Plus que 365 jours… (272/365)

Noir comme décembre – III bis

Un papillon ne peut pas prévoir le temps mais il peut renseigner. Au verso du papillon, certains événements sont précédés d’un astérisque.

*En cas de fortes précipitations ou de vent violent, l’événement sera déplacé à… / sera reporté au… / sera annulé. En cas de doute, il est possible de se renseigner une heure à l’avance au numéro suivant: …

On pourrait qualifier le temps de ce début de soirée de temps de chien, mais comme il est froid et venteux, le temps, il n’y a plus de chien dehors à l’heure qu’il est, quant aux maîtres, ils pantouflent. On a indiqué aux quelques téléphoneurs que l’événement avait bien lieu, que la clairière était à l’abri  du vent et qu’il y aurait du vin chaud et du thé bouillant – habillez-vous chaudement, suivez les lanternes depuis l’arrêt du bus indiqué sur le plan et ouvrez vos oreilles, a-t-on encore dit aux téléphoneurs, pourtant c’était déjà écrit sur le papillon.

Grâce à sa parfaite connaissance de la forêt, Giuseppe a su choisir le bon lieu. Une heure avant l’heure dite, ils sont cinq ou six à l’accompagner pour tout préparer : allumer le feu, installer les falots tempête entre la route et la clairière, chauffer les instruments, accorder les voix, et caetera, et caetera.
A dix-neuf heures tapantes les deux flûtes – une alto et une soprano – entonnent le premier air que les voix reprennent en choeur. Comme le matin dans la salle d’attente de la gare, la bise s’en mêle; elle descend vers la route et apporte avec un peu d’avance la musique à ceux qui montent vers la clairière en suivant les falots.

La chantée se termine quelques minutes avant vingt heures. Pendant qu’on boit les dernières gorgées de vin chaud et de thé brûlant, Giuseppe explique à l’assemblée forestière que de cette clairière on peut entendre sonner trois clochers différents, une sorte de choeur à trois voix qui chantent en décalé car les horloges des églises ne sont pas au diapason. La voix de Giuseppe se tait et les oreilles se tendent pour scruter la nuit.

Plus que 365 jours… (271/365)

Noir comme décembre – III

Dans chaque lieu de l’opération Avant l’aube et après le crépuscule : Lumières de décembre, il y a un le livre d’or, appelé tout simplement Livre de décembre. Ce livre est amené chaque matin et chaque soir dans les lieux de rendez-vous imprimés au verso du papillon; tour à tour Marguerite, Paola et Mathilde se chargent de cette mission; le reste du temps le Livre de décembre est Aux Yeux Fertiles, son port d’attache où chacun peut le consulter.
On trouve de tout dans ce livre, des remerciements, des commentaires, des idées, du second degré, voire plus.

Livre de décembre [extraits]

2 décembre

[…]
Je préférais la vieille porte en chêne, mais Margaret et John sont exquis et la bière excellente, bien qu’un peu nébuleuse ;-)Mickaël
[…]
Enfin de vrais journaux et du bon café dans un établissement public. Je reviendrai ! A. (John est très beau mais devrait plus sourire, Margaret est parfaite.)
[…]
J’aime les vitrines qui ouvrent sur de beaux espaces, ce lieu est magnifique, et si humain ! R. (Margaret est très belle et si souriante. Qui est ce John ?)
[…]
So british!

3 décembre

Quelle magnifique idée de lire des textes dans une salle d’attente de gare ! Ces deux comédiennes m’ont ému aux larmes. Les salles d’attente rassemblent toutes les catégories de gens, mais il est rare qu’on se parle. Après la lecture, en buvant du thé, j’ai parlé avec un infirmier qui allait prendre son service, avec un cheminot qui venait de finir sa nuit et avec un notaire, on a parlé de la bise, de notre façon de l’aimer, de sa façon de chanter dans une salle d’attente pour accompagner des textes sur la marche et le voyage au long cours.
Merci Vivre ici, vous nous faites regarder la ville autrement, vous nous aidez à voir des gens que l’on ne voit pas dans la frénésie du quotidien. Emilie, gymnasienne

