Plus que 365 jours… (252/365)

Novembre est une fleur flammes – XIII

Elle est venue bien avant l’heure, on a encore le temps avant l’ouverture de la boutique.
– Encore un café? demande-t-elle, comme si elle était chez elle – il aime que des gens se sentent chez eux dans sa boutique, Paola fait partie de ces gens.
– Volontiers, répond-il, et il la regarde faire, toujours debout, appuyé au bar.
Ils boivent le café en silence, savourant cet instant suspendu – caffè sospeso.

– Cette vieille jaquette, lui demande-t-elle, vous ne la gardez pas pour servir les clients?
Il rit.
– Seuls les clients qui arrivent avant l’heure peuvent la voir, avant l’ouverture officielle je la suspends à la porte de l’arrière-boutique, au crochet de mon grand-père.
– Accepteriez-vous une jaquette que vous pourriez porter devant les clients? J’ai de la belle laine d’alpaca, ce serait une sorte de loyer pour le percolateur et le moulin.
Ses yeux s’embrument. Il ouvre un tiroir du comptoir, en sort un livre et se met à lire, à mi-voix.

<<L’hiver, les troupeaux migrent vers le sud, vers ces lointains pacages qui s’étendent à l’infini en plein coeur du pays des Dzoungars. Vieillards, enfants et personnes fragiles font une halte quand il s’agit de traverser la rivière Ulungur. Cette rivière qui coule d’est en ouest se déverse dans le paisible et vaste lac du même nom. Au bord du rivage, ce ne sont que hameaux clairsemés, habités à plein temps ou à mi-temps. Il y a des écoles, des magasins et des dispensaires… Peut-être qu’à l’arrivée de l’hiver, nous déplacerons là-bas notre bazar.
Dans les pâtures d’hiver, plus loin encore que le sud du désert de Gobi, au coeur du grand désert de Dzoosotoyn Elisen, là où le terrain connaît des creux, nichent une ribambelle de « nids d’hiver » pour se protéger du vent. Nous ne pourrons jamais nous y rendre. Tout ce que je sais, c’est que les troupeaux de moutons qui en reviennent sont silencieux, patients; certaines bêtes ont un air pénétré de sciences, d’autres ont l’air comme absent.>>
[Li Juan, « Sous le ciel de l’Altaï », éd. Picquier poche, Arles 2019]

Plus que 365 jours… (251/365)

Novembre est une fleur flammes – XII

Elle sait que si elle entre par la porte de l’immeuble dont elle connaît le code elle le trouvera dans l’arrière-boutique en train de préparer l’ouverture, il aime que tout soit prêt à l’heure marquée sur la vitrine, que la machine soit bouillante pour le premier client, ou pour quelqu’un qui se présenterait avant l’heure.

Elle se présente avant l’heure pour lui dire que les choses avancent aux Yeux Fertiles, que l’on cherche une date pour inaugurer le coin café de la librairie et aussi l’atelier qui s’appellera Jeux d’Aiguilles; Denis s’est enfin mis à la tâche, le mobilier est prêt, le métier à tisser en phase de tests, Fatou, Jenna et Kira s’y emploient avec Hélène. Elle lui parle dans l’arrière-boutique où la vaisselle s’égoutte tandis qu’il prépare des tartines. Il voit bien qu’elle a quelque chose à lui demander mais qu’elle hésite, alors il prend les devants:
Dans ce carton en bas de l’étagère, il y a une machine que nous n’utilisons que pour des événements extérieurs ou que nous prêtons à des clients, la même que celle que vous admirez au magasin. Un prêt de durée indéterminée, ça vous irait?
Mais nous ne saurons jamais l’utiliser!
Suivez-moi.
Dans la boutique, il lui met le porte-filtre double dans la main:
Vous m’avez vu faire mille fois, à votre tour maintenant.
Ses gestes sont assurés, porte-filtre sous le moulin, porte-filtre sous la machine, deux tasses brûlantes sous le porte-filtre, lever la manette, admirer, abaisser la manette, deux sous-tasses, due espressi. Elle lui en tend un, pourtant on est dans sa boutique à lui. Il boit une gorgée, elle attend. Il dit:
Je confirme, un prêt longue durée, avec un moulin.
Elle approche sa tasse de la sienne, la céramique tinte, ils boivent. Contrat tacite.

