Plus que 365 jours… (232/365)

Octobre est un foyard – XXII

Journée de pluie, journée de rétablissements. La vaisselle essuyée, on déjeune ensemble, joyeusement, une sorte de déjeuner-dîner durant lequel on refait le monde, sans les tensions de la veille. Après le monde, c’est le tour du ménage; Miu et Iruto emmènent le verre vide au molok tout proche; on ne les voit pas revenir, mais personne ne s’inquiète, une ville est belle par tous les temps; Haddock s’est retiré dans sa cabine, on est donc quatre sur le pont, Juliette dirige, Roméo seconde aidé par H&G.
Le ménage fini, Heinrika et Gaspard s’installent dans le salon-bibliothèque et se plongent dans leurs carnets; il mettent à jour, retouchent, précisent et avancent. Régulièrement ils s’échangent les carnets comme on change de rive, adoptent un autre point de vue, découvrent la rive de l’autre, scrutent la découverte de l’autre.
Miu et Iruto reviennent avec la soleil, à l’heure du thé, que l’on prend sur la terrasse, comme des lézards qui croient encore à l’été. A l’image du déjeuner du matin, le thé prend les allures d’un repas, quelque chose entre Kaffee-Kuchen et café complet; thé, café. On est six sur les dalles de grès rouges qui chauffent timidement, le capitaine est toujours dans sa cabine, ce qui n’inquiète ni Juliette ni Roméo; le vieux loup a accosté chez nous ce printemps, disent-ils, il a ses rythmes comme la mer a ses marées et ses saisons, il devrait moins boire et il le sait, c’est là toute l’histoire de sa vie; on ne peut pas le sauver de lui-même, mais on veille sur lui comme on peut, l’idée qu’il soit tout seul dehors nous est insupportable et lorsqu’il va bien il raconte de belles histoires, peut-être vraies.
La pluie revient, douce et tiède, elle aussi s’est un peu réchauffée, elle laisse aux lézards le temps de débarrasser et de rentrer sans précipitation. Heinrika et Gaspard prennent plaisir à cette eau sur leur corps, ils se mettent pieds nus et retroussent leurs manches, façon origami. La pluie les apprécie aussi, joue avec eux, se fait changeante, tantôt plus douce, tantôt plus froide, sans jamais les chasser. Ils rentrent quand elle s’arrête. En bas, plus rien ne bouge, on ne les a pas attendus pour la vaisselle, on ne dérange pas un couple qui danse avec la pluie. Ils montent – ils ont juste essuyé le dessous de leurs pieds pour ne pas salir la maison qui les accueille, mais le reste de l’eau, ils le gardent sur leur corps, pour jouer.
Dans la chambre, ils quittent leurs habits, façon chiffonnade, leur danse reprend et les draps se mettent à ressembler à leurs habits froissés. Par la fenêtre ouverte entrent la nuit et le chant de la pluie qui a repris, comme pour guider leurs jeux; ils écoutent et jouent le jeu. La pluie accélère, ralentit, chante dans différents registres, se fait caressante comme une pomme d’arrosoir, puis pomme de douche, brûlante le soir, piquante le matin, elle se fait aussi battante, mais ralentit soudain, reprise, da capo. Ils suivent la partition sans difficulté, la pluie est à leur écoute et sait les ménager. Lorsqu’elle entend que leurs corps sont au diapason, elle se fait déluge puis s’arrête d’un coup.

Plus que 365 jours… (231/365)