Plus que 365 jours… (270/365)

Noir comme décembre – II

Personne ne l’a jamais vue éclairée cette vitrine qui s’allume quelques minutes avant six heures, ce lundi matin 2 décembre. Rien d’anormal. Il y a quelques jours encore c’était une porte de garage, un grand garage double dans lequel dormaient deux voitures de collection, deux vieilles anglaises, comme leur propriétaire, l’excentrique demoiselle sans âge qui avait atterri là au milieu des années cinquante, acheté l’immeuble, élu domicile au dernier étage, rangé ses joujoux dans le garage.
La demoiselle est morte en septembre, un faire-part l’a annoncé le lendemain d’une cérémonie ayant eu lieu dans la plus stricte intimité. Selon le faire-part, les cendres ont été dispersées à Venise, au large du Lido; la demoiselle appartenait à l’une de ces vieilles familles d’aristocrates pratiquant la villégiature.
Au rez de l’immeuble, sur la façade perpendiculaire à celle où l’on trouve le garage, il y a une agence de pompes funèbres. Longtemps la rumeur a parlé d’une idylle entre la vieille Anglaise et le croque-mort amateur de vieilles anglaises à quatre roues. La rumeur était sans doute fondée, le croque-mort vient d’hériter de l’immeuble, selon le registre foncier. Les huit roues d’outre-Manche ont disparu et, depuis quelques temps, on voyait deux jeunes gens trafiquer dans le garage, deux jeunes gens bien comme il faut.
Vendredi dernier, dernier vendredi de novembre, deux artisans sont venus remplacer la vieille porte du garage par une belle vitrine avec un cadre en bois et une porte assortie, on a alors enfin pu voir l’envers du trafic : un bel espace avec bar, fauteuils, tables basses et tourniquets à journaux. Sur la vitrine on peut lire, dans une belle mise en page – so british – « Ici on peut lire la presse du monde entier, passer du temps et refaire le monde. Le café et le thé sont d’ici, la bière et les croissants aussi, la carafe d’eau est offerte. (Pour les avis mortuaires, prière de s’adresser à nos voisins.) »
Comme on l’a dit plus haut, la vitrine s’allume juste avant six heures ce lundi matin 2 décembre, John et Margaret sont prêts à accueillir les premiers arrivants.

Dans la ville de Mathilde l’association Vivre ici compte une nouvelle adresse et deux nouveaux membres – so british.

Plus que 365 jours… (269/365)

Noir comme décembre – I bis

Ce dimanche 1er décembre, peu avant 17 heures, les vitrines des Yeux Fertiles s’allument. Des gens arrivent peu à peu, ils ont lu sur un papillon: Soirée jeux de société et repas canadien.
Il y a aussi des passants surpris qui poussent la porte pour s’informer, on les renseigne, certains restent, d’autres disent qu’ils reviendront plus tard, d’autres encore ne disent rien.
Parmi les gens qui arrivent, certains ont un jeu sous le bras, d’autres quelque chose à manger, d’autres encore une boisson. De leur côté, les hôtes de la soirée ont prévu des jeux, des châtaignes rôties, du fromage et du thé chaud, sait-on jamais.

C’est un très belle soirée, simple et belle. Lorsque les vitrines s’éteignent, c’est déjà le 2 décembre et une autre vitrine ne va pas tarder à s’allumer.

Plus que 365 jours… (268/365)

Noir comme décembre – I

– La pluie est avec nous, comme le soleil hier, s’exclame le cordonnier, soyez les bienvenus dans mon échoppe!

