J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 40/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 40
Contagion

Alcide était bien connu dans le bourg, honorablement connu, il y avait grandi, fait ses classes – officielles et vertes –, son apprentissage de ramoneur et il y habitait encore, même s’il travaillait pour un patron en ville; aussi ne fut-on pas très surpris de le voir à nouveau sur les toits du bourg, même s’il ne ramonait pas – on a vu ci-dessus qu’en ces temps de Grand Confinement même certains ramoneurs ne pouvaient plus ramoner – mais parlait dans les cheminées; il expliqua à quelqu’un ce qu’il y fabriquait et cela fit le tour du bourg, conformément à ce qui se passe en général dans les bourgs. Ainsi Alcide se remit à faire partie du paysage, les rares passants – les rues étaient peu fréquentées – le voyaient perché sur un toit, parlant joyeusement, ou gravement, ou les deux, on l’apercevait aussi depuis les fenêtres et les balcons – ces espaces qui étaient très occupés – ou alors depuis la file orange, celle du 2m, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

Astrid était bien connue dans le bourg, honorablement connue, elle y avait grandi, fait ses classes, son apprentissage et elle y habitait encore, même si elle travaillait hors du bourg; mais on fut surpris de la voir sur les toits avec Alcide, même si elle ne ramonait pas – comment aurait-elle pu, elle qui n’était pas ramoneuse? – mais parlait avec Alcide dans les cheminées; elle expliqua à quelqu’un ce qu’elle y fabriquait et cela fit le tour du bourg, conformément à ce qui se passe en général dans les bourgs. Astrid qui s’était remise à faire partie du paysage dans la file orange – elle était au chômage technique et passait une partie de son temps à faire les courses pour des personnes strictement confinées de sa connaissance et à leur rendre de menus services – se mit donc à faire partie du paysage plus encore, et d’une nouvelle façon, sur les toits avec Alcide, pour parler aux gens strictement confinés.

Les histoires, ça nourrit, c’est bien connu, – oui, oui, lecteur, les histoires ça nourrit, même sans amour ni eau fraîche, et en plus ça a deux r – mais est-ce suffisant, même si ça a deux r? Non, clairement. Alors Astrid et Alcide livraient les courses et racontaient des histoires et, chaque fois que c’était possible – lorsque le conduit débouchait dans une cheminée ouverte, salon, cuisine, bureau, boudoir, et caetera, et caetera –, les courses descendaient par le même chemin que les mots, sauf qu’il fallait une corde. Et tout cela donna des idées dans le bourg. Bert, son employé et son apprenti se mirent à imiter à Alcide et des femmes du bourg se portèrent volontaires pour imiter Astrid, ce qui fit jaser, un peu, beaucoup, et caetera, et caetera. La femme de Bert était jalouse comme une tigresse – fauve vaguement cousin du couguar –, Bert monta donc toujours seul, l’employé était célibataire, originaire de Venise et s’appelait Giacomo, on ne le vit donc jamais perché deux fois avec la même femme, quand à l’apprenti, il venait d’atteindre la majorité, vous auriez vu ses yeux, deux braises incandescentes, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

Faire les courses ça nourrit, c’est bien connu – n’est-ce pas lecteur? – et tout le monde peut le faire, Astrid le faisait, les scouts le faisaient, les petits-enfants le faisaient, les voisins le faisaient, les tigresses le faisaient, et caetera, et caetera, mais les histoires, c’est autre chose. Aussi, Bert, son employé Giacomo et l’apprenti aux yeux de braise demandèrent-ils à Alcide des les former – oui lectrice, aussi Giacomo, certes il savait raconter des histoires pour embobiner, mais pour les histoires qui  font du bien, il était nul, zéro de chez zéro – et Alcide accepta, il fut aidé par Astrid, naturellement, mais aussi par Vera et Célestine. Au pied d’Yggdrasil on organisa des séminaires de formation, des séminaires-repas, et l’Hermes Baby vert sauge reprit du service. Ensuite, il ne restait plus qu’à apprendre la partition, seul ou à plusieurs, et à grimper sur un toit, seul ou à plusieurs – non Bert, tu montes seul ou avec moi, disait la tigresse qui détestait raconter des histoires mais adorait en faire, des histoires, et devant tout le monde en plus, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

Dire que le Grand Confinement devint joyeux dans le bourg serait exagéré mais, comme on le verra ces prochains jours, la dramaturgie baissa de plusieurs crans, et ce fut contagieux, au sens figuré, s’entend, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 39/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 39
L’île aux chats

Le lecteur qui aurait lu le titre pourrait croire que l’épisode 39 sera une pâle copie de l’épisode 37, genre papier carbone usé, percé, et caetera, et caetera. Eh bien non, lecteur qui a lu le titre, ce ne sera pas ça l’épisode 39, ce sera autre chose.

C’est autre chose, en effet, de raconter une histoire à deux voix. Certes les deux voix que nous avons – Alcide, ténor, Astrid, alto – savent conter séparément, mais elles n’ont jamais conté ensemble et, pour conter ensemble, il faut s’accorder. C’est vrai, chère lectrice, que l’on pourrait aussi improviser, mais pour improviser il faut maîtriser la matière et ces deux-là ne se connaissant pas encore bien, c’est le moins que l’on puisse dire. Ils décidèrent donc de s’accorder, de la manière suivante: Alcide rédigerait la partition, Astrid s’occuperait du panier.s – on comprendra dans quelques lignes, ne t’énerve pas lecteur et surtout ne saute aucun mot pour arriver plus vite dans quelques lignes car là, à coup sûr, tu seras perdu. Alcide se mit à l’ouvrage au pied d’Yggdrasil tandis qu’Astrid fila.