Octobre est un foyard – XXI

Lorsqu’il ne dort plus, Gaspard est comme un enfant, il a besoin de bouger, alors, en général, il se lève. Ce matin il aurait bien quelques idées pour bouger sans se lever, mais Heinrika dort à poings fermés, il ne peut donc même pas essayer de la réveiller en l’hypnotisant, alors il se lève Gaspard, s’habille sans bruit et descend comme un chat – un gros chat de gouttière – à la cuisine. Il y trouve de quoi faire du café filtre et tandis que l’eau passe goutte à goutte, le gros chat de gouttière rapatrie à pas feutrés la vaisselle sale – et le verre vide – à la cuisine, nettoie la table de la salle à manger et revient boire son café, sans lait – pourquoi croit-on que tous les chats aiment le lait? il ne lui semble pourtant pas que c’est le cas dans les Aristochats, cette histoire très rythmée dans laquelle ses chats préférés sont clairement ceux de MXX. Ce café est très bon, doux mais pas trop, tout en arômes, un brin chocolaté; ce café lui rappelle un guatemala pur origine qu’il achète chez un torréfacteur, là où les chats ne sont pas aristo. Après le café il fait pattes douces – gauche, droite –, dans l’eau savonneuse, Gaspard – pourquoi croit-on que tous les chats détestent l’eau? et les chats de gouttière, alors!
Concentré sur sa tâche, il fait la vaisselle en silence, Gaspard, mais il sait aussi deviser joyeusement en faisant la vaisselle, Gaspard, quelque chose lié à l’enfance, mais là il est seul Gaspard, seul et concentré, Gaspard, comme s’il payait un repas en nature à la plonge d’un bitstrot – la panse était délicieuse, la farce aussi. Il est si concentré Gaspard, qu’il n’entend pas qu’on chuchote dans son dos: Juliette, sans Roméo mais avec la dame japonaise dont on apprendra bientôt qu’elle s’appelle Miu.
– Du grand art! vous entendez ce silence? vous sentez cette douceur?
– Et ces manches, vous avez vu cet art de retrousser ses manches, aussi régulier qu’un origami!
– Et on dirait qu’il a des gants, des gants blancs, des gants de mousse.
– Et ce blanc va si bien avec ses jolis bras dorés, dorés comme une brioche!
– Oui! et on sent qu’il a souvent les bras dénudés, le bougre.
– Dommage qu’il ne soit pas en caleçon, il doit avoir la jambe dorée aussi…
– … et légère!
C’est cet instant précis que choisit Heinrika pour entrer en scène, elle qui écoute ce dialogue en coulisse, dialogue entre femmes concentrées sur un gars concentré sur la vaisselle.
– En vous entendant mousser les filles – les trois ont la cinquantaine, toute petite cinquantaine, mais cinquantaine quand même –, je me dis qu’il y a vraiment dans l’eau de vaisselle quelque chose qui relève de l’élixir, voire du filtre d’amour!
Éclats de rire dans la cuisine, et Juliette ajoute:
– Il faudra que j’en parle à Roméo!
Re éclats de rire dans la cuisine. Surpris, Gaspard lâche l’assiette qu’il tenait dans la main droite mais la rattrape de la main gauche, sa main.
– Olé! font les trois femmes, et au lieu d’essuyer la vaisselle, elles se nouent un linge dans les cheveux et se mettent à danser sur un air de Bizet siffloté par Gaspard. C’est cet instant précis que choisissent les autres mâles pour entrer en scène: le monsieur japonais, dont on apprendra bientôt qu’il s’appelle Iruto, le capitaine en retraite que tout le monde surnomme désormais Haddock – comme la préparation salée à base d’églefin – et Roméo.
Ils sont donc sept dans la cuisine, les femmes dansent sur un air sifflé par Gaspard et les gars se les roulent en tapant dans leurs mains. Seule Colette manque à ce joli tableau, elle a filé Colette – comme ses bas sous son habit blanc –, sans doute pour faire pénitence, jusqu’à la prochaine fois… Le ciel, lui, fait aussi pénitence, en ce lendemain de beuverie, il pleut des cordes – les clarisses sont aussi appelées cordelières.

Plus que 365 jours… (230/365)

