me présente le groupe, poursuit Paola. Savez-vous qu’il y a dans notre ville, depuis plus de vingt ans, une association qui se nomme Femmes Solidaires Sans Frontières, une association interculturelle qui met sur pieds des repas, des rencontres à thèmes, des espaces d’écoute, de paroles et de liens, des ateliers d’écriture autour des récits de vie, une distribution hebdomadaire de fruits et légumes bios et locaux?
Autour de la table rectangle de la cuisine de Paola – qui n’est pas ronde –, les regards de Marguerite, de Pierre et de Giuseppe disent la consternation de ne pas connaître ces femmes solidaires. Ces regards semblent aussi lire les pensées de Paola: mais comment donc avons-nous pu fonder Vivre ici en ignorant ces femmes!
– Oui, les amis, oui, Marguerite, il est urgent de relier les lieux importants de notre ville, les lieux de l’écrit, les lieux de parole, les lieux d’apprentissage, les lieux qui nourrissent. Si nous ne faisons pas cela, notre association fondée il y a quelques semaines n’a aucun sens.

Plus que 365 jours… (141/365)

Trompettes de juillet – III c

Paola et Giuseppe brûlent de prendre la parole,  mais leur impatience d’entendre Marguerite – celle qui, il y a quelques instants, a levé son verre en disant « Longue vie Aux Yeux Fertiles! » – prend le dessus; ils se tournent vers elle pour l’inviter à s’exprimer.
– Je pense qu’il faut absolument explorer la voie qu’esquisse Pierre, je suis convaincue qu’elle peut mener à ce projet qui vous tient tant à coeur, Paola et Giuseppe, recueillir des récits de migrants, relier le présent et le passé, tirer des leçons, essayer de faire mieux. Vous connaissez sans doute la bibliothèque interculturelle qui se trouve à trois rues d’ici, de nombreux enfants la fréquentent, souvent avec leur maîtresse d’école ou leur mère. J’ai souvent entendu parler des femmes dans ce lieu que je fréquente un peu; souvent il était question de cuisine, de fêtes, de baptêmes, de mariages, d’iftar – ce repas du soir par lequel on rompt le jeûne durant le mois de ramadan. Il me semble qu’il y a des livres de cuisine dans cette bibliothèque, je vais aller voir, prendre le temps de regarder, de tisser des liens avec les gens qui font ce lieu. Je pense en fait que nous devrions être plusieurs à y aller, ensemble, séparément, à plusieurs moments, il faut mettre à profit toutes les compétences linguistiques des membres de l’association Vivre ici afin de relier les lieux importants de notre ville, les lieux de l’écrit, les lieux de parole, les lieux d’apprentissage, les lieux qui nourrissent. Je rêve de les faire entrer en résonance, comme une sorte de choeur au centre de notre ville.

[Giuseppe regarde sa montre, demande à Paola l’autorisation d’utiliser son téléphone et avertit Lili que la nuit sera blanche. Paola elle aussi s’est levée et refait du café. Assis à la table, Marguerite et Pierre se disent de belles choses, sans ouvrir la bouche.]

Plus que 365 jours… (140/365)

Trompettes de juillet – III b

– Voici ce que l’on pourrait imaginer pour faire sortir ces histoires, dit Pierre, ce n’est qu’une première idée, mais il faut bien partir de quelque part…
– …comme tous ceux qui migrent, ajoute Marguerite.
– En t’écoutant raconter, mon cher Giuseppe, quelque chose m’a soudain semblé trivial, évident: avant de satisfaire nos papilles et nos estomacs, la nourriture délie nos langues. En réalisant ces sublimes nepitelle, Paola et Giuseppe, vous avez fait ressurgir le passé: des recettes de familles – je me réjouis de goûter la recette de ta tante, Giuseppe, ajoute malicieusement Pierre –, des bribes d’histoires de migrants, le passé de cette ville, bref une sorte de mémoire collective, presque universelle. Il me semble que nous devrions organiser des ateliers de cuisine, chercher parmi ceux qui sont venus dans notre pays – qui est souvent devenu leur pays – des volontaires désireux de partager leurs recettes. Délier les langues par l’action, ne surtout pas dire que nous voulons faire émerger des récits, laisser venir les choses, patiemment, comme un levain transforme en pain de la farine, de l’eau et du sel. Imaginons ce qui peut sortir d’une recette, d’une recette de fête par exemple. Cel.ui.le qui la réalise se met à parler de cette fête liée à la culture d’où il vient, de cette culture qu’il a quittée, des raisons pour lesquelles il l’a quittée, des circonstances de son départ, de la façon dont il a été accueilli ici, ou rejeté, de la façon de garder sa culture tout en essayant de s’intégrer, des fêtes d’ici, des fêtes de là-bas, des gens d’ici qu’on a envie d’inviter partager sa culture, des gens d’ici qui nous ont invités à partager leur culture, et ainsi de suite. J’ai la conviction que si l’on réussit à créer un climat de confiance, des lieux de partages, les histoires vont venir toutes seules, comme ils sont venus eux, ceux qu’on appelle les migrants alors qu’ils sont arrivés depuis longtemps et que souvent on est allé les chercher. Qu’en pensez-vous ? demande Pierre en saisissant son verre, comme pour reprendre son souffle.