Et nous voici sur le toit de Madame Rouge, dûment avertie, partition connue sur le bout du doigt, panier.s garni.s. Dans le conduit de la cheminée de Madame Rouge, les deux voix – Alcide, ténor, Astrid, alto – dramatisent, font enfler les angoisses des îliens, font rugir la mer, font miauler les chats, font crier les estomacs vides des enfants apeurés, et caetera, et caetera. Juste avant le dénouement, Madame Rouge se voit défaillir quand surgit du conduit un panier garni: salade d’écrevisses, et sa sauce italienne,  langoustine et sa mayonnaise maison, filets de harengs crus et leurs pommes de terre à l’huile, le tout accompagné d’un petit blanc de pays, bien frais et, en dessert, une tranche de tarte aux pommes, du café bien chaud – dans une jolie bouteille thermos –, sans oublier le calvados, dans une mignonnette.

– Merci, mes enfants, votre histoire est délicieuse, mon brave Louis l’aurait adorée, dit Madame Rouge, la bouche pleine, par le conduit vide de sa cheminée de cuisine. Elle ajoute, et vous, vous avez déjà mangé?
En guise de réponse, elle entend des bruits de bouches, là-haut, à l’autre bout du conduit. C’est qu’Astrid n’est pas tombée de la dernière pluie, elle qui a quand même vingt-neuf ans, elle a garni deux paniers en faisant ses emplettes chez Maxime, un ami poissonnier, et comme Maxime est un peu amoureux d’elle, il oublie de typer un article sur deux, en moyenne – on résume: deux salades d’écrevisses sauce italienne, deux langoustines mayonnaise, quatre filets de harengs crus et deux portions de pommes de terre à l’huile, deux bouteilles de blanc du pays, bien frais, deux tranches de tarte aux pommes, deux jolies bouteilles thermos de café bien chaud et deux mignonnettes de calvados, ça nous fera cinquante francs, tout ronds, tu paies en liquide ou avec une carte?
Oui, lecteur, on trouve tout ça chez le gars Maxime qui est poissonnier et un peu amoureux d’Astrid; oui, lecteur, il est vrai que Madame Rouge eut plus à manger et à boire qu’Astrid et Alcide, mais rassure-toi, lecteur, ils complétèrent leur panier avec amour et eau fraîche – ça aussi, on trouve chez Maxime.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 38/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 38
Rappels

Tandis qu’Alcide bat des mains, Plume-Blanche se met à battre des ailes sur la branche de Coing, une autre manière d’applaudir.
– Vraiment, vous l’avez aimée mon histoire?
Et le sol de vibrer, Coing de s’incliner, Alcide de battre des mains et Plume-Blanche de battre des ailes.
– Alors permettez-moi d’ajouter quelque chose. A vrai dire, cette histoire n’est pas tout à fait mon histoire. Il y a bien longtemps, à la petite école, la maîtresse nous a raconté une histoire qui ressemble beaucoup à celle que je viens de vous conter, une très belle histoire qui est restée longtemps dans un coin de ma tête et qui a ressurgi il y a quelques temps, alors que je faisais les courses pour une dame de mon quartier, strictement confinée; elle m’avait demandé du poisson et d’autres produits de mer ou d’eau douce pour apaiser sa solitude confinée, elle a perdu son compagnon voilà un an, il était pêcheur. Cette histoire a alors commencé à faire son chemin dans ma tête, comme si elle voulait refaire surface, mais que de trous, que de lacunes, de véritables abysses. J’ai lancé mon filet sur la toile, sans succès, alors j’ai écrit à mon institutrice qui vit toujours en Scanie, ma région natale, chou blanc. Je savais qu’il y avait un chat dans cette histoire, mais un seul je crois, prêt à courir tous les risques pour qu’une communauté puisse célébrer une fête avec du poisson. Alors tout à l’heure, Alcide, lorsque tu m’as mis la pression – douce pression certes, mais pression quand même –, je suis allée pêcher dans mon réservoir d’histoires d’enfance pour boucher les trous; j’ai ramené Zorbas et ses compagnons, ces chats magnifiques qui l’aident à réaliser sa promesse d’apprendre à une mouette à voler, à Hambourg, dans un roman de Sepulveda – L’histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler. Mes parents m’ont offert ce livre pour mes cinq ans, mon père me l’a lu pendant une période de vacances, lu et relu, c’était en 1996. Et Plume-Blanche a surgi de l’histoire merveilleuse de Nils Holgerson, s’est posée sur Coing et m’a guidée vers l’île de décembre, ensuite il ne me restait plus qu’à broder, voilà l’ouvrage. Merci Plume-Blanche de m’avoir tendu les fils,  tu es mon Ariane! Merci Alcide de m’avoir poussée à l’eau, tu es mon héros, mais ne m’oublie pas! Merci à vous soeurs et frères d’Alcide, en particulier toi ma douce Mirabelle et toi mon petit Coing, vous êtes de belles soeurs et de beaux frères!
Et le sol de vibrer, Coing de s’incliner, Alcide de battre des mains et Plume-Blanche de battre des ailes.

– Je connais la veuve de ce pêcheur, Astrid, elle s’appelle Madame Rouge, elle a une belle cheminée dans sa cuisine. Allons lui raconter cette histoire, à deux voix.
Et le sol de vibrer, Coing de s’incliner, Astrid de battre des mains et Plume-Blanche de battre des ailes, à plusieurs reprises, comme au théâtre quand le public rappelle.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 37/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 37
Décembre, une île

Coing cesse de trembler aux mots que prononce son frère humain – Alcide lui présente Astrid, lui explique qu’elle doit faire remonter une vieille histoire du fond de son enfance et qu’il faudra l’aider; ensuite il s’agira de donner un avis, clair, net et sans appel. Coing reste coi de longs instants, jusqu’à ce qu’une corneille vienne se poser sur une de ses basses branches; elle ne criaille pas la corneille, mais semble le caresser avec ses pattes, comme pour le convaincre d’accepter – elle ressemble à Plume-Blanche, se dit Astrid, la corneille amie de Nils et des oies sauvages. Coing finit par faire une sorte de clin d’oeil, en pliant une de ses feuilles en direction du visage de son frère; Astrid a capté le signal et se lance, mais c’est laborieux. – Il fait froid, c’est brumeux, de l’eau partout, autour, dessus, dessous, des vagues, une fête qui approche, le poisson qui manque, les bateaux à quai, la peur, la tristesse. Un chat reconnaissant, courageux, des barques, l’attente, le miracle, la fête, la communauté.
Silence dans le verger, stupeur même, Alcide se gratte la tête, pas un souffle dans les branches de Coing, la corneille est une statue – pourvu qu’elle reste se dit Astrid, avec elle s’envolerait mon espoir, pas d’histoire, pas de toit, pas de cheminée, et Alcide?
La corneille croasse, douze fois; Alcide regarde sa montre et ne comprend pas, Astrid s’écrie – oui, décembre, merci Plume-Blanche! La corneille ouvre des yeux tout ronds – oui Plume-Blanche, une île presque ronde, ça me revient, merci! Et l’histoire d’émerger, fluide, belle, lumineuse.

