Plus que 365 jours… (202/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XIX

En repensant aux discussions d’Hospental avec celle qui file maintenant le long du Rhin – mais il ne le sait pas, Gaspard, qu’elle file le long du Rhin, Heinrika, qu’elle l’a dépassé, il ne le sait pas encore –, il se dit qu’il faut laisser des traces dans des types de lieux dont ils ont parlé, ou dans des lieux reliés à des sujets dont ils ont parlé.
Ils ont parlé de musées, ils ont parlé de carnavals et, sensible comme elle est, elle a forcément vu les affiches de l’exposition des costumes au Mainzer Fastnachtsmuseum, il en a vu dans plusieurs rues, il doit y en avoir à la gare, donc elle en a vues puisqu’elle est arrivée en train. Arrivé devant ce musée, son attention est attirée par une affiche dont un des coins inférieurs est décollé; dans sa tête un déclic, il se souvient avoir vu dans un livre qu’il a reçu, un livre à propos d’un oiseau qui dessine et qui peint, une telle affiche avec, au dos du coin décollé, un message de quelqu’un qui complimente l’oiseau pour ce qu’il fait et signe de son prénom. Il sort alors son stylo et écrit au dos de l’affiche dont un des coins inférieurs est décollé devant le Mainzer Fastnachtsmuseum J’aime être dans cette ville avec toi. Gaspard, puis il file sans demander son reste, de peur qu’on ne le surprenne, de peur qu’elle ne le surprenne.
Pauvre Gaspard qui renonce à la belle exposition, pauvre Gaspard qui ne sait pas qu’il est devancé, qui ne sait pas que c’est elle qui mène désormais la danse, qui ne sait pas encore qu’elle file le long du Rhin. Coin, coin.

Plus que 365 jours… (201/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XVIII

Qu’en sait-elle celle qui trotte devant Gaspard, est-elle bien sûre de ne pas se faire doubler par celui qui laisse des traces derrière elle, des traces qu’elle ne verra pas?

Une bonne nuit de sommeil et ses idées sont claires, oui, jouons un peu, mais c’est moi qui fixe les règles, c’est moi qui mène la danse!
Eh oui, elle est passée devant G., H. et l’esperluète n’est pas encore de mise entre eux. De bon matin elle s’est levée, a déjeuné, a décampé.
Tandis que G. ne fait pas la file au guichet – peut-on faire la file quand on est seul, à la poste ou ailleurs, et si on est sol, entre quels fils danse-on? –, H. file le long du Rhin en laissant des traces à G. Dès la sortie de Mayence, cheftaine H. pose des poste pour G., son petit louveteau. Mais le petit g a-t-il sa lampe de poche?

Qu’en sait-elle Heinrika qui trotte devant G., est-elle bien sûre qu’il verra les traces qu’elle laisse derrière elle pour lui? Sait-elle qu’il partira nuit tombée, sans lampe de poche?
Elle aura douze heures d’avance, mais sera-t-elle plus avancée? Il courra derrière elle croyant être devant, alors il ne cherchera pas de traces et il n’en verra pas, car la nuit, sans lampe de poche, c’est plutôt coton.

Plus que 365 jours… (200/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XVII

Deux cents!
Il faudrait faire une fête, on passe un cap, déjà qu’on n’a rien fait pour le cent, on ne va quand même pas attendre le trois cents, ou bien?
Ou bien quoi?

Deux sans
Une fête, un cap, c’est quoi cette histoire? Ils ne sont même pas réunis! Une fête ça doit rassembler, faut au moins être deux pour faire une fête! Un cap ça réunit ou ça sépare – tout dépend du point de vue –, mais faut être deux, encore une fois! Prenez le Cap Horn par exemple: L’Atlantique et le Pacifique, rien que ça! Alors ces deux, H. et G., avant courants, tourbillons, cotillons et tout le tralala – avec ou sans s –  ils ont encore du chemin à faire, peut-être bien qu’ils sont en vue de Bonne Espérance, mais faut encore qu’ils rament avant d’être réunis par l’esperluète, H&G, ou bien?
Ou bien quoi?