Octobre est un foyard – XX

Ils y voient nettement plus clair en entrant dans la salle à manger, Heinrika et Gaspard, car celle qui préside la tablée a le visage illuminé par un sourire quasiment divin et le blanc de son habit est immaculé. Pour couper court à toute question, Colette entame le benedicite, en latin, cela va de soi :
Benedic, Domine, nos et haec tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi, per Christum Dominum nostrum. Amen.
Mensae caelestis participes faciat nos rex aeternae gloriae. Amen.
[Bénis-nous, Seigneur, ainsi que ces dons qui sont tiens et que nous recevons de ta bonté, nous te le demandons par le Christ notre Seigneur. Amen.
Daigne le roi d’éternelle gloire nous donner part au festin céleste. Amen.]
Tous les convives répètent solennellement amen et font un ample signe de croix avant de s’asseoir. On compte huit convives autour de la table: le couple qui tient la pension, un couple de Japonais, une officier de marine en retraite, Heinrika&Gaspard – ci-après H&G – et Colette qui, à peine assise, éprouve le besoin de s’expliquer – ceux qui la connaissent autour de la table, ils son plusieurs, ont remarqué que son sourire divin avait quelque chose d’un sourire de façade, un de ces sourires du gosse pris en faute qui cherche à gagner du temps, histoire de trouver une bonne explication.
– Chère Heinrika, cher Gaspard, je vous dois des explications. Juliette qui tient cette pension avec Roméo, son Jules – eux aussi vivent dans le péché…
– S’il te plaît cousine, ne commence pas avec tes sermons sur le concubinage…
– Juliette est donc ma cousine, nos mères étaient soeurs, soeurs de sang je veux dire, pas clarisse comme moi, ou autre chose. Ma mère donc, une sainte femme et une chaste veuve – mon père est pour ainsi dire mort en couches d’une crise cardiaque – a légué par testament tout ce qu’elle possédait à son unique nièce, Juliette, ma cousine. Ma mère avait fait de cette maison une pension de famille et Juliette l’a reprise, avec un certain succès malgré Roméo, son bon à rien de concubin, ce collectionneur d’alcools rares…
– Si tu continues, Colette, je ne sortirai pas la chartreuse au dessert…
– Et tu iras en enfer, ajoute Juliette, c’est pas beau de dire du mal des autres, même en leur présence, et quelle impression vas-tu faire à nos hôtes, ce charmant couple nippon, H&G, les amoureux du Rhin et notre bon vieux capitaine!
Le monsieur japonais, qui a compris l’essentiel, rassure Colette:
– Pas de souci, Madame Clarisse, s’il ne sort pas la chartreuse, je sortirai le saké, j’en emporte toujours avec moi, le tourisme de masse, c’est l’enfer!
– Chéri, on a aussi de l’absinthe, ajoute la dame japonaise.
– Ah oui c’est vrai, fait le mari, on l’a reçue d’un curé qui voulait nous convertir.
Le vieux loup de mer renchérit:
– Vous en faites pas, ma soeur, s’il faut je sortirai aussi mon schnaps, j’ai toujours barré mes vieux rafiots au pif.
– Vous voulez dire avec ce gros machin grumeleux et patatoïde, rouge comme une lanterne à l’entrée d’un port?
– De grâce, Colette, cesse de médire et sers-nous le velouté!
On passe les assiettes, on les repasse et chacun mange en silence un excellent velouté aux champignons. Lorsque les cuillères font ting au fond des assiettes pour dire qu’elles sont vides, Colette remet ça:
– Du temps de ma mère on n’accueillait ici que des chrétiens, mais maintenant…
– Colette, je ne te reconnais pas, dit tristement Heinrika, hier sur le pont tu disais des choses si belles, et maintenant…
– Elle vous a fait le coup de « j’aime passer mon temps libre à contempler la vie »? demande Juliette.
– Oui, mais ça avait l’air sincère, dit Heinrika.
– Elle a quand même juré et craché par terre! précise Gaspard.
– Ça ne m’étonne pas d’elle! s’exclame Roméo, le Jules de la Juliette.
Colette s’étouffe d’indignation et Juliette explique:
– Lorsque Colette vient à Koblenz pour le congrès annuel des ordres mendiants, elle passe toujours ici dire des méchancetés, elle est jalouse de mon héritage, elle aurait bien voulu l’avoir mais elle avait fait voeu de pauvreté, comme toutes les clarisses. Sa mère, une sainte femme, je confirme, l’a fait éduquer par des religieuses car c’était une vrai poison. Elle est rentrée dans le droit chemin – du moins l’a-t-elle fait croire –, a pris l’habit, Colette l’hypocrite. Ce soir, quand elle s’est pointée pour manger à l’oeil, elle m’a parlé de vous, les amoureux du pont, elle m’a tout raconté, alors j’ai fait le lien. Ce matin, en faisant la chambre, j’ai vu un deuxième rucksack, la description de l’amoureuse correspondait à vous Heinrika, la pensionnaire arrivée hier, alors quand Colette m’a dit que vous étiez choux et que vous vouliez vous fiancer, les amoureux du Rhin, je l’ai crue – je mourrai naïve – et je vous ai accueillis sincèrement, en vous appelant les amoureux, et caetera, et caetera.
Tout le monde se tait. Juliette va chercher le plat principal, de la panse de porc farcie et de la choucroute, – il n’y a que dans cette maison qu’on sait faire cette recette, dit Romeo et il sort la chartreuse, Haddock fonce chercher du schnaps dans sa chambre et le monsieur nippon sort du saké  et de l’absinthe de son kimono. Puis tout s’enchaîne très vite : on mange, on boit, on s’engueule, on reboit, on regueule, on rereboit, on ne sait plus pourquoi on s’engueule alors on rit, on rerereboit, on rerit, et caetera, et caetera. Lorsque les bouteilles font gling, car elles sont vides, tout le monde est plein, alors on  monte péniblement se coucher, sauf Colette qui dort déjà sur le canapé, les bras en croix, égrenant dans son sommeil des chapelets de jurons qui feraient rougir Haddock s’il pouvait les entendre. Les rangements attendront plus tard, ainsi que les grâces que de toute façon personne ne pourrait prononcer, tout le monde ayant perdu son latin. Il ne reste plus qu’à espérer que Dieu n’est pas rancunier et que tous passeront une bonne nuit, saintement, chastement.