– Cette histoire s’intitule L’île aux chats – la voix d’Astrid s’est raffermie, on l’entend d’un bout à l’autre du verger dans lequel silence s’est installé, total; feuilles et brins d’herbe se tendent pour capter. – D’habitude, les grandes tempêtes ne frappaient l’île qu’aux équinoxes, mais pas cette année-là; l’automne est doux, presque indien, jusqu’à ce dernier jour de novembre. Le jour de la Saint André le ciel devient jaune, un orage éclate en plein jour, un orage formidable, de durs grêlons roulent comme roule le tambour d’un sergent de ville avant une terrible nouvelle; la pluie et le vent prennent le relais, une vingtaine de jours durant – lorsque la pluie se relâche le vent forcit, lorsque le vent faiblit la pluie redouble, un couple infernal ces deux-là. Par chance les bateaux sont rentrés juste avant la grêle, peu chargés, la pêche n’a pas été bonne, mais on se dit qu’un peu de maigre fera du bien avant le gras des fêtes, sauf que cette année-là il y aura eu deux carêmes, l’habituel, celui qui s’est conclu par une orgie d’oeufs et celui qui s’invite en ce mois de décembre, plus court mais plus dur. Peu de vivants dans les rues de l’unique bourg de l’île, personne sur les quais battus et fouettés, on reste le plus souvent calfeutrés dans les maisons de pierre; parfois des coups de canon – un lourd volet de chêne qui frappe le granite.
A la fin de la première semaine, l’inquiétude monte, elle ne redescendre plus. On fait le point dans la salle du Conseil, on scrute le ciel et l’on retourne se calfeutrer, perplexes. Zorbas, le chat des conseillers principaux, ce chat qui pourrait surgir d’un roman de Sepulveda, est témoin du grand souci des hommes, il a l’habitude de les entendre débattre devant la grande cheminée de la salle du Conseil, mais jamais il ne les a vus si inquiets. Dans les gamelles du bourg, celles des chats comme celles des humains, les rations sont frugales, très frugale, la seule chaleur qui monte des cuisines est celle des feux, les gens sont éteints – que faire?
Zorbas est comme ses maîtres – la conseillère et le conseiller qui dirigent pour un an le Conseil – bon et courageux, altruiste et entreprenant, alors il rameute les chats du bourg,  Zorbas, sous le couvert du marché, là où se tient la criée. – Noël approche, leur dit-il, pas le moindre poisson, aucun crustacé, pas plus de pâté d’anguille et encore moins de terrine parfumée, réagissons! Le conseiller et sa femme, mes maîtres bien aimés, veulent prendre la tête d’un groupe de volontaires pour affronter la tempête et ravitailler nos foyers, je ne veux pas les perdre, je ne le supporterais pas! Notre tour est venu, quittons nos maisons douillettes, laissons nos paniers chauds devant les cheminées, allons remplir nos gamelles, les nôtres et celles des humains. Tous le suivirent, Zorbas.
Dans ce décembre calfeutré, inquiet et maigre, on remarque soudain l’absence des chats, on les cherche, on ne les trouve pas dedans, on regarde dehors, par les fenêtres, et on voit des barques qui s’éloignent, alors on devine que les chats y sont; on s’équipe – bottes, cabans, bonnets, cirés –, on descend à la mer; le bourg est partagé en deux, les humains sur le quai, les chats sur la mer, démontée; la distance augmente entre eux, l’inquiétude aussi; on organise des feux et des boissons chaudes, on veille, on aimerait bien rentrer mais on ne s’en donne pas le droit, les chats bravent la mer, alors les humains doivent braver le quai fouetté par le vent et battu par les flots, la mer grossie par la pluie. Les heures passent, mais on tient bon, on est des pêcheurs que diable! Et on a raison de tenir bon, malgré le vent qui fouette et l’eau qui bat, car les chats ont tenu bon, les barques pointent comme le petit jour blafard, lourdement chargées – à côté de leur cargaison la pêche miraculeuse ferait pâle figure car les chats se sont surpassés.
Les retrouvailles sont belles, le deuxième carême prend fin, on prépare la fête, le bourg n’est plus partagé en deux, il est réuni sous le couvert du marché et il crie de joie. Un carême de vingt-trois jours et une fête de huit, voilà ce que fut décembre de cette année-là. Et quand vint janvier, la conseillère et le conseiller se levèrent et la conseillère prononça ces mots:
– Zorbas, prend la tête du Conseil, tu es le plus sage et le plus courageux d’entre nous.

Dans le verger, la voix s’est tue. Le silence est assourdissant, rien ne bouge. Astrid va se remettre à trembler dans l’attente du verdict, mais un phénomène curieux se produit, le sol se met à vibrer, doucement, comme une caresse. Astrid interroge Alcide du regard, il lui sourit, elle insiste, il lui dit:
– Taper des pieds à la fin d’un spectacle, c’est une façon de prolonger les applaudissements, faire vibrer l’air puis faire vibrer le sol; mes soeurs et frères n’ont pas de mains mais ils ont des racines et font vibrer le sol; Astrid, tu nous a conquis, mes soeurs, mes frères et moi, merci pour cette histoire! Comme pour confirmer, Coing s’incline devant Astrid – il est l’un des plus jeunes de la fratrie-verger, son tronc est encore souple alors il peut s’incliner, et tandis qu’il s’incline, Coing, Alcide se met à applaudir.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 36/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 36
Préparatifs

– Ah,  comment moi sur un toit?! Oh, et avec toi?! C’est pas vrai, pour raconter des histoires?! Oh mon Dieu, mais je ne serai jamais à la hauteur des cheminées!