Un sens, deux sens, contresens?
Pour être collés, par l’esperluète ou par autre chose, encore faut-il se rapprocher, hein? Et qui peut dire à l’heure qu’il est où ce qu’ils sont ceux qui voudraient esperluer, hein, où ce qu’ils sont H. et G., hein, où ce qu’ils sont? Et d’abord, marchent-ils dans le même sens, ces deux-là? Celui qui trace devant Heinrika est-il bien sûr de ne pas se casser le nez sur elle, hein? Et celle qui trotte derrière Gaspard est-elle bien sûre de ne pas se faire doubler par lui, hein? Alors pour la fête on repassera, bon sang!

Et ce sera tout pour aujourd’hui! ajoute Carroll qui est définitivement du côté des non-anniversaires.

Plus que 365 jours… (199/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XVI

Il n’y a pas que Gaspard qui laisse des traces dans une ville pour quelqu’un – Mayence, Heinrika –, il y a aussi Mathilde, Paola et Marguerite qui le font dans une autre ville, elles ne sont pas seules à faire cela pour les autres, elles le font avec les membres de l’association Vivre ici en lien avec d’autres associations, Femmes Solidaires Sans Frontières, une bibliothèque interculturelle, une association d’aînés, et caetera, et caetera.
Contrairement aux traces de Gaspard – des traces éphémères imaginées pour rapprocher deux êtres, deux âmes –, les traces de Mathilde, Paola, Marguerite et de tous ceux qui les soutiennent sont pérennes et sont pensées pour rapprocher tous les habitants d’une ville en profonde mutation.
Ces traces se matérialisent de différentes manières; au fur et à mesure des semaines, des points apparaissent sur le plan géant de la librairie Les Yeux Fertiles – chaque point désigne un lieu important de la ville, un lieu de l’écrit, un lieu de parole, un lieu d’apprentissage, un lieu qui nourrit – et les chemins qui relient ces points sont en couleur, faisant apparaître toutes les rues et ruelles que l’on peut emprunter pour atteindre ces lieux, aller s’y nourrir et, ce faisant, nourrir ces lieux; et dans ces rues et ruelles il y a des pochoirs verts sur des façades ou des vitrines dont les propriétaires ont donné leur accord et ces pochoirs, en forme de flèches, permettent aux habitants de ne pas se perdre en reliant ces lieux; dans certains commerces et cafés de la ville, on trouve ce plan en format poche en libre service, une feuille A3 in octavo. Régulièrement, le plan géant et son alter ego lilliputien sont mis à jour.

Plus que 365 jours… (198/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XV

Il tend sa carte, l’employé la regarde, le regarde, lui rend sa carte, se lève, disparaît un instant, revient, lui tend une carte et dit:
– La poste suisse et la deutsche Poste sont vraiment les meilleures du monde, hier à Hospental, aujourd’hui à Mayence !
Il remercie distraitement, se met de côté et lit:
Gaspard, mon cher Gaspard,
Je pars d’Hospental aujourd’hui par le train de 7h41, j’arriverai à Mayence à 15h18, donc bien avant cette carte que je poste à l’instant pour toi.

Deux becs et une bise,
Heinrika
Il sait qu’il est le seul client dans le bâtiment, le premier du matin, pourtant il se retourne et inspecte les alentours; comment comprendre cette carte, que veut-elle dire exactement?
Il a toutes ses affaires avec lui, il a bien déjeuné, il pourrait reprendre immédiatement la route et semer des traces entre la poste, la sortie de la ville et le cours du Rhin en direction de Eltville, mais il décide de passer la journée à laisser des traces à l’intérieur de la ville, il quittera Mayence à la nuit tombée.

Plus que 365 jours… (197/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XIV

L’aval et l’amont sont distants de mille mètres environ, un petit kilomètre, une quinzaine de minutes à pied. Si chacun faisait la moitié du chemin sur la berge, tranquillement, en maîtrisant ses émotions, il leur faudrait sept minutes et demie pour atteindre le zéro, leur zéro.