[Dans la cuisine il n’y a plus que de l’enthousiasme, la nuit a l’impression que tout le monde veut répondre en même temps, commenter, compléter avec de nouvelles idées; alors la nuit se prépare à être longue, mais pas noire.]

Plus que 365 jours… (139/365)

Trompettes de juillet – III

Faire sortir ces histoires oui, mais comment?
– Et si on commençait, mon cher Giuseppe, par partager ces nepitelle? Irais-tu chercher Marguerite pendant que je fais du café?
Giuseppe trouve Marguerite en grande discussion avec Pierre, la librairie vient de fermer mais il n’y a pas d’heure pour les amis. Giuseppe prend l’initiative d’inviter Pierre et les trois gravissent les marches quatre à quatre.
Dans la cuisine de Paola pain, fromage, mortadelle, beurre, confiture, miel, vin rouge – un Gaglioppo de Calabre – et grappa viennent compléter café et nepitelle. – J’aime cette expression de café complet que vous avez en Suisse! dit Paola.
– Que nous avons en Suisse, rectifie Giuseppe, mais sans lait dans le café!
– Pourtant, mon cher Joseph, je te croyais plus suisse que les Suisses! plaisante Marguerite.
Giuseppe profite de l’occasion pour demander qu’on ne l’appelle plus Joseph et résume les discussions douces amères qui ont eu lieu dans la forêt et dans la cuisine. Marguerite est pensive, Pierre a sorti un carnet et prend des notes, Paola scrute les visages. Lorsque Giuseppe a terminé, Marguerite lève son verre en disant « Longue vie Aux Yeux Fertiles! » Les verres tintent dans un silence à la fois grave et joyeux. Pierre rompt ce silence et dit:
– Voici ce que l’on pourrait imaginer pour faire sortir ces histoires…

[Le jour descend dans la cuisine, l’enthousiasme monte et la nuit écoute sans donner de conseil, pensive comme Marguerite.]

Plus que 365 jours… (137/365)

Trompettes de juillet – I

trompettes de juillet
…synthèse de l’été ?

Trempé de sueur, il entame son septième mois de marche, sans fanfare ni trompette, pas plus avancé qu’avant, celui qui a pourtant fait bien des pas, mais un après l’autre.
Trempé de pluie, il entame son septième mois de coloriage, pas plus lucide qu’avant, celui qui a pourtant tenté de raviver la palette de l’enfance à coups d’orages et de déluges. 
Trempé de rosée, il entame son septième mois de bivouac, pas plus frais qu’avant, celui qui a pourtant rencontré une nouvelle âme soeur.

Soudain, au détour d’un mur, un bouquet de trompettes éclate ; elles lui claironnent : « ne trouves-tu pas que nous sommes une joyeuse synthèse de l’été ? »

Plus que 365 jours… (136/365)

Ardeurs de juin — XV

Peut-on manger des nepitelle — ce dessert calabrais que l’on sert à Pâques — au mois de juin ?
OUI !

Peut-on réussir des nepitelle tout en parlant migration  avec passion, dans une cuisine surchauffée ?
FAUT VOIR…

Prenez une cuisine, mettez-y deux personnes, faites-les parler d’un sujet qui leur tient à coeur, mais pour que cela ne soit pas de la tarte, ajoutez du piment en leur faisant réaliser parallèlement à leur propos une recette de quelque chose qu’elles adorent, qui viendrait de leur enfance.

Première difficulté : des nepitelle d’accord, mais quelle recette ? Celle de la mère de Paola ou celle de la tante de Giuseppe ? On est dans la cuisine de Paola, elle a tous les ingrédients sous la main : avantage Paola. Giuseppe s’incline mais jure qu’il aura sa revanche  la recette de ma tante, dit-il, fille naturelle d’un évêque, est forcément meilleure que celle de ta mère mariée à un communiste, c’est un dessert de Pâques, ne l’oublions pas ! Paola lui casserait bien un ou deux oeufs sur la tête, à Giuseppe, histoire de le remettre à sa place, ce petit-neveu d’évêque libertin, et histoire aussi de ralentir la chute de ses cheveux, à Giuseppe — on fait bien des shampoings aux oeufs —, mais elle relit la recette est constate qu’elle n’aurait pas assez d’oeufs. Alors elle réalise la recette, avec Giuseppe, et non pas contre lui.