Voilà exactement ce qu’avait voulu dire Astrid à la fin de l’épisode qui précède celui-ci et Alcide l’avait bien compris, sans doute comme la lectrice, quand au lecteur, sans doute que… mais passons.
Alcide mit donc Astrid en confiance, une femme comme toi enfin, bercée toute son enfance aux histoires d’Astrid Lindgren et de Selma Lagerlöf, et sans doute par bien d’autres encore, tu as tout cela en toi Astrid, il te suffit de le faire ressortir, essayons, mes soeurs et frères seront notre public, commençons. Mais Mirabelle – on se souvient que la scène se déroule au pied de la soeur avec laquelle Alcide a le plus d’affinités – se met à bouger une branche en direction du fond du verger, au fond à gauche pour être précis, l’air de dire à son frère humain que c’est là-bas au fond que se trouve le meilleur juge, le plus impitoyable mais le meilleur; et Mirabelle de jurer qu’elle n’avertira pas leur frère Coing, le grincheux de la bande, par un message de racines à racines, et d’agiter ses feuilles de plus belle, l’air de dire emmène Astrid à Coing, qu’elle le surprenne, son verdict sera le bon; et Alcide d’emmener Astrid au pied de Coing, au fond à gauche du verger familial.
Coing était un des derniers nés de la fratrie, on le chouchoutait, pourtant il peinait à accepter d’être le dernier du verger à avoir des fruits murs, en général assez tard dans l’automne, Coing était du genre tardif, plutôt lent, mais si doux. Chaque fois qu’on lui disait quelque chose, il commençait par bougonner, par criailler comme une corneille, ces oiseaux qu’il aimait accueillir dans ses branches. Plus tard il y aurait dans la fratrie les jumeaux Kiwi, ce qui aiderait Coing à accepter son destin… mais passons. Pour l’instant Coing voit son frère approcher avec une femme et se met à trembler de toutes ses branches ce qui ne contribue pas à rassurer Astrid qui se met elle aussi à trembler, comme au diapason. Alcide lui, l’éternel et joyeux optimiste se dit que ce tremblement de conserve – ou de concert, comme on voudra – ne peut être que de bonne augure. Mais ça on le saura seulement demain, avec l’histoire qui s’ébauche en remontant du fin fond de l’enfance d’Astrid, l’histoire du chat, de l’île et de la tempête de décembre.

Que la nuit vous soit douce en attendant l’épisode 37.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 35/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 35
L’été de mes 7 ans

Reprenons, si vous le voulez bien, l’histoire interrompue tantôt, l’histoire qu’Alcide raconte à Astrid dans son verger, au pied de Mirabelle, la soeur avec laquelle il a le plus d’affinités.

« L’été de mes 7 ans, j’ai reçu un couple d’oies pour compléter la basse-cour dont je m’occupais avec mes soeurs et frères, canards, poules, coq. Chacun son rôle, ou plutôt ses rôles; le jour, mes soeurs et frères abritaient les animaux du soleil ou de la pluie, laissaient tomber des fruits au sol pour compléter leur ration alimentaire – cinq fruits et légumes par jour – et parfois, les nuits de canicule, les accueillaient dans leurs branches pour dormir à la fraîche; en retour, canards, poules, coq et oies engraissaient le verger d’un fumier qui rendait l’herbe tendre, renforçait les racines des mes soeurs et frères et enrichissait nos buttes de permaculture; de mon côté je me chargeais de nourrir la basse-cour – graines, pain sec mouillé mélangé à du son, épluchures de fruits et légumes – cinq épluchures de fruits et cinq épluchures de légumes par jour –, limaces ramassées dans le jardin, et caetera, et caetera; je me chargeais aussi de la propreté de la cabane que j’avais baptisée l’arche de Noé, changer la litière, mettre de la paille fraîche dans les pondoirs, de l’eau fraîche dans les abreuvoirs, bref assurer la subsistance et faire le ménage, sans oublier d’ouvrir l’arche de Noé le matin et de la refermer le soir, je me levais et me couchais donc avec les poules, si l’on peut dire! – Astrid était un excellent public et ponctuait le récit d’Alcide de ah, de oh, de c’est pas vrai, de oh mon Dieu.  En retour la basse-cour nous donnait ses oeufs, plus exactement ceux que les couveuses ne couvaient pas; nous consommions la plupart, sous toutes les formes possibles et imaginables et je crois que c’est aussi pour ça que je suis en si bonne santé – ah, oh, c’est pas vrai, oh mon Dieu! Et les oeufs que nous ne consommions pas, nous les vendions à Perrine (épisode 29) qui en faisait son beurre – au nom de Perrine, Alcide remarque un tic sur le beau visage d’Astrid, alors, pour chasser le tic, il précise que Perrine n’est plus crémière dans le bourg, à cause du 2m qui a tout bouffé (épisode 34), et de toute façon Perrine était bien plus âgée que moi; ces derniers mots ne font pas tiquer Astrid, mais éclater de rire, un rire assez gourmand – ah, oh, et caetera, et caetera.
La joie provoquée par l’arrivée des oies ne dura pas tout l’été, en fait elle alla decrescendo avant de remonter tout doucement. L’oie que je décidai de nommer Ma Mère, déjà j’étais friand de contes, se mit à couver rapidement, des oeufs féconds puisque Martin, je ne connais aucun jars qui se nomme autrement, ne se faisait pas prier pour faire son jars, ma chère Astrid, si tu vois ce que je veux dire – au visage qu’elle fit, Alcide vit qu’elle voyait, Astrid, elle qu’il s’était mis à tutoyer, alors qu’elle avait quand même neuf ans (9) de plus que lui – bon ça va, on a dit, lecteur moraliste! (épisode 34). Au matin de la naissance – je pus y assister, puisque je me levais aves les poules – ma joie explosa mais se tarit lorsque je découvris, en même temps que Ma Mère et ses cinq oisillons que Martin n’était plus là. Ma mère – Vera – me consola du mieux qu’elle put mais crut bon de me prévenir que dans le règne animal il arrivait assez fréquemment, trop à ses yeux, que des mâles s’enfuient à toutes pattes/jambes à l’annonce d’une nativité ou au moment de la présentation de leur progéniture – je pense d’ailleurs que dès ce jour elle se mit à me préparer à être un mâle responsable en me racontant des histoires qu’elle ne m’avait jamais racontées, histoires dans lesquelles on croisait des Narcisses, des Don Juan, un Esprit Saint; je me dis alors que j’aurais mieux fait de baptiser mon jars Joseph, mais c’était trop tard. Célestine, de son côté, entreprit pour me consoler de me raconter une belle et longue histoire, par épisodes; dans cette histoire il y avait un jars qui s’appelait Martin, lui aussi fuyait quelque chose, mais il finissait par revenir après de longs mois d’absence, et à la fin c’était une sorte de jars prodigue dont on fêtait le retour. Et comme Célestine avait le sens de la mise en scène, il y avait un épisode par jour, au pied d’un arbre différent. Ainsi l’été de mes 7 ans se passa en partie à faire le tour du verger pour le plus grand plaisir de mes soeurs et frères.»