Pour l’instant il dort dans une auberge au bord de l’eau, le vent l’a couché sur le dernier lit de la dernière chambre qui était libre à cet endroit précis de l’eau-berge de ce fleuve qui vient des montagnes par lesquelles il est passé ce printemps.
Dans la langue de celle qui dort sur la même berge, un petit kilomètre en amont, dans une auberge qui ressemble à celle où il dort, les mêmes lettres, dans le même ordre mais avec un b majuscule, signifient montagnes, avec un s, minuscule – berge, Berge, montagnes.
Ils sont donc couchés à environ mille mètres l’un de l’autre mais leurs rêves se mélangent, comme si le fleuve était ici estuaire, comme si ses eaux mélangeaient leurs espoirs et leurs craintes, eaux douces, eaux salées, flux, reflux: carte égarée, « poste exceptionnellement fermée aujourd’hui », l’apercevoir dans la foule, faire durer le moment qui précède les retrouvailles, se suivre de loin, lui écrire sur un banc pendant qu’elle le dessine d’une terrasse, sentir qu’on est photographié tandis qu’on admire une image, se perdre, se retrouver.
Avant de s’endormir elle se disait qu’elle n’avait pas le droit d’aller à la poste le lendemain; en lui écrivant, elle a accepté la règle du jeu, en arrivant avant la carte, elle a enfreint la règle, un peu? beaucoup? Mon impatience est grande, mais je n’irai pas à la poste demain, se disait-elle avant de s’endormir, non je n’irai pas, se répétait-t-elle avant de sombrer dans l’eau douce amère des rêves mélangés.
Avant de s’endormir il vérifie une énième fois que sa carte d’identité est à sa place habituelle. Demain, se disait-il, j’irai à la poste à la première heure.

Plus que 365 jours… (196/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XIII

Il est largement passé 17h lorsque son train arrive en gare de Mayence; plus de Tourist Service Center, ni de musée.
Chercher une chambre. Elle marche en direction du Rhin, le besoin d’être reliée à son pays montagneux; elle ne se sent pas très à l’aise dans cette ville qui donne un semblant de relief à ce plat pays rempli de rases campagnes; le Rhin vient des montagnes – elle repense aux mots que lui a envoyés Gaspard, ces mots qui disent les montagnes grisonnes, des pentes et des glaciers qui alimentent le fleuve. Elle a envie de voir cette eau, de la toucher, avec les pieds, avec les mains, de s’y rafraîchir. L’idée de renouer avec le voyage la réjouit, mais elle sent qu’elle a besoin de sentir encore un peu ce fil qui la relie à ses montagnes. Elle se dit que dans les villes fluviales il y a des hôtels sur les berges.
Une auberge attire son regard, quelque chose lui rappelle celle qu’elle tient à Hospental, sans doute le côté simple et chaleureux qui transparaît de la devanture. Elle entre. On lui dit que c’est complet, on a loué la dernière chambre à midi et on a oublié de mettre le panneau habituel sur la porte. Elle est déçue, le réceptionniste le remarque bien. Il décroche son téléphone et la fait patienter un instant. La conversation est brève; elle comprend qu’une chambre l’attend quelque part.
– C’est un petit hôtel comme le nôtre, lui dit-on, au bord de l’eau, à une quinzaine de minutes en amont; on vous y attend.
Elle remercie et s’en va dans la direction qu’on lui indique. Elle suit le Rhin sur un petit kilomètre.
Tandis qu’Heinrika remonte cette eau qui descend de Suisse, Gaspard dort sur un banc, un kilomètre en aval. La distance zéro s’éloigne.