Plus que 365 jours… (250/365)

Novembre est une fleur flammes – XI

Le banc du quai 3 n’est pas sur le plan suspendu derrière la vitrine et il n’est pas question qu’il le soit, les deux personnes qui y conversent en portugais sont pourtant liées à l’association Vivre ici, elles se sont rencontrées Aux Yeux Fertiles lors d’une soirée de lecture publique sur le thème des gares et des voyages en train.
Parler sur un banc, scène banale, sauf pour un témoin qui aurait assisté à l’arrivée de l’homme à la gare et à sa montée sur le quai 3, sauf pour un témoin qui assisterait à l’entier de cette conversation, ce long échange ponctué de silences.
En abordant la gare par l’avenue du même nom, le jeune homme, vingt-cinq ans au plus, n’attire l’attention de personne. Il traverse la place, va emprunter le passage sous-voie mais s’arrête brusquement en haut de l’escalier; surprise, une dame qui le suit se heurte à lui; elle s’excuse, il s’excuse et se met de-côté, se cramponne à la main courante. Il transpire, pourtant il n’a fourni aucun effort; il est tout rouge, pourtant il ne fait pas chaud. Quelqu’un lui demande si tout va bien, il fait oui de la tête, toujours cramponné à la balustrade; la personne insiste, lui propose de l’aide, il décline en criant. Des gens se retournent, il baisse la tête. Les gens sont pressés, ils passent et plus personne ne fait attention à lui. Il descend, marche après marche, comme un condamné qui monterait à l’échafaud. Dans le sous-voie, il rase le mur, tête baissée. C’est d’abord son épaule qui lui dit que le mur s’arrête et que la rampe d’accès au quai commence, juste avant ses yeux baissés et humides de sueur qui perle des sourcils, mais il sait encore compter, c’est la rampe du quai 2, lui va sur le quai 3, alors il continue. Le mur reprend, le mur l’emmène à la rampe du quai 3. Il monte à petits pas, épaule au mur qui monte. Il s’arrête en haut de la rampe, regarde le quai, calcule une trajectoire et se met à zigzaguer entre les gens qui attendent, d’un pas presque assuré. Le quai est long, elle doit être au bout, il ne la voit pas encore. Le quai est long, son pas prend de l’assurance, il sent enfin l’air sur son corps. Il la voit, il accélère, il arrive, il s’assied à côté d’elle, regarde devant lui, les mains posées sur les genoux. Elle pose une main sur son bras, doucement, le félicite, doucement. Il ne bronche pas; statue sur un banc, statue qui récupère à côté d’une dame à mi-chemin entre la soixantaine et la septantaine, tout au bout du quai 3, secteur A, face à la voie 5, dos à la voie 4, à droite du Jura. Il fixe Les Yeux Fertiles et finit par dire:
– Je pensais que je n’y arriverais jamais.
– J’aime attendre sur un banc.
– J’aime entendre votre accent ajoulot qui pointe encore derrière le portugais.
– Aide-moi à masquer cet accent, aide-moi à être de Lisbonne.
– Aidez-moi à repasser dans les gares, aidez-moi à reprendre le train.
– Tu viendras à Lisbonne avec moi?
– Non, mais vous m’écrirez de Lisbonne, en portugais, et je vous répondrai.

La conversation dure. Tantôt ils se regardent, tantôt il regarde la ville, au-delà du quai. Quand un train se met entre eux et la ville, il la regarde, quand le train est parti, il regarde la ville. Elle, elle le regarde toujours, tantôt de face, tantôt de profil. Drôle de duo, on ne saurait en dire plus; une mère et son fils, une jeune grand-mère et son petit-fils, deux connaissances? On ne sait pas.