Plus que 365 jours… (229/365)

Octobre est un foyard – XIX

Les revoilà sur le pavé de la ville, heureux et pas perdus pour deux sous.

– Le vin et tes mots m’ont fait tourner la tête, Heinrika. T’entendre dire devant témoins que tu es amoureuse de moi m’a beaucoup touché, mais aussi fait un peu peur. Tu sais que je partage ta vision de la liberté, mais qui dit témoin dit mariage…
– Je crois que c’est le vin plus que mes mots qui t’ont fait tourner la tête, mon pauvre Gaspard. Gudrun a vu dès le début que nous étions amoureux et pas un, dans sa cuisine, n’est tombé de la dernière pluie; pour le mariage tu dis n’importe quoi, en plus tu sais que je ne suis techniquement pas libre, alors si tu continues à déblatérer, vieux chameau, on fait chambre à part dès ce soir, après tout, je n’ai pas encore annoncé ta présence à mes logeurs.
– Tu ne veux plus tanguer avec moi ?
– Arrête de dire n’importe quoi, et ne restons pas là plantés comme deux imbéciles sur un trottoir, j’ai besoin de marcher, moi aussi ce vin m’a fait tourner la tête.
– Tanguer pour tanguer, dérivons !
Et Gaspard d’expliquer à Heinrika comment dériver dans une ville, dans les grandes lignes : fixer un cap et le garder tout en divaguant. Heinrika est enchantée par ce jeu et se propose de guider Gaspard jusqu’à la pension.
– Donc, si j’ai bien compris, on peut prendre tout le temps qu’on veut pour atteindre la pension et je dois expliquer au bout de chaque rue pourquoi je tourne à gauche, à droite ou pourquoi je vais tout droit.
– C’est exactement ça !
Ils se mettent en route. Au bout de la ruelle, il n’y a que deux possibilités, elle opte pour la droite, une odeur de café, dit-elle. A une trentaine de mètres en effet, une bonne odeur sort d’un bar. Elle entre, il suit. Un bel ibère les accueille d’un joyeux :
– Et qu’est-ce que se sera pour les amoureux, un cappucino pour Madame et un ristrett’ pour Monsieur ?
– Dos expresos, rectifie Heinrika.
– Desnudo, précise Gaspard.
Ils ressortent et, de rues en ruelles, de chemins en avenues, la dérive se poursuit, en espagnol; Heinrika tient son cap, ils repassent par chez Baudoin – font quelques blagues –, et des zig-zag dans le quartier de Lützel et les voici à la pension à l’heure où l’on va souper. Ils entrent comme ils étaient sortis – sur la pointe des pieds – et s’apprêtent à monter dans la chambre lorsque la patronne s’interpose :
– On se lave les mains et on passe à table, on n’attendait plus que vous, les amoureux ! C’est bien-vous Gaspard ? ajoute-t-elle malicieusement.

Ils s’exécutent sans faire les malins.