– Tu racontes bien, Alcide, s’exclamait Astrid, ah, oh, c’est pas vrai, oh mon Dieu!
Au pied de Mirabelle, Alcide voyait qu’Astrid ne mentait pas.
– Sais-tu pourquoi je m’appelle Astrid, Alcide?
– Non.
– Parce que je suis suédoise et que mes parents ont été bercés par les histoires de Fifi Brindacier, alors ils m’ont appelée Astrid, en mémoire d’Astrid Lindgren, l’auteure de ces histoires, une femme formidable!
– Formidable! Alors tu connais aussi Nils Holgerson et Martin jars?
– Oui!
– Et si tu grimpais sur les toits avec moi, histoire de raconter des histoires aux gens strictement confinés à travers des cheminées?
– Ah, oh, c’est pas vrai, oh mon Dieu!

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 34/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 34
Histoires gigognes et poupées russes

« L’été de mes 7 ans, j’ai reçu un couple d’oies pour compléter la basse-cour dont je m’occupais avec mes soeurs et frères, canards, poules, coq… »

L’histoire ci-dessus, c’est Alcide qui la narrait à Astrid dont il venait de faire la connaissance et avec qui il passerait une grande partie de sa vie.

L’histoire ci-dessus – celle du paragraphe 2, pas celle du paragraphe 1 – a été esquissée, vaguement, très vaguement à l’épisode 1, en mars dernier, le 23 pour être précis; il serait temps de la reprendre, cette histoire du paragraphe 2, qu’en pensez-vous? La basse-cour peut attendre, après tout un coq chante chaque matin, alors patientons, qu’en pensez-vous?

A propos de l’histoire du paragraphe 2, l’épisode 1 dit très exactement ceci: « J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement, j’ai connu votre mère dans une file d’attente orange, elle avait vingt-neuf… » (29)
Assurons-nous que le lecteur a bien compris.
Alcide a eu des enfants, ou un seul qu’il vousoie, avec une femme plus âgée que lui – et alors? – qu’il a connue dans une file orange.
Reprenons et développons:
– Qui peut imaginer qu’Alcide vousoie son enfant?! s’exclame la lectrice, lecteur lis mieux! (L’auteur jubile, il y a quelqu’une qui le comprend).
Alcide a donc plusieurs enfants et l’auteur vous informe qu’il les a eu.e.s – fille et garçon donc, on verra plus tard combien, mais on peut déjà dire qu’il y en a moins que dans la basse-cour dont on a déjà dit qu’on reparlerait plus tard, mais un autre jour – avec Astrid qu’il a connue dans la file d’un 2m (on disait hier, épisode 33, que Jean était finalement resté assez conservateur; le fait qu’il ait fait venir un supermarché 2m dans son bourg lui fut, et lui est encore souvent reproché, même par Alcide qui pourtant a connu Astrid dans la file du 2m en question au tout début du Grand Confinement, mais bon, et le petit commerce hein? pourquoi y en a toujours que pour les gros hein? m. alors! Et qui vous dit qu’il aurait pas pu la connaître dans un petit commerce de première nécessité Astrid, Alcide, hein? un petit commerce du genre boulangerie, charcuterie, laiterie, crèmerie, épicerie, torréfaction ou chez un boucher-tripier, hein? [L’auteur nous fera comprendre dans un instant que c’eût été difficile vu le bourg et vu d’où Alcide a vu la fille dans la file; c’est toujours une histoire de point de vue, en somme]).
Dernier point avant l’histoire du jour, ou du soir, comme on voudra, oui, oui, on y arrive! dernier point donc, Astrid avait neuf ans de plus qu’Alcide, et les a toujours d’ailleurs, et alors? Foin de morale, lecteur! (Je jubile, y en a au moins une qui me comprend!) Et, pour rappel, Vera, la mère d’Alcide est et était aussi plus âgée que Roger, son père, alors Alcide il a juste reproduit le schéma, vous comprenez docteur? – Oui je comprends, de toute façon c’est écrit là-haut.