– Sans cette lecture Aux Yeux Fertiles, sans cette rencontre avec vous, sans notre conversation, sans votre gentillesse, sans votre patience, jamais je ne serais revenu là.
– Sans cette rencontre avec toi, sans ton accent, sans ta confiance, jamais je ne serais venu sur ce banc.
– Alors continuons. D’où vous vient cet amour de Lisbonne?
– De mes camarades d’usine. On débarquait toutes de notre cambrouse, on était paumées, isolées, mais j’avais un avantage sur elles, la langue; au fin fond de mon Jura, on parlait le français, pas comme dans leur cambrouse à elles. J’ai appris à ne pas me plaindre, on était douze en famille, j’ai appris à voir le bon côté des choses, alors j’ai vite réalisé que j’avais de la chance, je comprenais le règlement, je comprenais les petits chefs, pas elles. Je leur ai appris le français, en chuchotant, on n’avait pas le droit de parler, à l’usine. Le soir on s’invitait les unes chez les autres, on cuisinait ensemble, on parlait, elles apprenaient la langue, elles m’apprenaient Lisbonne. Quand elles rentraient au pays, une à deux fois l’an, elles m’écrivaient des cartes, en français. Elles voulaient m’apprendre leur langue, mais l’usine a fermé; elles voulaient m’inviter dans leur pays, mais on s’est perdue de vue. Je suis devenue caissière, mon employeur orange m’a fait un prix sur un cours orange, un cours de portugais; je le comprends, je le lis, je l’écris assez bien, mais je dois encore parler, parler, parler. La retraite n’est pour moi qu’un mot vide, je veux aller à Lisbonne, en train, continuer ma vie, revoir mes camarades.

La conversation dure encore. Il parle doucement, juste pour elle. On voit leurs silences quand elle lui touche le bras, on dirait alors qu’elle va le rechercher très loin, au fond d’un immense abîme.
Ils finissent par se lever, elle le prend par le bras, il se laisse faire – une mère et son fils, une jeune grand-mère et son petit-fils, deux connaissances? Ils descendent la rampe, traversent le sous-voie; au sommet de l’escalier, ils se séparent en se disant – à demain! Il retraverse la place et prend l’avenue de la gare, elle redescend l’escalier. Elle habite au nord des voies, il habite au sud.

Plus que 365 jours… (249/365)

Novembre est une fleur flammes – X

Très au sud et un peu à l’ouest du plan qu’Heinrika étudie dans une cuisine, il y a un autre plan beaucoup plus grand, un plan qui figure une ville pourtant infiniment plus petite que celle dans laquelle habite le cousin de Gaspard.

Ce plan n’est pas affiché à un mur, il est suspendu derrière une vitrine comme un décor est accroché au cintre d’un théâtre. Comme il est suspendu, on peut le dépendre, le plan, par exemple pour le mettre à jour, et on ne s’en prive pas.
On y voit maintenant toute une série de points, des point numérotés qui figurent des lieux: bibliothèques, locaux associatifs, commerces, établissements publics, parcs municipaux, bancs, jardins privés, villas, immeubles, appartements, et caetera, et caetera.
Que fait-on dans ces lieux? On y fait ce que proposent les gens qui font ces lieux, les gens de l’association Vivre ici, les gens d’autres associations amies, mais aussi de simples anonymes: soirée conte dans un bibliothèque, atelier cuisine et migration chez un particulier, après-midi dessin dans un potager, goûter tartines autour d’un four à pain, cours de conversation portugaise sur un banc du quai 3, et caetera, et caetera.
Les flèches vertes peintes au pochoir se propagent sur les murs de la ville – magnifique épidémie –, sur le plan, les rues coloriées se multiplient; ainsi les gens ne se perdent pas, ainsi les esseulés, les égarés et les paumés de tout poil se retrouvent dans des lieux où l’on crée et recrée du lien, entre humains.