(et vous saurez la suite demain, par le menu ;- )

Plus que 365 jours… (228/365)

Octobre est un foyard – XVIII

[suite et fin de l’histoire que Gaspard a commencé à raconter dans une cuisine de Koblenz en guise de paiement en nature d’un repas typique et exquis ;- ) histoire suivie de celle d’Heinrika qui est aussi racontée par elle pour payer en nature le repas dont il est question ci-dessus (épisode 227)]

« Il n’est pas loin de quatorze heures, je suis avec mes étudiants en journalisme dans un quartier excentré de Barcelone. Les estomacs crient, les gars et les filles grognent, forcément ils ont sauté le p’tit-déj. La pression est forte pour qu’on retourne fissa en métro direction centre-ville, direction fastfoods. Je temporise, les rend attentif à un groupe d’ouvriers qui passe et leur demande – à votre avis, ils vont où? Pas de réponse. – Emboîtons-leur le pas, que j’dis, y a sûrement à manger au bout. Les étudiants me regardent avec des yeux de merlans frits – dieu que c’est bon le merlan frit à la chermoula – mais me suivent quand même. En route je leur explique que les gens d’ici mangent le matin au lever puis prennent un repas vers quatorze heures; les gars et le filles se détendent, ça grogne moins. Deux rues plus loin, bingo, les cols bleus entrent dans un bistrot de quartier. On les suit, on s’installe. Sans qu’on n’ait rien demandé on nous amène à boire et du pain grillé frotté à l’ail et à la tomate avec des anchois dessus –  pa amb tomàquet i anxoves, comme ils disent là-bas. Les gars et les filles commencent à mieux me comprendre. On nous amène les cartes; problème c’est tout écrit en catalan, on n’y pige que dalle. On demande en anglais, pas de réponse. On demande en castillan, silence de mort dans la salle, tout le monde nous fusille du regard, le silence dure. Une  femme apparaît par le passe-plat, plus exactement sa tête apparaît, sa tête gueule un truc en catalan, les gens nous lâchent et la tête nous fait signe de venir. On entre dans la cuisine. Elle nous fait comprendre, la dame qui va avec la tête, qu’on n’a qu’à choisir en regardant dans les casseroles et dans les plats, et là, les gars et les filles, je vous prie de croire qu’ils sont scotchés : calçots à la sauce romesco, soupe de viande et de légumes, allioli, aubergines et poivrons rôtis, lapin aux escargots, épinards à la catalane, fèves, pommes de terres au four, et caetera, et caetera. Chacun ressort avec une assiette bien remplie et plus personne ne nous fusille du regard. Depuis ce jour plus de fastfood, croyez-moi, par contre ça été dur de les faire bosser, les apprentis journalistes, y en même un qu’est pas rentré, il est tombé amoureux d’une cuisinière, il s’est marié, il est enchaîné à une crémaillère dans un bistrot de quartier, et il aime ça, il a juste un peu forci, mais il est resté beau, un blondinet aux yeux noirs, un Tchèque. »

– Tu veux dire que l’amour est enfant de bohème? demande Heinrika.
– Oui, mais avec majuscule et accent circonflexe, c’est pas du Bizet.
Dans la cuisine ça ne tinte plus, tout le monde applaudit; les compliments fusent de partout – fantastique cette histoire, ça c’est du vécu, ah la la, le lapin aux escargots, vive le slowfood, ils sont forts ces Catalans, ça donne envie de défiler dans la rue, et caetera, et caetera.
– A ton tour, Heinrika, raconte-nous une histoire, du vécu, il a mis la barre haut le Gaspard, ah la la, dit Gudrun.
Le vin et l’histoire de Gaspard aidant, on est passé au tutoiement et on s’appelle par les prénoms; Gudrun, c’est la patronne, celle qui porte la toque, et il s’avère qu’elle crèche avec Franz, la toquée; Franz, comme on l’a vu hier, c’est un grand gars qui peut secouer toute la cuisine avec son rire bruyant tout en attachant des panses de porcs farcies avec des grosses ficelles – les ficelles c’est pour l’attacher, la panse, pas pour la farcir, pour la farcir la panse, on met des bonnes choses dedans, et il s’y connaît en farce, Franz, et en grosses ficelles aussi, d’ailleurs y en a plus d’un qui l’a vu secouer toute une cuisine de son gros rire sonore et communicatif, le Franz, ce grand gars dont la Gudrun elle est toquée.