Plus que 365 jours… (195/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XII

Le vent a couché un bouquet d’arbres sur les rails, le train est arrêté en rase campagne.
Rester calme, maîtriser son impatience, s’échapper par le dessin sans passer par la fenêtre, qui est fixe, sans regarder la campagne, qui est rase. Faire vivre cette campagne par des traits.
Quand on est né à la montagne, et qu’on y vit, on est tenté de lui donner du relief, à la campagne, mais lequel, et comment ? Des bâtiments en béton lavé, brossés à gros traits, posés sur un gazon délimité par des fleurs en bacs et des arbres en pots ? Des usines, mais jolies, avec des toits en sheds, des cheminées en terre cuite, ou alors en béton gris avec du rouge et du blanc au sommet pour que les avions ne les piquent pas du nez ? Un zoo au milieu des vaches, avec dromadaires, chameaux et girafes ? Un parc d’attractions avec grandes roues, montagnes russes, Kremlin et toutes sortes de monuments hauts en couleurs ? En gare de Strasbourg, elle a vu un TGV en partance pour Paris, sur le train un slogan ventant un parc d’attraction venu d’outre atlantique disait en lettres bleues :
(…), des émotions pour toujours. Tous les jours.
Tandis qu’elle trace les courbes des montagnes communistes, le train s’ébranle sans crier gare, son crayon dérape et fait une pyramide. Sa gare est annoncée avec deux heures de retard, pourtant son train était parti du pays des coucous.

Plus que 365 jours… (194/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XI

A marché, a beaucoup marché.

Pourquoi a-t-il marché si vite, presque couru, dormi si peu, à peine mangé? Se sentait-il poursuivi par le diable? Aimanté par une démone? Il ne sait pas Gaspard.

Il ne sait pas Gaspard et il est midi lorsqu’il pose son sac à l’auberge, au bord du Rhin. On ne lui avait pas menti, c’est une bonne adresse, simple et chaleureux. Il file au port, pas de musée aujourd’hui, il a envie d’être dehors, appel de l’air.

Appel d’air, le vent le tire jusqu’au bassin du port. Peu d’activités à cette heure, juste une grue qui remplit le ventre d’une péniche. Il se rappelle qu’il a faim – a mangé, a si peu mangé. Il avise un bâtiment en grès rouge, comme ce bistrot de Bâle qu’il aime, ce vieux stamm collé à ancienne brasserie.

Ancienne brasserie, brasserie ancienne, ici c’est une brasserie ancienne. Il entre, s’attable, commande, mange, trop, boit, trop. Appel d’air, il paie, sort, le vent le reprend, l’attire plus loin. Un parc, des bancs, il se couche, s’endort, sans rêve.

Sans rêve il se réveille, de nuit. Le vent a tourné. Le vent le ramène à l’auberge au bord du Rhin. Il monte dans sa chambre, enclenche la bouilloire, se fait du thé, ouvre la fenêtre.  Le vent s’engouffre, fait valser ses habits, le vent est debout et le couche sur le lit. Le vent le borde, l’endort. Il rêve que le Rhin déborde, que le vent fait voler des lettres jusqu’à lui – by air mail –, que la poste centrale est fermée pour cause d’inondation.

A rêvé, a beaucoup rêvé.

Morgen, Zentralpoststelle.

Plus que 365 jours… (193/365)

Septembre est une jardinière de prunes – X

A la gare d’Hospental, elle poste sa carte et prend un simple course  pour Mayence.  Dans le train qui l’emmène, d’abord à Brig, elle imagine Gaspard en train d’explorer ce port du Rhin, ou alors en train d’écrire dans le musée Gutenberg.
Elle sera à Mayence – Mainz – à 15h18, de la gare elle ira directement à l’office du tourisme, une quinzaine de minutes à pied en direction du Rhin, lui a-t-on dit au guichet d’Hospental; le Tourist Service Center ferme à 17h, a rajouté l’employé sans casquette.

En sortant du Nibelungenmuseum de Worms, il reprend le chemin du fleuve avec hâte; il se dit que s’il avance bien il sera à Mayence le lendemain en milieu d’après-midi; mais d’abord marcher, souper, dormir, déjeuner, marcher, dîner, marcher, arriver.
Il s’imagine déjà déposer son sac dans la petite auberge qu’on lui a conseillée à Mayence, puis aller dessiner, au port ou au Fastnachtmuseum, s’il est encore ouvert. Il n’ira à la poste que le lendemain de son arrivée, ne pas tout mélanger, laisser faire le hasard.

Hâte-toi, Gaspard, mais lentement.