Depuis quelque temps des dates jaunes apparaissent sur le plan – nouvelle épidémie –, comme des fenêtres prêtes à s’ouvrir dans le noir solstice.

Plus que 365 jours… (248/365)

Novembre est une fleur flammes – IX

Après le café à la turque ils se rendent à l’appartement du cousin de Gaspard, deux rues derrière le bar.

La première clé ouvre la porte de l’immeuble, la seconde celle de l’appartement que Gaspard connaît bien, il y a souvent séjourné. L’entrée se fait par un hall meublé – petit secrétaire en cerisier, chaise et bibliothèque assorties, patère en cuivre, tapis afghan – de taille moyenne autour duquel se distribuent les pièces et des placards; à droite de la porte d’entrée, deux placards encastrés  dans la mur; en face de l’entrée deux portes côte à côte, la salle de bain et les WC; à droite une porte vitrée ouvre sur le salon et à côté du salon se trouve la chambre; ces deux pièces donnent sur la rue, étroite, calme et joliment arborisée; à gauche de l’entrée une autre porte vitrée donne accès à la cuisine très lumineuse qui ouvre sur une petite cour intérieure aménagée en jardin-terrasse.
Au beau milieu de la table de la cuisine – un grand rectangle autour duquel on mange facilement à huit – trône un pot de marmite, le modèle familial, auquel est appuyée une carte.

Mon cher Gaspard,
Fidèle à ton habitude, tu as dû m’apporter du bon vieux cenovis, alors je t’offre un pot de marmite, je sais qu’on n’en trouve pas facilement en Suisse et que ton coeur, comme le mien, balance entre cenovis et marmite! J’ai aussi mis du Sinalco au frigo, et de la Kölsch, la Mühlen, ta préférée.
Je suis en Italie pour un reportage au long cours, j’ai reçu ta carte la veille de mon départ; […]
Ma chère Heinrika,
Je ferai ta connaissance une autre fois, très bientôt j’espère, j’ai hâte de rencontrer cette main qui dessine si bien! – oui, Gaspard, la Forteresse d’Ehrenbreitstein est encore plus belle à l’aube!
En attendant faites comme chez vous, je n’ai pas déplié le canapé mais je vous ai préparé ma chambre.

Je vous embrasse tous les deux,
Jan

Ils s’installent puis Gaspard ressort faire quelques courses pour le souper. Pendant ce temps Heinrika examine le plan de la ville affiché au mur de la cuisine. Elle trouve sans peine la rue dans laquelle habite Pablo; ils iront demain, une petite heure de marche, à vue de nez. 

Plus que 365 jours… (247/365)

Novembre est une fleur flammes – VIII

Ils arrivent dans la ville d’eau en fin d’après-midi, un moment idéal pour aborder une ville, voir son rythme changer, ses rues s’animer, ses bars se remplir et, à cette saison, ses lampes s’allumer, une sorte d’intimité collective qui s’installe.