« Mon histoire est aussi vécue, elle est plus courte, mais je la trouve plus belle; je pense que Gaspard sera d’accord. Le titre est justement: Gaspard.
Ce gars-là, mon gars à moi, mais on ne se mariera jamais, j’en suis tombé amoureuse dans ma cuisine, au printemps dernier, à Hospental, dans les Alpes suisses où je tiens une auberge. Il a débarqué un beau jour, a posé son rucksack sur la terrasse et il est resté plusieurs semaines. Le matin on déjeunait dans la cuisine, avec Odile, la cuisinière, c’était joyeux, gourmand, stimulant, et à la fin il faisait toujours la vaisselle, j’adorais le voir faire la vaisselle, vous le verriez manches retroussées mon Gaspard, ah la la. Mais il ne s’est rien passé, on s’est juste donné rendez-vous à Riga, en octobre, ensuite il a repris son rucksack et il est reparti comme il était venu, à pied. Et on s’est retrouvé hier, sur un pont, à Koblenz. »

– Et vous avez dormi ensemble? demande Franz.
Silence de mort dans la cuisine, tout le monde le fusille du regard, Franz, surtout Gudrun; pour lui c’est un peu la douche écossaise.
Fin du silence et des coups de fusils, l’eau se réchauffe:
– Elle est belle ton histoire! dit Gudrun.
– Il est beau ton Gaspard! dit Franz.
– Pas touche, c’est mon gars ! s’exclame Heinrika d’un ton théâtral.
ÉCLATS DE RIRE DANS LA CUISINE, GROSSES SECOUSSES !

Rire, tout finit donc de la même manière que ça avait commencé; le temps a passé dans la cuisine, les Ecossais ne vont plus tarder maintenant, alors on se fait des becs et des bises, Heinrika et Gaspard promettent de revenir avant de reprendre la route pour Riga ou pour ailleurs, Gudrun et Franz proclament qu’il y aura toujours un couvert pour eux dans cette cuisine, moyennant d’autres histoires.

Plus que 365 jours… (227/365)

Octobre est un foyard – XVII

– Ces travaux pratiques de géographie m’ont donné faim, lui dit-elle, le café-croissant est loin derrière et franchement, l’amour et l’eau fraîche ça va un moment, non ?
Ils éclatent de rire dans une ruelle, les éclats ricochent entre les façades et finissent par tinter à l’oreille d’une femme toquée qui toraille, semble-t-il, devant une porte ouverte; la femme toquée qui toraille se met à rire de conserve, ce qui attire leur attention; ils lui font signe, elle leur fait signe d’approcher.
– Jolie toque! dit Gaspard.
– M’en parlez-pas, répond-elle, depuis qu’un guide à la noix mentionne notre adresse, on ne sait plus où donner de la tête – comme pour allier le geste à la parole, elle enlève sa toque et la pause sur le rebord de la fenêtre à côté d’une marmite fumante –, et sans rien nous demander en plus, ah ces guides à la noix! Mais parlons d’autre chose, vous ne ressemblez pas vraiment à ces touristes qui débarquent guide à la main et demandent en anglais si on peut payer avec une carte, vous ressemblez plutôt à des amoureux qui ont faim, je m’trompe?

Voilà comment ils se retrouvent attablés dans la cuisine d’un restaurant typique en début d’après-midi à manger de belles portions de Rheinischer Sauerbraten – du boeuf mariné dans des oignons, avec des raisins de Smyrne et du piment – accompagné de boulettes de pommes de terre. Ils mâchent dans un joyeux silence tandis qu’autour d’eux la cuisine tinte des rangements du service de midi et des préparatifs du service du soir – un groupe d’Ecossais a réservé, le guide, traduit en plus de vingt langues, affirme que c’est ici qu’on mange la meilleure Saumagen de toute l’Allemagne, de la panse de porc farcie accompagnée de choucroute, j’espère qu’on ne va manquer ni de bière ni de whisky, ils sont nerveux les Ecossais en ce moment, entre le Brexit et la coupe du monde de rugby au Japon, ça rigole pas! Ils mangent et la patronne cuisine, dirige son équipe, remplit les verres et les assiettes d’Heinrika et de Gaspard, tout en faisant la conversation; chacun son rôle.
Lorsqu’ils ont terminé de saucer, elle remplit les verres pour la énième fois, s’en sert un et s’assied avec eux tandis que la cuisine continue à tinter autour d’eux. – Pas la peine de me demander in inglich si vous pouvez payer avec une carte, c’est moi qui régale, mais à une condition, vous devez me raconter une histoire de cuisine, chacun une, sinon Franz vous frottera les oreilles, en allemand; un grand gars se met à rire bruyamment dans la cuisine en continuant à attacher les panses de porcs farcies avec de la grosse ficelle, son rire est communicatif et secoue toute la cuisine. Gaspard est le premier à pouvoir maîtriser le sien, de rire, il se racle la gorge, fait tinter son verre et se met à raconter :