Pendant que le lecteur faisait de la morale à quatre sous à propos des écarts acceptables dans un couple, la lectrice avait déjà compris qu’Alcide avait aperçu Astrid du haut d’un toit, l’auteur ajoute appuyé à un paratonnerre. Alcide ne fut donc pas protégé de la foudre – le paratonnerre provenait sans doute d’un supermarché 2m – et entreprit de descendre aussi vite que possible pour déclarer sa flamme, mais ça lui prit du temps de descendre, et si ça avait été une boulangerie la file aurait été plus petite et la fille – de vingt-neuf ans, quand même, silence lecteur! – aurait eu le temps d’entrer, d’acheter sa baguette, de ressortir et de disparaître dans le dédale des rues du bourg, et des ruelles, et des impasses, et caetera. Donc la file était orange, CQFD. Et toi lecteur, si tu me rétorques que ça aurait aussi pu être un autre petit commerce cité ci-dessus, je te porte l’estocade: dans ce bourg, il y avait encore quelques boulangeries, mais pas de charcuterie, laiterie, crèmerie, épicerie, torréfaction ou boucherie-triperie, et tu sais pourquoi, lecteur? parce que le 2m avait tout bouffé, oui tout! Encore un truc qui doit être écrit là-haut, docteur. Et à part ça, ce serait chouette qu’il soit écrit quelque part que le lecteur comprend du premier coup, comme la lectrice, on gagnerait du temps, je sais pas vous, mais moi des fois ça m’ennuie de devoir tout expliquer, ça prend du temps, du temps que je préférerais passer avec la lectrice.

Alcide lâcha donc le paratonnerre, descendit du toit sur lequel il venait de raconter une histoire à quelqu’un de strictement confiné à travers un conduit de cheminée, rejoignit la file, la coupa à la hauteur de la fille qu’il avait vue d’en haut et lui dit:
– Vous aimez les histoires? j’en ai plein mon verger.
Il faut croire qu’Astrid n’avait pas de course urgente à faire, ou alors qu’elle flasha sur le gars qui avait lâché son paratonnerre, car elle suivit Alcide qui l’emmena dans son verger, lui présenta ses soeurs et frères et se mit à lui raconter cette histoire:

« L’été de mes 7 ans, j’ai reçu un couple d’oies pour compléter la basse-cour dont je m’occupais avec mes soeurs et frères, canards, poules, coq… »

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 33/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 33
A-R-T-I-C-U-L-A-T-I-O-N (tonnerre de Brest) !

Dans les jours qui suivirent les mots et les nouvelles aymées échangées entre Madame Jeanne et Alcide à travers le conduit d’une cheminée de salon, le maître ramoneur, patron d’Alcide, mit la plupart des ses employés au chômage technique; particuliers et concierges d’immeubles rechignaient à ouvrir leur porte, entreprises et bureaux fermaient les leurs les unes après les autres, le patron, son second et un ramoneur suffiraient largement à la tâche; la dizaine d’employés restante fut mise en vacances pour une durée indéterminée, aucune appli ne permettant – encore? – de téléramoner.

Alcide qui venait de faire l’expérience d’une nouvelle forme d’échange, la discussion sans fil et à l’énergie propre – malgré la suie –, passa les premiers jours de la seconde quinzaine de mars à peaufiner son idée, idée qu’il soumit ensuite à ses soeurs et à ses frères, à ses parents et, cela va de soi, à Célestine. Tous furent emballés mais tous relevèrent un point faible: ALCIDE-IL-TE-FAUT-SOIGNER-TA-DICTION-A-R-T-I-C-U-L-E-NON-DE-NOM, sans quoi tes auditeurs devront coller l’oreille au poêle ou à la cheminée, ils auront une oreille noire et encrassée de suie, ce qui les aidera encore moins!
Alcide ne se fit pas prier pour bûcher sa diction avec Célestine; à journée faite, le verger résonnait – oui, un verger peut résonner – de demandes faites à une duchesse à haute et intelligible voix, des demandes express à propos de chaussettes sèches ou archi sèches, des confirmations demandées à la tante de la duchesse, l’archiduchesse, pour qu’elle confirme le degré de séchage des chaussettes de sa nièce, sèches ou archi sèches; dans le verger on chassait aussi, mais sans chien pour être meilleur chasseur et en informer son confesseur avant la messe, ou après, pourtant Alcide n’avait pas de chien et ne chassait pas, alors sachant cela, l’archiduchesse se demandait pourquoi aller à confesse avant ou après la messe, que confesser? Mais personne ne lui répondait, à l’archiduchesse, tant on était absorbé par cette lessive à essorer pour qu’elle prenne le chemin de sécher et d’archisécher, et en plus, ça faisait longtemps que l’on ne l’écoutait plus, l’archisèche du, car d’habitude elle répétait toujours le même refrain, un truc sans queue ni tête et assez tragique: pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes? Et ça personne ne le savait, et l’archidusèche était la seule à entendre siffler, alors on se disait que ça devait venir de sa tête à elle, cette tête remplie de feux follets qui y gambadaient gaiement, c’était de notoriété publique que des feux follets y gambadaient gaiement, dans sa cafetière, et franchement, si on réfléchit un peu, on se dit qu’une tête pleine de feu, follet ou pas, ça finit par produire de la vapeur, et la vapeur ça siffle quand ça sort de la cafetière, comme l’a très bien montré le Dottore Bialetti dans son fameux théorème dit de la marmite plus vite, alors c’est clair que les sifflements c’était dans sa cafetière à la duchesse archi que ça se passait, et de toute façon, aurait-on eu le temps de lui répondre à la tante de la duchesse alors qu’on avait cours de diction dans le verger qui résonnait? Et puis quand on avait enfin une pause, dans ce verger qui en faisait plusieurs, de poses – donc x fois 400 toises ou 27 ares – on se requinquait à coups de saucisses sèches, archisèches, mais jamais de sèche, ah non, ça jamais, le verger était non-fumeur. Voilà.

On comprend donc que la diction d’Alcide progressa à grande Vitesse (grand v) et on ne s’étonnera pas qu’au premier jour de ce printemps 2020, les soeurs, les frères et les parents d’Alcide s’écrient en choeur: ELLE EST CHOUETTE TA DICTION, ALCIDE, PARFAITE ET PLUS QUE PARFAITE, EN FAIT, TU PEUX Y ALLER ALCIDE, FONCE! Naturellement Célestine avait acquiescé, d’une voix pas sèche, alors Alcide y alla en fonçant et sans froncer.