Ils ont choisi la rive gauche, la rive de la gare principale, la rive du quartier belge. En réalité, elle lui a demandé d’aborder Cologne avec elle comme il avait l’habitude de le faire quand il venait seul. Alors il a mis le cap sur la gare et ils mangent une saucisse accompagnée d’une Kölsch à un stand d’où ils voient la cathédrale.
– J’aime ce moment du jour, je suis toujours ému d’assister à ce baisser de lumière, à ces lueurs qui se croisent, l’orange et le bleu violet qui descendent tandis que montent les noirs, avec parfois le clair des nuages qui s’en mêle; ça me renvoie à ce mélange d’euphorie et de peurs de mon enfance.
Elle l’écoute sans un mot, sans le regarder, elle fixe les deux tours; pense-t-elle aussi à des crépuscules passés? Il ne sait rien de son enfance, ou si peu de chose, lui en parlera-t-elle un jour? Pour l’instant, on dirait que ce soir quelqu’un d’autre écoute. Lorsque le noir a pris le dessus, les vitrines et les lampadaires de la place sont allumés, la gare est un immense phare au bord du Rhin, mais la cathédrale reste plongée dans les ténèbres. Cela ne dure qu’un instant. L’intérieur du monument s’allume d’un coup, colorant les vitraux d’une lumière chaude, puis les projecteurs prennent le relais du dehors, léchant les flèches et les murs d’une lumière plus froide. Alors qu’ils s’enfoncent dans les rues, elle lui attrape la main et lui demande:
– Penses-tu que le fonctionnaire ou le sacristain en charge de l’éclairage t’a entendu?
Il serre sa main et l’entraîne vers l’est, le quartier belge, le quartier cousin.
Il est heureux de retrouver ses marques sans peine dans ces rues à la fois étrangères et familières. Il n’a jamais aimé qu’on vienne le chercher à la gare, ne pas déranger, se débrouiller tout seul, découvrir, s’immerger quitte à se perdre, zigzaguer tout en gardant le cap. Ils arrivent sur la Place de Bruxelles où trône l’église Sankt Michael. Il retrouve sans peine l’épicerie tenue par le couple afghan que son cousin fréquente, il ne veut pas arriver les mains vides. Ils achètent des saucisses blanches, qu’on pochera au petit-déjeuner – elles sont si bonnes avec de la moutarde douce –, une bouteille de sinalco, un pot de cenovis, des barres ovo et une plaque de chocmel; personne ne sait exactement pourquoi on trouve un tel degré d’exotisme dans ce quartier – peut-être à cause des étudiants Erasmus? – mais tout le monde appelle ce commerce la caverne d’Ali Baba.
Non loin de la caverne il y a toujours ce bar minuscule tenu par un Turc ami du cousin, ils entrent pour un café.
Le patron reconnaît aussitôt celui qui a passé de si longues heures à lire et à écrire derrière sa vitrine qui donne sur la place de Bruxelles, dans son souk minuscule, son enclave stanbouliote.
– Ton cousin est parti mais il m’a laissé la clé, il sait que tu aimes venir chez moi quand tu habites chez lui.

Plus que 365 jours… (246/365)

Novembre est une fleur flammes – VII

Mon cher Jan,
Je t’écris de Coblence pour te dire que je serai bientôt à Cologne, dans une semaine au plus tard. Ça y est, je le réalise ce vieux rêve, marcher vers vous, ma famille allemande! J’aurais sans doute dû t’avertir plus tôt, tu l’aurais dit à tes soeurs et à ta mère pour que nous passions du temps ensemble, comme autrefois; mais ça m’était difficile de planifier plus que quelques jours à l’avance, je marche depuis plus de dix mois, mon cap est incertain, je t’expliquerai, nous t’expliquerons, je ne suis pas seul, une amie m’a rejoint, je te la présenterai, j’espère vraiment que tu seras là. Elle s’appelle Heinrika, elle a dessiné la carte au dos de laquelle je t’écris; tu reconnais je pense la Forteresse d’Ehrenbreitstein, ne trouves-tu pas qu’elle est encore plus belle dans les premières lueurs du matin?

Je t’embrasse, mon cher cousin,
Gaspard

Plus que 365 jours… (245/365)