On ne peut pas dire qu’il y a foule, mais du monde est là, en ce 1er décembre, premier dimanche du mois, et ceux qui entrent sont happés par des bouffées de chaleur et des senteurs mêlées, cuir, pain frais, café, thé aux épices et confitures maison.
Sur les papillons de l’association Vivre ici, au verso du plan imprimé, on trouve 31 dates, 62 événements et une centaine d’adresses. Deux événements par jour, dont certains ayant lieu simultanément à plusieurs endroits, comme on le verra plus tard. Plus tard on verra aussi que certains lieux accueillent différents événements, donc à plusieurs dates.
Le premier de la liste est le cordonnier, membre depuis peu de l’association Vivre iciil offre ce matin un petit déjeuner à tous ceux qui aiment se lever tôt, à tous ceux qui aiment passer un moment en compagnie, partager une réflexion. Ce qu’il aimerait partager en ce dimanche matin, le cordonnier, en plus du petit-déjeuner dont les effluves sortent dans la rue chaque fois que quelqu’un ouvre la porte pour entrer, c’est la rue justement. Sur le papillon, à côté de la date et de l’adresse, on peut lire Quelles rues voulons-nous? 
– Voyez-vous, explique le cordonnier, j’ai repris cette échoppe il y a près de quarante ans, j’envisage de prendre ma retraite, je ne suis pas pressé, mais pour l’instant ceux qui me proposent de reprendre le local n’ont pas de projets qui vont dans le sens d’une rue partagée, d’une rue animée, ils me parlent chiffre d’affaires, heures d’ouvertures, places de parc, mais jamais d’humain. Je crois que cette rue doit rester diverse, vivante, ouverte à tous, ainsi que les autres rues du quartier. C’est grâce Aux Yeux Fertiles que j’ai connu l’association Vivre ici, j’en suis devenu membre actif, je crois qu’il est temps de réfléchir ensemble à l’avenir de nos rues, à l’avenir de notre ville, à notre avenir à tous, en somme.
Des gens applaudissent, on se bouscule pour prendre la parole, les idées fusent et les tartines circulent, les unes et les autres sont généreuses.

Ainsi parle-t-on en ce premier dimanche de décembre dans une rue d’une petite ville, la ville de Mathilde, une ville dans laquelle on verra en décembre certaines vitrines s’allumer plus tôt que d’habitude et d’autres s’éteindre plus tard, ainsi que des fenêtres. L’opération lancée la veille – jour de marché, le dernier marché ensoleillé de novembre – s’intitule Avant l’aube et après le crépuscule : Lumières de décembre.
Tous ces moments ne seront pas rapportés ici, mais un certain nombre.

Plus que 365 jours… (267/365)

Noir comme décembre

On peut avoir de nombreuses raisons d’aimer ou de détester décembre. Moi, c’est le noir.

Rien dans mon enfance ne disqualifie le noir. Dans mes jeunes souvenirs aucun adulte n’a jeté l’anathème sur cette couleur profonde. Aller à l’école en décembre c’était, le matin, passer d’une tache de couleur à l’autre quelques mètres entre deux réverbères – puis s’engouffrer dans le petit chemin, boyau à peine éclairé entre deux charmilles, avant de déboucher sur les dernières taches claires qui nous menaient à bon port. Rentrer de l’école en décembre c’était traîner le plus longtemps possible pour arriver de nuit. Je ne sais plus très bien à quelle heure la cloche sonnait, mais je me souviens parfaitement de ces longues minutes de bonheur passées à attendre le noir au milieu des feuilles mortes, en particulier cet après-midi de décembre, peu avant les vacances d’hiver, une lanterne à la main.
C’était une petite lanterne de rien du tout, une de ces lanternes bricolées à l’école avec du carton noir, du papier vitrail, une bougie à réchaud et un fin fil de fer, à l’aide de ciseaux, de colle et d’un poinçon. Où avais-je chipé les allumettes? ou étais-je déjà petit louveteau? je ne m’en souviens plus, toujours est-il que j’ai attendu la nuit pour essayer la lanterne que j’allais offrir à celle qui me laissait traîner sur le chemin de l’école avec toute sa confiance. Et comme elle marchait bien, ma lanterne, elle a fait le reste du chemin avec moi et c’est allumée et avec quelques jours d’avance que je te l’ai offerte; t’en souviens-tu, Maman?

Décembre est noir et je l’aime passionnément.