« C’était il y a bien des années, j’accompagnais à Barcelone un groupe d’étudiants en journalisme. Entre les cours, les visites et les séances de travail, j’essayais de leur montrer comment aborder une ville concrètement, notamment à l’heure des repas; eux étaient du genre fastfood, moi j’étais déjà slowfood, vous comprenez? »
– Parfaitement, s’exclame Franz qui ne rit plus, ces jeunes, surtout les plumitifs, il faudrait leur frotter les oreilles à la choucroute pour qu’ils apprennent à manger, et à écrire.
– Un p’tit verre, Franz? demande la patronne.
– Calmez-vous Franz, je les ai convertis et l’histoire finit bien, jugez-en par vous-même, enchaîne Gaspard :

(à suivre ;- )

 

Plus que 365 jours… (226/365)

Octobre est un foyard – XVI

Le pont Baudoin enjambe la Moselle depuis 1429, les voici donc en route pour la vieille-ville – Koblenz-Altstadt.

– Il y a mille façons d’aborder une ville, lui dit-il au milieu du pont, commençons par la plus ancienne, je suis un peu vieux jeu. Elle l’embrasse et il ne se demande pas si c’est pour confirmer ou infirmer sa dernière affirmation. Le pont que l’on aperçoit en amont du viaduc ferroviaire qui franchit la Moselle est l’Europabrücke, poursuit-il, imagine que quelque part entre ce pont et celui sur lequel nous sommes en ce moment les Romains avaient bâti un premier pont, au milieu du premier siècle de notre ère semble-t-il, ce pont était relié à un autre pont qui franchissait le Rhin quelque part à la hauteur du camping que nous avons longé tout à l’heure. Ils repartent; arrivés au bout du pont Baudoin ils bifurquent à gauche et se rendent au Deutsches Eck, cette pointe formée par deux rives qui se rejoignent, la rive droite de la Moselle et le rive gauche du Rhin. De là ils admirent les eaux qui se mélangent, l’imposante forteresse d’Ehrenbreitstein et il lui montre l’emplacement d’où partait, pense-t-on, le pont qui traversait autrefois le Rhin. – Ainsi, lui dit-il, nous sommes aux origines de Koblenz, Confluentes disaient les Romains, là où ils avaient identifié deux sites parfaits pour franchir la Moselle et le Rhin; cette voie leur permettait d’atteindre le nord de l’empire. – Être vieux jeu signifie s’intéresser à l’histoire? lui demande-t-elle en riant. En guise de réponse il l’embrasse et elle ne se demande pas pourquoi.

– Une autre façon d’aborder une ville consiste à rester à l’écart des hordes de touristes. Et il l’emmène loin de la foule qui a envahi le Deutsches Eck, loin des flots qui convergent vers la station du téléphérique qui relie la rive gauche du Rhin et la forteresse d’Ehrenbreitstein perchée sur les hauteurs du fleuve grison.

Plus que 365 jours… (225/365)

Octobre est un foyard – XV

Le premier matin à Koblenz, leur premier matin, ils ont fait la grasse matinée – matin de grâce. Ils n’ont pas encore pu saisir l’esprit de la pension, ce lieu où l’on est plus hôte que client – il faut dire qu’ils sont rentrés tard et qu’elle n’a pas encore signalé qu’elle ne serait finalement pas seule dans la chambre. Ils quittent donc la pension sur la pointe des pieds et les voici sur le pavé de la ville, un peu perdus mais tout joyeux d’être ensemble.
Midi sonne à un clocher tout proche lorsqu’ils repèrent une table sans couvert à l’entrée d’un terrasse où quelques personnes dînent déjà. Une serveuse s’approche et leur demande, sans rire, – du café et des croissants? Stupéfaits, ils font oui de la tête et la serveuse s’éloigne en souriant, son hypothèse est confirmée.
Lorsqu’ils quittent la terrasse, elle déborde de dîneurs dont certains les regardent avec insistance – des hommes en cravate, des femmes en tailleur – semblant leur dire heureusement que des gens comme nous font tourner le monde pendant que des gens comme vous prennent du bon temps! Comme pour signifier qu’elle est de leur côté, la serveuse leur fait à chacun la bise en guise d’au-revoir.
Dans la rue elle est un peu perdue, mais heureuse. Elle le regarde et lui rappelle qu’elle vient de la montagne, comme le fleuve, elle aimerait qu’il la guide dans cet espace inconnu, lui qui vient de la ville. Il rit, lui dit qu’elle s’est jusque-là très bien débrouillée sans lui et que c’est lui qui va la suivre; elle résiste, – montre-moi le chemin, lui dit-elle, il cède, la prend doucement par le bras et l’emmène vers le Rhin.
Ils quittent la quartier de Neuendorf et remontent le fleuve par le chemin qui serpente entre Kieselstrand – la plage de galets – et le camping. Juste en face du Deutsches Eck, ils bifurquent du côté du quartier de Lützel et se dirigent vers le pont Baudoin.