Novembre est une fleur flammes – VI

Rien de notable ne se passe entre Bonn et Cologne, ils prennent pourtant de nombreuses notes entre ces deux villes – en formes, en couleurs, en mots, en chiffres – dans leur tout nouveau Journal des rivesDe loin on pourrait croire qu’ils lambinent, ce qui ne serait pas tout à fait faux, mais de près on constate qu’ils prennent grand soin à réaliser une sorte de programme dont on trouve la légende sur la première page.
A la couture de chaque double page ils ont dessiné le fleuve, le plus précisément possible, une épaisse bande bleue, rectiligne et sinueuse, droites et courbes, boulevard entre méandres. Des plages de couleurs indiquent la substance des rives: localités, jardins, vignes, champs, forêts, zones industrielles, et caetera, et caetera. Pas de relief ni de réseau, juste des rives mises à plat, avec des traits blancs ici et là, tillés pour un bac, pleins pour un pont. La bande bleue qui serpente dans ce patchwork coloré commence à Koblenz et vise Cologne, peut-être au-delà. Dans les couleurs on peut trouver des mots, en noir ou en blanc, parfois les deux, façon yīn et yang, des précisions sensibles ou des commentaires opposés, chacun avec une écriture différente: hameau pittoresque / petit village factice, genre Tintin au pays des soviets. On trouve aussi des chiffres, qui renvoient à d’autres pages; sur l’une de ces pages on voit une maison qui est à deux pas de la fourche d’une rue, avec son petit portail entouré de deux jeunes peupliers, son allée de gravier, ses six marches et une vieille porte en bois en haut du perron; on a donné un nom aux peupliers, Evi et Leo – petits peupliers deviendront grands. A côté de son dessin, Heinrika a écrit un texte.
Les couleurs des rives semblent dire que Cologne s’annonce encore plus tôt que Bonn, que c’est une ville beaucoup plus grosse, une ville qui reflue vers l’amont, le bâti s’accélère, la nature ralentit. Les bateaux sont plus nombreux sur le fleuve et semblent foncer vers une ligne d’arrivée. Dans un méandre étroit un bateau de croisière  – De Bâle à Amsterdam avec Monsieur Jardinier – se déporte pour doubler un chaland, les passagers applaudissent mais le chaland ne bronche pas, à l’image de son amiral qui fume la pipe comme dans Petzi.
Tout comme Heinrika, Gaspard met beaucoup de soin dans sa tâche, cette sorte de cartographie des rives, mais il y met quelque chose en plus, comme pour essayer de retenir le temps; c’est qu’il arrive au bout d’un rêve, Gaspard, aller chez ses cousins en suivant le fleuve, et la ville des cousins s’annonce. Il est un peu inquiet, Gaspard, qu’y a-t-il après les rêves? Heinrika lui prend son crayon, attrape sa main et l’entraîne vers l’aval de son pas décidé; assez colorié! semble-t-elle lui dire, marchons de conserve vers la ville rêvée.
Et ils marchent main dans la main le long de l’épaisse bande bleue, tantôt rectiligne tantôt sinueuse, virent à bâbord dans le dernier méandre et se laissent porter par le boulevard qui entre à Cologne.

Plus que 365 jours… (244/365)

Novembre est une fleur flammes – V

« Elga et moi sommes des enfants de l’Elbe, nés sur un bateau piloté par notre père entre Hambourg et la Mer du Nord, le tronçon le plus dangereux du fleuve; nous sommes de faux jumeaux, mais de vrais marins. Naviguer sur ces eaux n’est pas donné à tous les capitaines, aussi faut-il des pilotes, un rude métier que notre père a pratiqué toute sa vie et qu’il nous a transmis, d’une certaine manière.
Le soir de notre naissance, Papa était à la maison aux côtés de Maman. La capitainerie l’a appelé pour remplacer un collègue, une mission de routine, mener un cargo jusqu’à Cuxhaven. Papa n’a fixé qu’une condition, emmener Maman, tous les deux sentaient que notre naissance était proche, pas question de se séparer. Papa était un des pilotes les plus aguerris et la capitainerie a accepté. J’entends encore Maman rire en nous racontant qu’elle avait perdu les eaux en quittant  le port d’Hambourg à marée haute; elle nous disait ensuite, sans rire, que le travail avait duré, duré, puis riait à nouveau en nous parlant de sa délivrance, au moment où le bateau passait devant la petite ville de Glückstadt – mieux que mille fées sur votre berceau! disait Papa, ce qui n’a pas suffi, hélas, à sauver Elga.
Notre naissance a eu lieu sans incident sur un cargo suédois qui transportait des voitures aux  Etats-Unis; c’est son capitaine qui nous a baptisés – religion, marins! Nous avons passé notre premier jour en famille à Cuxhaven et nous sommes rentrés sur un bateau qui revenait d’une campagne de pêche dans l’Atlantique, son capitaine était un cousin de Maman.
Nous sommes allés à l’école, mais le plus clair de notre enfance et de notre jeunesse, c’est sur l’eau que nous l’avons passé, le fleuve, la mer et l’océan. Elga est devenue pilote et capitaine sur le Rhin, je suis devenu pêcheur en mer. »

Et Wilfred de raconter de mémorables campagnes de pêches, des rendez-vous avec sa soeur à Amsterdam, des périples nautiques en famille, et caetera, et caetera.

« A la mort d’Elga, j’ai vendu mon bateau, acheté cette petite maison, ma barque de pêcheur et je suis devenu marin d’eau douce, mais j’ai gardé des contacts dans la marine. Quand vous serez à Cologne, allez trouver Pablo de ma part, d’ici votre arrivée je l’aurai informé de votre projet.
Et maintenant au lit, il se fait tard, nous rangerons demain et Gaspard nous montrera ses talents pour la vaisselle, Jakob m’a tout raconté, tout! »
Eclats de rire dans la cuisine où l’on a mangé un délicieux ragoût, tendre et fondant comme un ragoût doit l’être.

Plus que 365 jours… (243/365)

Novembre est une fleur flammes – IV

Ils ont fait étape dans un village entre Koblenz et Bonn – chez Evi, Leo et Jakob –, approximativement à mi-chemin entre les deux villes, et les voilà repartis.
En quittant Koblenz, ils avaient vu la ville décroître, se faire moins verticale, moins dense, se diluer, en quelque sorte, mais ça avait pris bien des kilomètres tant l’agglomérat était grand. En s’approchant de Bonn, ils font l’expérience inverse; comme un fleuve qui doit se glisser entre des berges artificielles, la nature se faufile tant qu’elle peut entre l’urbain qui se réagglomère, bien en amont de l’ancienne ville fédérale; les prés se font jardins, les haies d’arbustes clôtures, puis treillis, les arbres sont supplantés par des antennes, ces mâts branchés sans matelot. Jusque-là les localités étaient disposées en quinconce le long du Rhin, souvent à bonne distance, maintenant elles se succèdent de plus en plus vite, se font face jusqu’à former une haie d’honneur pour le fleuve qui entre à Bonn, l’ancienne capitale.
En principe Wilfred doit les attendre sur la terrasse du restaurant Bastei, en bordure de la route, juste après le Panorama Park, dans le quartier de Rüngsdorf, au sud de la ville, cet organisme vivant qui n’en finit pas de s’étirer le long du fleuve et dans d’autres directions, comme un d’hippocampe difforme. Ils pensent être en avance, s’installent sur la terrasse et vont commander lorsqu’on les siffle du fleuve, un homme sur une barque de pêcheur.
– Heinrika et Gaspard?
– Wilfred?
Ils quittent la terrasse en s’excusant, traversent la route, rejoignent le ponton de la compagnie KD – Köln-Düsseldorf et embarquent. Poignées de main vigoureuses, chaleureuses.
– Je n’ai rien dit à Jakob, je voulais vous faire la surprise. Vous verrez,  depuis le Rhin Bonn est très belle, surtout à la tombée du jour. On va chez moi, une petite localité à la sortie de la ville, sur la rive gauche.
On dit que les faux jumeaux sont en général très différents, pourtant Wilfred et sa soeur Elga se ressemblent comme deux gouttes d’eau – ils l’ont vue en photo dans un album d’Evi et de Leo. Du bateau, chacun scrute sa rive – Heinrika la gauche, Gaspard la droite – tandis que Wilfred pilote en les observant à la dérobée; il comprend qu’ils goûtent ses rives, alors il ralentit.
– On a le temps, précise-t-il, le ragoût c’est pas bon quand ça n’a pas assez mijoté.