Sa première visite et sa première histoire furent pour Jean, toujours syndic,  mais syndic confiné, son diabète révélé à l’épisode 28 avait bien progressé, il était donc à risque, Jean. Il accueillit chaleureusement la proposition d’Alcide et le laissa grimper sur son toit non sans lui avoir indiqué qu’il collerait sans oreille droite – il était resté assez conservateur, finalement – à la bouche du poêle en catelles de la cuisine qu’il partageait avec Gisèle. Sur le toit, Alcide trouva tout de suite le bon conduit, lui qui avait ramoné et re ramoné toutes les cheminées du bourg lors de ses trois ans d’apprentissage chez Bert, le ramoneur somnambule (cf. épisode 22). Alors il entama sa première histoire du Grand Confinement, ces histoires qui allaient, d’une certaine manière, sauver le bourg – oui, c’était bien la première histoire, l’échange avec Madame Jeanne (cf. épisode 32) n’était même pas un échauffement puisqu’Alcide n’avait pas encore eu l’idée, en fait, et puis c’était en ville, pas en bourg, ni Hambourg d’ailleurs, et puis c’était spontané, pas préparé, et caetera, et caetera.
Quelle fut donc cette première histoire qu’Alcide conta à Jean pour le soulager de son confinement strict de syndic à risque car diabétique? Alcide choisit Le baron perché du grand Italo Calvino. Il raconta à sa manière, résuma, transforma, taquina; dans la bouche d’Alcide qui parlait dans le conduit du poêle en catelle du syndic diabétique qui avait l’oreille droite collée à sa bouche et de Gisèle asthmatique donc elle aussi à risque, le baron disait des vérités pas bonnes à entendre, des vérités sur la politique du bourg, et dans le tuyau du poêle on entendait Gisèle qui disait – Tu vois, Jean, je te l’avais bien dit, ta politique c’est du toc! Jean s’énervait, réfléchissait et finissait par confier au poêle des tuyaux pour la suite, pour le monde d’après, alors Alcide changeait de ton et le baron perché énumérait aussi les points fantastiques du bilan du syndic diabétique, et Gisèle en toussait de joie! Voilà.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 32/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 32
Manque

Il y a les cheminées qui emboucanent, les cheminées qui ne sentent rien et les cheminées qui embaument. Les premières on les ramone par devoir, parfois on les signale à l’administration qui demandera au propriétaire d’agir, de changer le brûleur, de tuber ou de prendre des mesures pour que le conduit cesse de cracher comme un vieux transatlantique essoufflé ou une vieille locomotives peinant sur la rampe du Gothard entre deux bouffées noirâtres. Les secondes on les laisse tranquilles car elles ont arrêté de fumer et sont très chatouilleuses sur cette question. Quant aux dernières, on les bichonne, on les pomponne, on demande au hérisson de se faire tout doux, puis on les hume et on leur parle avec l’espoir qu’elles vous répondront.

Alcide était penché sur une cheminée du troisième type, perché sur le toit d’un immeuble de rapport aux portes d’une grande ville, un élégant toit mansardé. A l’autre bout du conduit il y avait Madame Jeanne, une veuve qui aimait parler à ce jeune ramoneur qui ressemblait à l’un de ces petit-fils. Le conduit était celui d’une cheminée de salon, un de ces beaux salons à plafond haut, un de ces plafonds délicatement moulurés. Hiver comme été Madame Jeanne allumait un feu quotidiennement, avec du sapin qu’on lui livrait du Jura. Sa cheminée était sa cuisine, ainsi célébrait-elle le bon vieux temps, celui où elle et son Armand parcouraient le monde sac au dos, dormant sous tente ou à la belle étoile. Sur la grille en fer forgé de la cheminée du beau salon, de succulents mets glougloutaient dans des cassotons en fonte, où alors c’étaient des morceaux de viande ou des poissons entiers qui frétillaient une dernière fois. Sous la cendre il y avait souvent des pommes de terre, de ces belles et bonnes pomme de terre qu’on peut manger tièdes avec du hareng cru.
Pour une telle cheminée, une de ces cheminées qui ne chôme jamais, surtout pas les jours fériés – Madame Jeanne aimait recevoir ses enfants et petits-enfants –, il fallait un ramonage régulier, tous les six mois au moins. Le rituel était toujours le même: pour la date et l’heure écrites sur le papillon orange annonçant le ramoneur, Madame Jeanne sortait un drap  – un vieux drap en lin réservé à cet usage –,  l’étalait au pied de la cheminée pour protéger le parquet et attendait le coup de sonnette du ramoneur qui entrait déposer l’aspirateur avant de monter sur le toit avec le reste de son attirail, ramonait puis redescendait passer l’aspirateur dans la cheminée, et autour. Dans l’entreprise dans laquelle travaillait Alcide, on savait qu’il fallait aller chez Madame Jeanne en fin de journée, mais avant la flambée du soir, pour avoir le temps de bavarder sans la mettre en retard pour son souper auquel, parfois, elle conviait le ramoneur. Alcide en avait fait l’expérience et aimait ces moments de partage; il lui disait tout ce qu’il avait senti sur le toit et lui racontait la manière dont son hérisson aimait se frotter à cette cheminée tapissée de graisses exquises, de senteurs d’herbes sauvages et d’effluves de compotes de baies des bois; alors Madame Jeanne lui racontait ses festins avec Armand, les brochettes au feu de bois, les infusions de menthe sauvage et les fruits dégustés sous les étoiles.

Ce jour de mars 2020, on était déjà entré dans le Grand Confinement. Madame Jeanne n’avait pas eu le coeur à reporter le rendez-vous du ramoneur – reporter à quand, de toute façon? – mais elle avait appelé pour dire qu’elle n’ouvrirait pas au ramoneur et qu’elle passerait elle-même l’aspirateur, son aspirateur à elle, un vieil aspirateur robuste dont elle changerait le sac après cette tâche inhabituelle. Alcide donna tout de même un coup de sonnette avant de monter sur le toit. Là-haut il fit ce qu’il avait à faire puis frappa dans le conduit, plusieurs fois, comme on le fait au théâtre. Madame Jeanne comprit qu’elle pouvait aspirer et aspira – Alcide entendait l’aspirateur murmurer dans le conduit, ce qui le fit penser au Passe-muraille de Marcel Aymé. Lorsque le murmure se tut, Alcide prit le relais:
– Ne manquez-vous de rien, Madame Jeanne? Qui prend soin de vous?
Le silence qui suivit fit craindre à Alcide que sa voix ne porte pas assez et il s’apprêtait à répéter plus fort lorsque la réponse émue lui parvint sur le toit:
– Ne vous en faites pas, mon cher Alcide, l’immeuble s’est organisé et ma famille veille à distance. En fait c’est vous qui allez me manquer, vous me manquez déjà, j’aime nos discussions et ces soupers partagés avec vous. Dans six mois, tout cela sera-t-il fini? Pourrai-je à nouveau vous ouvrir ma porte?
– Je ne sais pas, Madame Jeanne, mais je reviendrai pour votre cheminée qui fait aussi téléphone, comme vous le voyez!
Éclats de rire de part et d’autre du conduit, suivis d’éclats de silence.
– Je ne suis pas pressé de rentrer, Madame Jeanne, d’ailleurs il y a peu de monde sur les routes en ce moment, on dirait qu’elles aussi ont été ramonées, le trafic y est fluide comme une fumée qui grimpe au ciel un jour sans vent, parlons un peu, Madame Jeanne, si vous voulez.

On assiste alors, un beau jour de mars, à une scène fantastique, fantastique au propre et au figuré. Perché sur un toit, un élégant toit mansardé d’un immeuble de rapport aux portes d’une grande ville, un jeune ramoneur parle à une vieille dame à travers le conduit d’une cheminée, une cheminée d’un beau salon à plafond haut, un de ces plafonds délicatement moulurés. La dame est au 1er, 1er gauche, assise dans son salon, le ramoneur est debout sur le toit, le toit mansardé de cet immeuble de six étages. Il dit à la dame, le ramoneur, que l’aspirateur lui a fait penser au Passe-muraille. Elle est comme le ramoneur, la dame, elle aime Marcel, et ils se mettent à se raconter des nouvelles de celui qu’ils ayment, le ramoneur raconte à la dame des nouvelles qu’elle ne connaît pas et le ramoneur en apprend de nouvelles de la dame. Les sons glissent dans la cheminée, de haut en bas et de bas en haut. De la rue, un passant attentif pourrait voir un ramoneur parler à une cheminée et presque l’entendre, d’une fenêtre quelqu’un pourrait apercevoir une dame écouter sa cheminée éteinte et presque écouter avec elle car il fait beau et les fenêtres sont ouvertes, mais il n’y a personne dans la rue, ni aux fenêtres, c’est le début du Grand Confinement, les yeux sont collés à des écrans et les oreilles bourdonnent de toutes sortes de  rumeurs. Alors personne n’assiste à cette scène fantastique, personne n’entend les sons qui montent et qui descendent dans la cheminée, cette cheminée qui s’est transformée en puits, un puits sans fond, un puits sans fin, un Puits aux images.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 31/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 31
Éclipse, Ellipse, et caetera, et caetera

La rédaction aurait bien des choses à dire, mais elle préfère se taire, de peur de déraper, ou plus exactement préfère se contenter d’informer le lecteur – la lectrice sait déjà tout, elle est omnisciente – qu’avec l’épisode 31 l’histoire reprend après une longue éclipse et que l’auteur semble avoir choisi l’ellipse pour renouer. Voilà.
Alors bonne lecture, cher lecteur, et si d’aventure l’ellipse éclipse le sens de la suite, adressez-vous à la lectrice, elle est omnisciente.

Éclipse
Les éclipses ne font peur qu’aux ignorants, ces niais qui n’ont pas encore compris que les astres aiment se cacher, comme Alcide dans les branches de ses soeurs et de ses frères, dans les hautes herbes du jardin ou dans tout autre recoin secret. Et quand on est caché, la vie ne s’arrête pas – la lectrice qui n’est pas niaise le sait bien –, dans leurs branches par exemple, Alcide raconte des histoires à ses soeurs et à ses frères, leur chuchote des secrets, rencontre des insectes, écoute les enseignements du vent puis réapparaît à l’heure du souper, tout joyeux, plus instruit, plus vivant, affamé.
Tu l’auras compris lecteur, si tu n’es pas niais, – tutoyons-nous, la distance physique oui, mais la distance sociale non! –, le récit s’est poursuivi pendant la grande éclipse, Alcide a grandi, le permis d’habiter a été accordé par l’Administration cantonale, le cycle 2 est terminé, fini de palabrer, voici venu le cycle 3, sur un arbre perché…

Ellipse
Le récit, cher lecteur, pourrait donc reprendre aux portes de l’hiver, pendant ou après la pendaison de crémaillère, ce banquet mémorable, et le cycle trois pourrait être consacré à l’enfance d’Alcide, à la croissance des ses soeurs et frères, à l’enracinement du jardin-forêt dans son environnement, et caetera, et caetera. Eh bien non, cher lecteur, comme le sait bien la lectrice, dans le cycle qui s’ouvre Alcide a vingt ans, il grimpe toujours aux arbres mais il les regarde aussi depuis les toits, car il est est devenu ramoneur, Alcide, il a obtenu son CFC dans l’entreprise de Bert – dont on a fait la connaissance à l’épisode 22 –, à l’âge de dix-huit ans, a travaillé deux ans dans une grande agglomération, histoire de voir du pays et, pour ses vingt ans, a reçu un beau cadeau de Bert, un CDI dans sa PME, celle que Bert a reprise de son patron, Hercule, ce colosse croisé lui aussi à l’épisode 22.
Le récit, cher lecteur, reprendra donc en mars 2020, au début du grand confinement, sur un toit, alors qu’Alcide a dix-neuf ans trois quarts. Voilà.

– Reprendra?
– Oui, à demain, promis.

La rédaction continue à se taire et croise les doigts en songeant à demain. Voilà, voilà.