Plus que 365 jours… (224/365)

Octobre est un foyard – XIV

L’auberge est en fait une petite pension, on y est bien. Une chambre assez vaste, confortable, bien éclairée avec, en plus du lit et de l’armoire, une grande table avec des chaises, et un balcon. Au rez la salle à manger et le salon-bibliothèque attenant ouvrent sur une terrasse en dalles naturelles – du grès rouge – qui donne sur un jardin, brouillon et intime.

Ils décident de couler quelques jours à Koblenz – Confluentes disaient les Romains –, cette sorte de ville-forêt entre Moselle et Rhin. Ils ont du temps à rattraper, des brouillons à mettre au net, des itinéraires à tracer – dans la chambre, dans l’auberge, au jardin, en ville, au fil du Rhin et au-delà, peut-être même jusqu’à Riga.

Dans ce genre de pension, on est plus invités que clients; sans faire de caprice, on peut régler les journées à sa guise, même l’heure des repas se négocie, se discute entre commensaux. On aborde la saison creuse, seules trois chambres sont occupées sur les sept que compte le lieu.
Le matin, assez tôt, on leur apporte le petit-déjeuner dans la chambre, deux coups brefs à la porte et Gaspard va chercher le plateau. Le début de matinée se passe dans la chambre, autour de la vaste table, café, tartines, carnets, livres, cartes et plans. On part ensuite à la découverte de la ville. On dîne dehors et l’on revient rarement avant la fin d’après-midi. Le soir on mange au rez, avec les patrons et quelques pensionnaires, un peu comme à une table d’hôtes. L’heure où l’on regagne la chambre varie beaucoup.

Plus que 365 jours… (223/365)

Octobre est un foyard – XIII

– Qu’aurais-tu fait si tu avais reconnu mes yeux dans la fente du niqab entre chien et loup?

Ils sont sur un lit, dans une chambre, au bord du Rhin. Par la fenêtre entr’ouverte entrent le frais d’octobre et un peu de lumière de lune. Ils sont couchés sur le côté – elle sur le côté gauche, lui sur le côté droit –, face à face et se regardent dans les yeux.
– La lumière était à peu près la même que maintenant, je savais que ces yeux étaient ceux d’une femme, mais je ne saurais dire pourquoi, peut-être me suis-je simplement dit que ces yeux étaient muets car je connaissais leur voix, ta voix, ta voix rocailleuse que j’aime tant, mais je n’étais pas sûr, alors je n’ai pas bronché, pourtant tu t’es envolée avec tes copines, alors… Si j’avais reconnu tes yeux, je t’aurais demandé ce que je t’ai demandé tout à l’heure sur le pont – Heinrika, c’est bien toi? Et toi, qu’aurais-tu fait si je t’avais posé cette question?
– Cette question que j’espérais, Gaspard, si tu me l’avais posée, j’y aurais répondu en silence; j’aurais enlevé mon niqab et je me serais approchée de toi pour te serrer dans mes bras et les géographies de nos corps, ces doux reliefs que nous parcourons maintenant, c’est au Burghotel de Lorch que nous les aurions découvertes, et nous aurions réduit en confettis la feuille pliée en deux que j’avais posée sur ton lit, confettis, carnaval, fête des sens.

Ils sont couchés sur le côté – elle sur le côté gauche, lui sur le côté droit –, il pivote vers la gauche et se retrouve sur le dos, elle pivote vers la gauche et se retrouve sur lui. Ils ont marché le jour et ils se parcourent la nuit – douce géographie, cartes en relief, souffles en accord.