Plus que 365 jours… (222/365)

Octobre est un foyard – XII

Se retrouver est rarement facile. Parfois le temps écoulé s’est même cristallisé et il faut alors briser la glace, à nouveau, et ça, Heinrika et Gaspard, ils ne l’avaient pas prévu. Les mots qu’ils se sont écrits depuis fin mai étaient pourtant chaleureux, empreints des beaux moments vécus à Hospental, empreints de compréhension, de tendresse, et caetera, et caetera.

Elle n’a pas besoin de se retourner, Heinrika, la voix qu’elle entend lui a déjà murmuré à l’oreille. – Assieds-toi avec nous Gaspard, je te présente Colette, une clarisse qui partage avec toi le goût de mes dessins.
Ça le dégrise d’un coup, Gaspard. Il vient s’asseoir sur le banc, le beau banc empire posé sur le pont, par-dessus l’eau qui file vers le nord – briser la glace, à nouveau. Chacun s’était pourtant dit de son côté que les retrouvailles seraient simples, qu’on se serrerait dans les bras, comme fin mai à Hospental, juste avant la séparation, mais les voilà assis sur un banc, séparés par une femme en blanc, et caetera, et caetera.
Ils sont trois sur un banc, sur un pont, sur un fleuve, dans la nuit. Heinrika est à un bout, Gaspard à l’autre, une clarisse entre eux deux, Colette la contemplative, toute de blanc vêtue. Gaspard n’est plus gris mais son haleine est celle d’un moine franciscain chargé de brasser la bière et de la goûter, alors il regarde devant lui, Gaspard, et il est bien content que la place à côté d’Heinrika ne soit pas libre; il se dit, Gaspard, qu’Heinrika, qui ne crache pourtant pas dans son verre, ne sentira rien, mais c’est compter sans Colette. Elle ne joue pas le rôle de l’épée, Colette, l’épée chastement posée entre Tristan et Iseult, elle prend plutôt le contrepied, Colette, un rôle de composition pour cette clarisse un brin rondelette.
– Gaspard, Heinrika a eu le temps de tout me raconter pendant que tu chargeais ton haleine, sans doute dans une de ces tavernes bourrées de religieux en goguette entourés de religieuses en cornette, et je lui disais à l’instant que vous aviez passé l’âge de vous courir après; ça ne m’étonnerait pas que Mathilde et Fernando soient plus hardis que vous ! oui, Gaspard, Heinrika a eu le temps de tout me raconter, tout. Qu’attendez-vous pour vous embrasser? dit Colette en se levant.
– Jure-nous d’abord de ne pas nous marier! s’écrie Heinrika.
– Moi, jurer?
– De grâce, ma soeur, jurez, renchérit Gaspard, c’est pour la bonne cause, bon Dieu!

Sur un pont, sur un fleuve, dans la nuit, une clarisse jure et crache par terre tandis que deux amoureux s’embrassent à bouche que veux-tu.

Plus que 365 jours… (221/365)

Octobre est un foyard – XI

Elle sent une présence dans son dos, bienveillante, rassurante, admirative. Elle continue à dessiner, tant qu’elle peut encore. Elle esquisse dans l’urgence, entre chien et loup, la ville dont les contours s’estompent, la ville qui va bientôt être allumée par la fée électricité. Lorsque le jour s’arrête, lorsque la nuit l’arrête, la présence lui demande – je peux? Elle comprend au moment où un faisceau lumineux caresse son dessin; elle laisse faire. – C’est beau, poursuit la présence en venant s’asseoir à côté d’elle. Du blanc dans la nuit; la forme qui s’assied à côté d’Heinrika sur le beau banc style empire posé sur un pont est entièrement vêtue de blanc, son visage rayonne quand elle se tourne vers Heinrika.
– Je suis Colette, une clarisse de passage dans cette ville, venue pour un congrès des ordres mendiants. J’aime passer mon temps libre à contempler la vie, les clarisses de mon couvent ne sont plus cloîtrées mais restent fidèles à la règle de pauvreté et de contemplation qui a fondé notre ordre à l’époque de Claire d’Assise. J’aime les mouvements de votre dessin, j’aime ce qui s’en dégage. Heinrika remercie et feuillette lentement son carnet pour montrer d’autres traits à Colette qui éclaire les pages.
Le dialogue s’installe, on partage du pain, des légumes, du vin et un peu de fromage, on se parle de la vie qu’on a eue, de la vie qu’on mène, comme deux voyageuses qui ne se reverront plus. – Qu’on est bien toutes les deux sur ce pont à guetter l’arrivée de ton Gaspard, tellement mieux que dans une taverne où le niveau de bière est inversement proportionnel au niveau des propos; sais-tu que chez les religieux le niveau passe plus rapidement au-dessous de la corde que chez vous autres laïcs? Et quand je dis religieux, cela inclut les religieuses – les clarisses sont aussi appelées cordelières. Tout à l’heure j’ai décliné l’invitation de copines qui voulaient rejoindre des franciscains dans une brasserie, elles moussaient à l’idée de boire des bières avec de grands et gros gars rougeauds.
La lune se lève pour écouter cet échange et voit arriver Gaspard, un brin éméché. En passant derrière le banc style empire posé sur le pont, il reconnaît la voix d’Heinrika, Gaspard,  cette voix rocailleuse des Alpes de Suisse centrale. Il s’arrête et murmure, Gaspard, comme dans un songe, – Heinrika, c’est bien toi?