Plus que 365 jours… (266/365)

Novembre est une fleur flammes – XXVII

Un petit soleil de novembre a été leur allié ce matin, la foule était au rendez-vous, sur la place et dans les rues adjacentes; « les gens du dixième » ont sillonné ces espaces par groupes de deux, un porteur de hotte remplie de mini foccaccia, un distributeur de papillons. Tout est parti comme des petits pains, les foccacia n’ont pas fait long feu et les papillons ont été retournés plusieurs fois avant d’entrer dans les poches. Au recto, un plan de la ville, cette petite ville de banlieue réchauffée par le dernier soleil de novembre en ce jour de marché, au verso, des dates et des chiffres qui renvoient au plan, avec chaque fois une adresse, un horaire ainsi qu’un descriptif du lieu et de la proposition faite.
Un rapide bilan de l’opération du matin a lieu Aux Yeux Fertiles; on comptait boire un verre en se partageant les derniers pains parfumés, mais il n’en reste aucun, la conclusion est claire; alors, à défaut de pain, on partage la joie et on se dit  qu’on mangera plus en décembre!
Si la pluie, la neige, le vent et le froid se font leurs alliés, les lieux de décembre se rempliront aussi vite que les hottes au romarin se sont vidées.

Plus que 365 jours… (265/365)

Novembre est une fleur flammes – XXVI

Soirée à guichet fermé chez Mathilde; on aurait été plus à l’aise Aux Yeux Fertiles, mais il n’y a pas de four à pain, ce qui n’aide pas pour une soirée pizza; et chez Mathilde il y a autre chose qu’il n’y a pas à la librairie-café-atelier, quelque chose qui est lié à la taille de l’espace, à sa configuration, à l’absence de vitrines, à la présence de carreaux aux fenêtres.
C’est dans cette intimité qu’on a rassemblé une trentaine de personnes, des humains triés sur le volet, ceux qu’on appelle pour l’instant « les gens du dixième », ce qui n’est pas très clair, il est vrai.
Autour de Robert et de Rose, une petite équipe à l’épreuve du froid et de la pluie a passé la fin d’après-midi à pétrir, à saucer, à couper, à hacher, à allumer, à entretenir, à étaler, à recouvrir, à enfourner, à défourner, à faire refroidir, à tenir au chaud, à aller et venir, et caetera, et caetera.
Et maintenant, serrés dans le grand séjour de chez Mathilde, on passe en revue les derniers détails pour l’opération du lendemain; chacun précise son poste, chacun répète son rôle. Il y a aussi des questions pour le surlendemain et les jours suivants, pour tout ce noir qui arrive à grands pas, alors on précise aussi, et on répète. Au milieu de ces précisions et de ces répétitions sur le noir qui approche il y a des blancs, des silences, c’est que les bouches sont pleines, pleines de foccacia au romarin et de jambon de Parme et que dans les gosiers ruisselle du Moscato d’Asti. Lorsque tout est clair à propos du noir, les bouteilles piémontaises sont vides et les plats ratiboisés, alors on passe au vin rouge de Calabre et les pizza entrent dans la maison comme par enchantement. Repas joyeux, dolci, caffè, grappa et tutti et tutti.
Dix heures sonnent quand Mathilde décrète le couvre-feu – c’est vrai que demain il faudra être d’attaque, disent les convives en quittant la maison par petits groupes. Seul Fernando fait la sourde oreille et se jette avec passion dans la vaisselle – une rôle de composition – mais Mathilde n’est pas dupe et le met à la porte avec toute la douceur du monde; elle aime passer en revue les images de ses journées en remettant de l’ordre dans sa maison.
– Demain soir, si tu veux, je gratterai à ta porte.

Plus que 365 jours… (264/365)

Novembre est une fleur flammes – XXV

Tandis qu’un train fonce vers Lisbonne avec une infinité de gens à son bord, un bateau glisse vers Amsterdam. Tandis que Linda refait ses lettres, Fredo s’alphabétise et Pablo se livre.