La recette / la discussion

  1. Préparez d’abord la pâte : cassez 1 œuf en séparant le blanc du jaune. Tamisez la farine dans une jatte, versez le sucre en pluie / chez nous il pleuvait rarement, à mon arrivée en Suisse j’ai été surprise mais une bonne âme m’a prêté un parapluie / et creusez une fontaine / dans mon village, la fontaine était comme un bistrot, mais ouvert à tout le monde et à tous les vents ; on venait chercher de l’eau, boire entre amis,  s’initier à la politique, chercher l’âme soeur. / Cassez 2 œufs au centre de cette fontaine, ajoutez le jaune d’œuf, 165 g de beurre en noisettes / le premier garçon que j’ai embrassé c’était dans le gros noisetier, à mi-chemin entre l’église et l’école ; arrivée en Suisse beaucoup d’hommes voulaient m’embrasser dans les recoins, mais moi je ne voulais pas / et le sel. Travaillez du bout des doigts pour obtenir une pâte lisse et malléable. Roulez celle-ci en boule, / quand j’ai commencé à travailler à l’usine, j’avais la boule au ventre, toujours peur de faire faux, alors je regardais les autres et je faisais comme eux, mais quand ils disaient que les Italiens étaient moins que les chiens, je ne répétais pas et j’avais froid dans le dos / enveloppez-la dans un linge et mettez-là au réfrigérateur.
  2. Pendant ce temps, préparez la garniture : faites tremper les raisins secs / j’ai toujours aimé lire, surtout des romans, mais après la lecture des Raisins de la colère, je me suis syndiqué et j’ai commencé à lire des essais politiques / pendant 15 mn dans de l’eau tiède. Faites bouillir de l’eau dans une casserole et plongez-y les figues pendant 5 minutes. Faites griller les amandes dans une poêle à revêtement antiadhésive / j’avais un copain qui s’est gravement brûlé en travaillant à la zinguerie de Renens, pas d’AI, rien, le patron lui a donné quelques billets, dont un simple course pour Naples / puis passez-les à la moulinette électrique avec les noix et les clous de girofle. Lavez les oranges et essuyez-les.
  3. Égouttez les figues et hachez-les finement. Égouttez les raisins secs. / Ma voisine a bossé toute sa vie chez IRIL, et après IRIL, plus rien ; ses deux mois de retraite elle les a passés à l’hôpital, où elle est morte ;  les médecins ont dit que l’usine l’avait lessivée. / Râpez le zeste des oranges au-dessus d’une jatte, puis ajoutez-y les figues hachées, la poudre de noix d’amande et de clou de girofle, les raisins secs, la marmelade et la cannelle. Mélangez bien.
  4. Sortez la pâte du réfrigérateur. / Au début, en hiver, on sortait le moins possible, on n’avait pas d’habits chauds ; nos enfants sont nés  en septembre, janvier était le mois le plus froid. / Farinez un plan de travail et abaissez la pâte au rouleau à pâtisserie sur une épaisseur de 5 mm environ. / A côté d’eux on n’était rien, les mots pour nous rabaisser étaient légions, leur chef s’appelait Schwarzenbach. Découpez ensuite la pâte en disques de 10 cm de diamètre à l’aide d’un moule à tartelette. / Au triage de Renens, y en a un qui s’est coupé la jambe avec une disqueuse pour découper l’acier ; ça a fait tout une histoire, il était suisse. Allumez le four 160°C / Au premier août on ne voyait pas leurs feux, on était dans la famille, en Italie, mais on disait quand même « cochon de Schwarzenbach ! »
  5. Battez légèrement le blanc d’œuf que vous avez réservé. Déposez une noix de la préparation précédente sur chacun des disques de pâte, puis rabattez la pâte en badigeonnant les deux bords opposés avec du blanc d’œuf battu pour les souder. Incisez légèrement le bord arrondi des chaussons à l’aide d’un couteau. / Des bagarres, y en avait souvent. Au début, pour avoir plus d’argent, on jouait le jeu des patrons et on acceptait les heures sup., mais quand on sortait, à 22 heures, et qu’on voulait boire un verre avant de rentrer, les syndiqués nous cassaient la gueule pour nous apprendre à dire non. Des fois y a des couteaux qui sortaient alors les courtepointières nous faisaient des point de sutures au mercurochrome.
  6. Enduisez la plaque du four avec le reste du beurre. Cassez le quatrième œuf dans un bol et battez-le, puis badigeonnez-en les chaussons à l’aide d’un pinceau. Rangez ceux-ci sur la plaque. Mettez au four et faites cuire pendant 25 ou 30 mn, jusqu’à ce que les chaussons soient bien dorés et gonflés. Servez chaud ou froid. / Quand j’ai travaillé à Yverdon, j’ai été amoureuse d’un pâtissier, mais y avait mon patron qui me tournait autour, la nuit il rôdait en chaussons, j’ai failli avoir un croissant dans l’four, mais heureusement, y avait la patronne, une sainte femme.

— Je dois être honnête avec toi, Paola, ces nepitelle sont sublimes, j’espère que ta mère m’entend là où elle est !
— Soyons honnêtes, Giuseppe, elles sont dures ces histoires de migration, mais il faudra les faire sortir, que tous les entendent, même les morts, là où ils sont.
Ne pas fermer les yeux sur le passé*, déposer les fardeaux, passer à autre chose et ne pas recommencer avec ceux qui arrivent par les mers et les océans au péril de leur vie, dans l’espoir de ressusciter.

*Nepitelle serait dérivé du mot latin palpebra qui signifie paupière.

Fermé, ouvert, clin d’oeil.