Plus que 365 jours… (220/365)

Octobre est un foyard – X

A force de couler, avec ou sans pont par-dessus, l’eau arrive à Koblenz. L’eau continue, mais eux s’arrêtent.

Elle arrive la première, s’immerge dans la ville, pose son sac dans une auberge qui l’inspire, s’immerge encore, bain de ville. Elle s’imaginait Koblenz comme une ville de ponts, alors elle est déçue mais finit par se dire que c’est peut-être mieux ainsi, que ses chances de le voir sont plus grandes. Elle s’installe au milieu d’un pont, comme une sentinelle, pourtant les passants ne peuvent voir qu’une femme assise sur un banc, qui dessine, un de ces beaux bancs comme on n’en fait plus, de style empire, avec un dossier basculant, un banc réversible; regarder d’un côté ou de l’autre, regarder alternativement des deux côtés, dire au Rhin que ses rivages sont beaux, dire à la ville que ses rives sont belles.

Lui arrive plus tard et va prendre le chemin du pont, mais sur l’autre trottoir; elle va le voir, forcément, elle est tournée du bon côté. Mais d’où sortent-ils ces religieux qui envahissent soudain la chaussée, qui déboulent de partout? De sa place elle ne voit qu’un joyeux cortège qui défile longuement sur le trottoir d’en face, large flux marron qui franchit perpendiculairement le vert de l’eau, large flux sur un large trottoir. Elle ne pense pas à regarder au milieu des franciscains s’il y a un intrus à chasser, elle considère l’ensemble, veut saisir le mouvement, dessine très vite. Il y a dans ce défilé, se dit-elle, quelque chose de la fuite d’Egypte, la joie en plus, avec de l’ivresse; ça lui plaît de se dire que les hommes ont fait des progrès, qu’ils n’ont plus besoin qu’on leur ouvre les flots, qu’ils savent désormais construire des ponts. En terminant son dessin, elle ne se doute pas un instant que Gaspard le païen est passé sous son nez, dans cette marée humaine; il n’est pas grand le païen, alors au milieu de ces grands et gros franciscains… Mais il n’était pas caché Gaspard, juste noyé dans un flot qui l’a surpris et emporté; s’il avait vu Heinrika, Gaspard, il aurait changé de trottoir pour la rejoindre, mais à l’heure qu’il est, Gaspard, il est dans une taverne où les grands et gros franciscains l’ont entraîné, une taverne où ils ont échoué, et il boit des flûtes Gaspard, au milieu des grands et gros franciscains qui savent brasser et écluser, ces religieux qui ont baptisé une bière. Franziskaner.

Plus que 365 jours… (219/365)

Octobre est un foyard – IX

Tandis que rivée à son chemin de halage elle avance bravement – Fellen, Hirzenach, Bad Salzig, Boppard, Spay, Rhens, Stolzenfels et bientôt Koblenz –, lui gamberge sur sa grève, se retourne, hésite à l’attendre, se demande comment elle interprète l’absence de message du chat botté qu’il ne veut pas être, se dit que la prochaine grande ville sera peut-être la Bonn, ou Koblenz – il ne sait plus très bien sa géographie, mais l’a-t-il jamais sue? Gaspard pratique plutôt la géographie qui rentre par les pieds et les siens n’ont encore jamais foulé cette berme fluviale. Oui, Koblenz, passer quelque jours dans cette ville, compter sur le hasard, se dire que ce mot commence par h, comme elle, y voir un signe, se remettre à quai, avancer.

Ainsi marchent-ils toujours en quinconce, elle est maintenant devant et lui derrière – gauche, droite –, mais ils ne le savent pas. Chacun sur sa rive se réjouit de la grande ville, compte sur la chance pour retrouver l’autre, compte se goberger, avec ou sans rime.
Et l’eau coule sous les ponts qu’ils ne voient pas.

Plus que 365 jours… (218/365)

Octobre est un foyard – VIII

Quoi que l’on puisse croire pour la suite de l’histoire, pour l’instant ils marchent, chacun de son côté, comme autrefois dans les églises – elle à gauche, il à droite. Chacun son côté, chacun son rythme, chacun ses activités.

Elle marche vite, enregistre en mode accéléré,
archive, cinématographie, conserve, consigne, constate, emmagasine, engrange, entérine, filme, grave, inscrit, mémorise, note, pointe, prend acte, prend en compte, reçoit, recueille, référence, relève, répertorie, retient, tient;
tout ça avec ses yeux, ses oreilles, son nez, sa bouche, sa peau, ses pieds et ses deux hémisphères,
tout ça sur la rive gauche.

Il lambine, décrit avec des mots, brosse, campe, conte, dépeind, détaille, évoque, montre, narre, peind, raconte, représente, retrace, révèle, signale, trace lentement, s’arrête, finit par faire des phrases, qui font un texte;
tout ça avec sa main, gauche, et son cerveau, droit,
tout ça sur la rive droite.

Vivement qu’il y ait connexion. Ou pas.

Plus que 365 jours… (217/365)

Octobre est un foyard – VII

Jusque-là, il n’avait pas pris garde aux bacs qui relient les deux rives, mais à Sankt Goarshausen un panneau attire son attention, pour quelques euros on propose des promenades sur le Rhin qui passent au pied du rocher de la Lorelei, en amont. Il vient de passer sur ce rocher d’où la vue était superbe et il est tenté d’aller voir à quoi il ressemble depuis le fleuve, ce rocher, mais à la dernière minute quelque chose le retient, il  sait exactement quoi: la légende de la Lorelei, cette sirène locale qui attire les marins – marhins? – en chantant perchée sur son rocher, des chants si beaux qu’ils envoûtent les matelots et les font chavirer. Il n’est pas superstitieux, Gaspard, pourtant il n’embarque pas et continue d’avancer, et en avançant, Gaspard, il se dit qu’il aurait pu faire d’une pierre deux coups, voir le rocher depuis le fleuve et débarquer en rive gauche pour semer encore mieux celle qui court après lui – il n’a pas encore ralenti, Gaspard, pour décrire dans son carnet, il est encore proche de Lorch et marche vite –, mais la Lorelei l’a dissuadé d’embarquer.

Le lecteur qui sait qu’Heinrika n’a pas pris le bac à Sankt Goar, juste en face de Sankt Goarshausen, pourrait légitimement se demander si ce n’est pas aussi la Lorelei qui l’en a dissuadé. Mais pourquoi donc l’aurait-elle fait? Peut-être pour empêcher leurs retrouvailles, par malice ou par jalousie, qui sait? Ou alors serait-ce l’inverse? La Lorelei tirerait-elle les ficelles de cette histoire, guiderait-elle Heinrika et Gaspard chacun d’un côté du fil jusqu’à ce qu’ils s’enlacent sur un pont à Koblenz? La Lorelei sait bien que le nom de Koblenz est dérivé de Confluentes, nom que les Romains avaient donné à la ville, mais le lecteur le savait-il? Et maintenant qu’il le sait, le lecteur, va-t-il penser que les pensées d’Heinrika sont prémonitoires, qu’elle va enlacer Gaspard, qu’ils vont chavirer et confluer? Mais le lecteur pense-t-il, ou bien confie-t-il ce dur labeur à la lectrice, partage des tâches oblige?

Plus que 365 jours… (216/365)

Octobre est un foyard – VI

Passer sur l’autre rive, peut-être, mais où?
A Niederheimbach elle pourrait prendre le bac pour Lorch qui est juste en face, mais à cette heure il doit être loin depuis longtemps, très loin, alors elle reste sur sa rive, la rive gauche.
A Engelburg, elle manque de peu la bac pour Kaub. Acte manqué? Un ange passe.
A Sankt Goar quelque chose la retient de traverser, elle ne sait pas quoi. Elle continue à marcher sur sa rive, elle accélère, elle aimerait arriver avant lui, refaire son retard qui doit être de trente kilomètres au moins, arriver dans une ville qui ferait pont entre les deux rives du fleuve, marcher sur ce pont à l’heure qu’elle souhaite – peut-on rater un pont comme on rate un bac? non, se dit-elle –, le franchir complètement ou s’arrêter au milieu parce qu’elle le verrait arriver comme on voit arriver quelqu’un dans un film d’espionnage par une nuit de brouillard; l’attendre comme on attend à un check-point, sauf qu’on serait seuls; à son arrivée, elle le prendrait dans ses bras, ils passeraient un long moment enlacés, un pied sur chaque rive, se laisseraient chavirer d’un côté ou de l’autre, comme un couple soudé, insensible aux influences, assumant ses différences. Voilà ce qu’elle se dit en marchant sur la rive gauche.
A un moment elle s’arrête, consulte la carte qui lui dit que Koblenz pourrait être sa ville-pont, leur ville-pont; faut-il mettre un s à pont, à Coblence doit-on d’abord franchir la Moselle avant de franchir le Rhin? La carte n’est pas un plan, alors elle continue à suivre le fil bleu jusqu’à la confluence de la Moselle et du Rhin.

Plus que 365 jours… (215/365)

Octobre est un foyard – V

Il a commencé par marcher vite, afin qu’elle ne le rattrape pas, marcher en se faisant voir le moins possible, afin qu’il y ait peu de témoins, marcher sans parler à quiconque, afin que personne ne puisse lui dire quoi que ce soit, à elle qui marche derrière.

Elle a commencé par marcher à petits pas, afin de ne pas le rattraper, marcher en s’arrêtant souvent, de peur d’être aperçue de l’autre rive, marcher en silence, dessiner à couvert les paysages qu’elle montrera plus tard, à lui qui marche devant, mais en diagonale.

Sa mémoire le fait ralentir, il n’arrive plus à engranger tout ce qu’il veut écrire plus tard, alors il s’arrête et décrit – berge, forêt, coteaux ensoleillés, vendanges – dans son carnet, et il se met à traîner, à raturer, à couper les virgules en quatre; inconsciemment il souhaite être rattrapé par celle qui marche derrière, sauf qu’il ignore que c’est en biais de lui.

Sa main est sûre et rapide, plus que sa mémoire, elle le sait bien, alors elle se dit qu’il et temps d’enregistrer davantage et elle accélère pour mieux retenir, ses pas se font grands, dans sa tête des mots clés, des couleurs – berge, vert sapin, ubac, regains – elle résume, elle synthétise; délibérément elle souhaite revenir à sa hauteur et franchir le Rubicon d’un coup de rein, sans rougir.

Comme des fous, ils marchent en quinconce.

Plus que 365 jours… (214/365)

Octobre est un foyard – IV

Je me suis mise dans de beaux draps, et toute seule, se dit-elle en se levant à point d’heure, au Violon, à Eltville, chez Verena.
Elle pensait se lever tôt, déjeuner tôt, partir tôt. Elle se lève tard, dîne tard, traîne sur la terrasse du Violon avant de partir. En traînant, elle se demande ce qui lui a pris de venir directement à Mayence, ce qui lui a pris de le dépasser, ce qui lui a pris de se faire dépasser en niqab, ce qui lui a pris de trop boire et de trop manger la veille. Elle se dit que son réveil tardif n’est pas sans lien avec ses excès du jour d’avant, mais que c’est surtout un acte manqué. On avait dit rendez-vous à Riga, en octobre. Octobre est là, Riga est loin. Elle se dit qu’il faut mettre de la distance entre lui et elle, et du temps.
Grâce à un pêcheur elle traverse le Rhin et se met à marcher doucement sur la rive gauche. Marcher derrière lui, sur l’autre rive, sans se hâter, faire tendre vers zéro le risque de rencontrer quelqu’un à qui Gaspard aurait parlé, faire tendre vers l’infini les possibilités que le hasard se manifeste avant Riga. Distance-temps.

Plus que 365 jours… (213/365)

Octobre est un foyard – III

Il est donc parti de bonne heure Gaspard. Il marche le long de l’eau, direction Cologne, il avance sans s’arrêter, il ne parle à personne. Il se hâte en se demandant à quoi bon jouer au chat botté, non pas que ce jeu le fatigue, mais quel sens donner à cette partie de cache-cache maintenant? Certes c’est lui qui a commencé, après la carte reçue à Worms, mais elle l’a dépassé, et il a bien aimé qu’elle le dépasse, et maintenant? Pourquoi s’est-elle laissée dépasser?
Il avance sans s’arrêter, il ne parle à personne. Il se dit que pour un temps il vaut mieux mettre de la distance entre elle et lui, laisser faire le hasard, ne le confier à personne, ne se confier à personne. Après tout, n’a-t-on pas rendez-vous à Riga?