C’est l’histoire de sa famille que la capitaine dépose par bribes dans un cahier, aidé par ses apprentis marins d’eau douce qui se relaient pour l’écouter. Fragment après fragment il s’allège, se libère, s’adoucit enfin. Il ne crie plus sur Fredo, il ne crie plus sur personne, il se maîtrise, trace un nouveau chemin, sans oublier d’où il vient. Pour être sûr de ne pas oublier d’où il vient, il donne la parole à sa famille, ce n’est pas lui qui parle, mais eux, ils disent je, on, nous, Pablo ne veut pas être le narrateur, il veut restituer l’histoire telle qu’on lui l’a racontée, maintes et maintes fois.

Fragment A1 (suite)
Il n’était pas question pour moi de regagner l’Andalousie, j’aurais fini en prison, alors je suis resté dans la brise, la peur au ventre,  ne pas céder au mal du pays. C’est ta grand-mère qui m’a guéri de ce mal, bien avant qu’elle devienne ta grand-mère; elle avait aussi mal à son pays – qui s’appelait pourtant L’Ajoie – mais d’une autre manière que moi. Sa mère est morte en la mettant au monde, ce que son père et ses frères ne lui ont jamais pardonné. Lorsqu’elle ne travaillait pas à l’atelier – j’avais trouvé un emploi dans un atelier d’horlogerie, c’est là qu’on s’est connu – elle devait faire tourner la maison familiale, seule femme au milieu d’un clan d’hommes, son père et ses trois frères restés célibataires, des gars tellement rustres qu’aucune femme n’en voulait. Seule femme au milieu d’un clan d’hommes qui lui reprochaient chaque jour sa naissance, de mille et mille façons.
Le jour de ses vingt ans elle a plaqué L’Ajoie et m’a emmené avec elle. On est arrivé à Bâle comme deux étrangers, la ville nous a adoptés sans faire d’histoires.

Plus que 365 jours… (263/365)

Novembre est une fleur flammes – XXIV

– J’ai lu ce roman, dit Mathilde, il s’ouvre sur plusieurs citations, dont une de Pessoa tirée du Livre de l’intranquillité:

<< Cada um de nós é vários, é muitos, é uma prolixidade de si mesmos. Por isso aquele que despreza o ambiente não é o mesmo que dele se alegra ou padece. Na vasta colónia do nosso ser há gente de muitas espécies, pensando e sentindo diferentemente. >>

Tout le monde est surpris d’entendre Mathilde parler en portugais, sauf Fernando, qui traduit la citation:

<< Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-mêmes. C’est pourquoi l’être qui dédaigne l’air ambiant n’est pas le même que celui qui le savoure ou qui en souffre. Il y a des gens d’espèces bien différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent différemment. >>

Depuis ce soir-là, après l’heure de fermeture, on voit souvent Aux Yeux Fertiles quatre personnages – donc une infinité – assis autour d’une table comme des joueurs de jass. L’un d’eux lit un roman, en français, à haute et intelligible voix, une voix grave, la seule voix masculine de la table. En face de lui, Linda écoute, de toutes ses oreilles, ce récit qui la ramène au pays; parfois elle fait un signe pour indiquer qu’elle n’a pas compris quelque chose, alors une voix prend le relais, celle de Mathilde qui est assise à côté d’elle, dans la diagonale de Fernando; Mathilde relit la dernière phrase de Fernando, en portugais, car elle tient dans ses mains le même roman que Fernando, mais écrit dans la langue originale. En général le passage par le portugais permet à Linda de comprendre, mais il arrive parfois qu’elle reste perplexe. Alors la quatrième voix, celle de Marguerite, prend le relais et explique à Linda ce qu’elle ne saisit pas bien. Au fil des soirées, on entend de moins en moins les voix féminines, Linda progresse à la vitesse d’un train de nuit qui fonce vers Lisbonne.
Dans ce train il n’y a pas de contrôleur mais un mordomo veille au bien-être des quatre amis – donc une infinité – qui lisent ensemble; discrètement, Pierre remplit les verres et ravitaille les foules entre deux chapitres.

<< Ce jour commença à la manière d’innombrables autres jours, pourtant, après lui, rien ne devait plus être comme avant dans la vie de Raimund Gregorius. >>
[Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne]