J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 50/x

Épisode 50
FRAGMENTS

Alcide a fait la connaissance de Madame F. car elle habite dans une commune qui a confié le ramonage à l’entreprise dans laquelle il travaille – on se souvient qu’Alcide a fait son apprentissage de ramoneur dans le bourg où il est né, dans l’entreprise de Bert et qu’après son apprentissage il a cherché du travail dans une autre entreprise, histoire de voir du pays. L’entreprise est grande et ramone dans plusieurs communes, dont celle de Madame F., à un jet de pierre du lac, non loin d’une haute-école dans laquelle feu Monsieur F. enseignait.
Madame F., qui avait pourtant reçu le papillon orange annonçant le passage du ramoneur, n’est pas là lorsque Alcide se présente en ce début de matinée; il trouve sur la porte la papillon orange au dos duquel on a écrit Monsieur le ramoneur, si vous trouvez ce billet c’est que je suis encore à la plage, entrez seulement, buvez un café en attendant, il y en a du chaud dans le thermos sur la table de la cuisine, je serai là dans un instant. Michèle F.
Alcide entre, se sert une tasse de café et se met à lire – il s’est plongé dans la relecture d’un recueil de nouvelles de Barry Lopez et ce recueil ne le quitte jamais. Peu de temps passe et Madame F. arrive. Elle est contente qu’il soit installé à la cuisine, se sert une tasse de café et demande – Que lisez-vous, jeune-homme? – Écoutez plutôt, ça devrait parler à quelqu’un qui se baigne dans le lac en toute saison (on est en mars, juste avant le confinement):

<< Vues de la rive, ces barres de gravier sont uniformément grises, mais approchez-vous, penchez-vous et vous verrez que ce n’est pas vrai. C’est comme si rien n’était révélé au premier coup d’oeil. Vous pourriez considérer ça comme l’effort de la pierre de se protéger des intrusions de ceux qui ne sont pas sincères. Regardez ça maintenant: la rouge, un silex noir, une sorte de quartz; cette grise rayée, du basalte; la pierre verdâtre, une roche sédimentaire, un schiste, avec des taches de cuivre; la bleue – peu commune celle-ci: chrysocole, un silicate. La blanche, quartzite. Obsidienne. Verre noir. Cette brune, andésite. Il est rassurant d’entendre ces noms, mais il n’est pas tellement important de s’en souvenir. Plus important est de voir qu’il s’agit de fragments de la terre, réduits, comprimés en une formule essentielle, que durant notre vie ils sont irréductibles. C’est une différence entre, disons, les pierres et les fleurs. >>
[Le chant de la rivière, Barry Lopez, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Adrien Le Bihan, Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, 2001, extrait tiré de la nouvelle Les bas-fonds].

– Magnifique, vraiment! Mon mari aurait apprécié, grandement, il était géologue, je connais la plupart de ces pierres, j’aimais l’accompagner en montagne, parfois même quand il partait en excursion avec ses étudiants. Et maintenant, je me baigne dans le lac, sans lui et j’écris des petits textes dans un carnet, pour lui, une sorte de journal intime du paysage, et je lis ces fragments à voix haute en espérant qu’il peut les entendre, comme un écho à la montagne.
Madame F. sort le carnet de son sac et se met à lire.

(Nuages)
Du Grammont à la Dent d’Oche, compacts serrés,
de la Dent d’Oche au Mont Ouzon, ça s’effiloche,
après ça disparaît, quasiment,
seul un éclaireur
se tient à l’aplomb des Voirons,
comme une vigie.
Un peu plus loin
le Salève fait le dos rond,
fanons au repos, jet d’eau éteint;
Prend-il des forces au soleil? Se pâme-t-il devant le Jura?
La vigie reste aux aguets.


(sans titre)
Pas un seul nuage, ce matin, des Préalpes au Jura. Il y a juste cet sorte de circonflexe entre deux modestes crêtes bleues, le Mont-Blanc qui se planque – oui, le Mont-Blanc peut se planquer! –, jour de repos? marre d’être le plus haut? le plus beau? le plus ci, le plus ça? Demandez-lui! Mais le fait est que ce matin, le seul élément blanc de ce paysage qui s’offre à moi – mouillée et assise sur des cailloux qui ne sont rien d’autre que des morceaux de montagnes, pointus et biscornus ou de jolis galets ronds et polis par l’eau – est le mont du même nom, comme déguisé en petit nuage bizarroïde, très dense, très clair.
Je prends une poignée de ces cailloux, les examine devant le paysage et crois pouvoir en nommer quelques-uns : Moléson, Dent de Jaman, Oldenhorn, Tête Ronde, Berneuse, Petit Muveran, Cornettes de Bise, Pic de la Corne, Baleine au repos. Je sais qu’il est assez improbable que ces morceaux proviennent exactement de ces montagnes, mais rêvons un peu, Quille du Diable! après tout, n’était-il pas plus improbable encore de trouver du granit dans le Jura, cet océan calcaire? Sauf que le Glacier du Rhône est passé par là et a déposé – c’est comme ça qu’on dit – ces blocs de granit après les avoir promenés quelques années, et c’est peu dire! Alors blocs erratiques, cailloux voyageurs sur une plage – touristes ronds, touristes pointus –, où est la différence? On pourrait demander au glacier du Rhône, mais il a filé, le climat s’est réchauffé et on lui a dit – Va au diable!
Et je me baigne dans son lac, celui qu’il a creusé, ou surcreusé suivant où, puis je me sèche, assise sur des morceaux de montagnes, assise au sens propre, car j’aime les montagnes et les morceaux qui s’en détachent – même ceux qui me piquent le derrière – comme je t’aime toi, feu mon mari.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 49/x

Épisode 49
EFFET.S FICHE

Laissons au lecteur le soin d’imaginer ce que brodèrent Célestine et Bert sur le toit de l’épisode précédent dans cette fameuse cheminée au par-pluie rond et pointu en inox. Mais pour l’aider, le lecteur – qui en a sans doute besoin car il s’obstine à ne pas vouloir être comme la lectrice, ce que l’on peut comprendre, mais jusqu’à un certain point seulement –, donnons-lui quelques indices.
A la fin de l’histoire brodée, Albert déclara à sa cheminée de cuisine au foyer ouvert – le lecteur se souvient qu’Albert n’est pas atteint de logopyrie© (pathologie qui consiste à parler seul dans un foyer éteint des heures durant), mais qu’il répond à des gens qui viennent de broder pour lui une histoire sur son toit, c’est clair, non? – que ça lui fourmillait de la tête aux pieds: envie de bouger, d’entendre le vent, de sentir l’air sur sa peau, de voir des oiseaux, de sentir des fleurs, bref besoin de s’aérer la tête. Là-haut on lui répondit fais-le, mais appelle d’abord ta soeur, elle est inquiète pour toi. Il le fit avec le haut-parleur, alors là-haut ils entendirent tout, heureusement!
– Allo? C’est toi Albert? Tu vas bien?
– Oui, c’est moi, je vais bien, je t’appelle juste avant de sortir en forêt, on vient de me broder quelque chose de très beau, là-haut, sur mon toit, c’est comme si on m’avait ouvert toutes les fenêtres d’un coup, et la porte-fenêtre du balcon aussi et que je m’apprêtais à plonger dans le vivant!
– T’es sûr?
– Que je sors en forêt?
– Non, que tu vas bien!
– Allo Delphine, c’est moi Célestine, je te cause via le conduit de cheminée d’Albert, on vient de lui parler, longuement, avec Bert, un ami ramoneur et quelques auteurs qu’on fréquente, dans les livres je veux dire, ton frère va bien et nous aussi!
– Vous êtes sûrs?

S’ensuivent de nombreux aller-retour via haut-parleur, cheminée de cuisine à foyer ouvert et conduit de cheminée inox et Delphine, qui est loin d’être sotte, finit par comprendre clairement ce qui s’est passé. Voilà.

Et dans les semaines qui suivent, la fiche 373.5 fut mise à jour; on peut lire dans la dernière rubrique, celle intitulée Soin.s COVID-19, RàS. Voilà.

– Voilà?! s’énerve le lecteur, une histoire qu’on doit imaginer tout seul et qui finit bien! Non mais, de qui se moque-t-on? Et j’espère qu’il ne va pas falloir payer en plus!
– Oui, voilà! lecteur, lire développe l’imagination, entre autres, ce serait le moment d’en faire preuve, d’imagination, on en est quand même à l’épisode 49! Oui, voilà! lecteur, des histoires qui finissent bien on en connaît plein, aussi dans la vrai vie et en plus, l’histoire d’Albert, elle est loin d’être terminée, il n’a que 42 ans Albert! Et non, lecteur, on ne se moque de personne et ce blog est gratuit, comme tes remarques! Voilà.

Que la lectrice, et tous les autres, nous excusent, mais bon, des fois faut réagir, et après ça va mieux. On se retrouve demain, et ça risque d’être apaisant – en même temps, on n’est est plus sûr de rien…

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 48/x

Épisode 48
FICHÉ.E.S (mais pour la bonne cause!)

FICHE 373.5 chemin de l’Ondée 17 (2ème étage, gauche)
Catégorie toit à deux places
Type cheminée de cuisine (foyer ouvert)
Localisation pan sud, 3ème cheminée en sortant de la tabatière direction est, par-pluie rond et pointu en inox, amovible (visserie standard)
Remarque.s bien replacer le par-pluie après le ramonage, il a un peu de jeu (usure normale)
Habitant.e.s Albert V., 42 ans, divorcé, sans enfant, reconversion professionnelle en cours suite à un burnout
Soin.s COVID-19 soutenir Albert, l’amener à assouplir son auto-confinement, à être au contact de la nature, à écouter ce qu’elle a à lui dire
(Albert a décidé de rester strictement confiné, n’ouvre pas ses fenêtres, ne sort pas sur son balcon alors qu’il ne fait partie d’aucune catégorie à risques)

Toutes les entreprises de ramonages ne pourraient pas produire ce genre de fiche, mais celle de Bert, qu’il a reprise d’Hercule, le peut. Le patron, Bert donc, son employer, son apprenti et son ancien apprenti, Alcide – qui d’autre? – connaissent bien les clients, au fil des ramonages ils ont tissé des liens avec eux et, pour les clients qu’ils ne connaissent pas bien, ils se renseignent auprès de leurs amis – le lecteur a bien compris qu’avant le confinement les fiches ressemblaient à autre chose, on les a revues et complétées dès le confinement, heureusement qu’il y a l’informatique, et une lectrice qui comprend sans qu’on ait besoin de tout expliquer…
Mais des fois, ce sont les amis qui s’adressent au patron, comme Célestine, quelques jours après le séminaire (épisodes 41 à 47).

– Dis-moi, Bert, sais-tu si le locataire du 2ème gauche du chemin de l’Ondée 17 est atteignable par cheminée?
– Albert V. ?
– Oui, c’est ça. C’est le frère d’une amie, elle est très inquiète pour lui, il sort d’un burnout, s’est autoconfiné, n’ouvre pas ses fenêtres, ne se tient plus sur son balcon et, depuis quelques jours ne répond plus au téléphone, il se contente de communiquer, si l’on peut dire, par sms minimalistes du genre t’inkiet, tvb.
– Le bonhomme a une cheminée ouverte dans sa cuisine, un conduit tubé inox qui débouche pas loin de la tabatière, le gars est un taiseux, mais du genre pas antipathique, il aime la forêt, on en a parlé, il utilise beaucoup sa cheminée et ramasse tout son bois en forêt.
– Sa soeur aimerait bien lui parler, aller marcher avec lui, elle a des idées pour l’aider à se réorienter sur le plan professionnel, c’est ce qu’il souhaite, d’après ce qu’elle m’a dit.
– Oui marcher, ça aide à réfléchir. Regarde, c’est le livre que j’ai prévu d’offrir à Alcide qui aura 20 ans en juin – David Le Breton, Marcher la vie, un art tranquille du bonheur, éd. Métaillé, 2020 – laisse-moi te lire l’épigraphe du chapitre 2 qui s’intitule La route imaginaire: J’étais persuadé que ces canyons, ces buttes, ces mesas verdoyantes recélaient une sagesse et un équilibre corporel indispensables, dont on pouvait s’abreuver en arpentant la contrée l’esprit grand ouvert (Doug Peacock, Une guerre dans la tête).
– Fantastique! Et s’il ne veut pas marcher, qu’il sorte au moins sur son balcon, qu’il entre en contact avec le monde par ses sens. L’immeuble a deux étages, m’as-tu dit, couché sur son balcon il doit voir le ciel; les nuages pourraient lui faire du bien, comme à toi autrefois et comme à Alcide. Te souviens-tu de ces nouvelles de Barry Lopez dont j’ai lu un extrait au séminaire, l’autre soir? (épisode 44)
– Bien sûr! D’ailleurs il me faut ce livre!
– Tiens, je te le donne, mais laisse-moi d’abord te lire un extrait de la nouvelle Les bas-fonds [de la rivière]: Si vous regardez dans le ciel, tout droit, à huit ou dix miles, il vous est possible d’imaginer les marées atmosphériques, des océans d’air venant heurter le bord de l’espace dans un reflux et un flux dépendants eux aussi des phases de la lune. Je crois qu’il ne peut pas y avoir une très grande différence entre, disons être couché ici, sur les barres de gravier [de la rivière], et être couché sur le dos au fond de l’océan. Vous pouvez, à votre guise, retenir ou non cette manière de voir, sans crainte des conséquences. Les marées continuent, indifférentes.
– Fantastique! On a la base, allons broder une histoire sur ce toit, pour Albert.
– Oui, allons broder! Bert.
– Alors en route pour le chemin de l’Ondée 17, suis-moi, je t’emmène sur le pan sud du toit, 3ème cheminée en sortant de la tabatière direction est, par-pluie rond et pointu en inox, on ne peut pas la louper!

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 47/x

Épisode 47
Séminaire.s (FIN)
ENFANCE PERCHÉE

Et Bert dort.

Les auditeurs sont perplexes, échangent des regards mais aucun mot. On refait du café, on allume de nouvelles bougies, on mange des boules à la cannelle, on en avait prévu bien assez.

Et Bert dort.

Alcide prend la parole, sans même baisser la voix.
– Je ne sais pas pourquoi Bert m’a raconté cette histoire, mais je sais l’effet qu’elle a provoqué en moi, l’histoire ou le fait d’être monté sur un toit – mon toit – à l’âge de six ans.  De là-haut, j’ai vu le paysage sous un jour nouveau, je me suis senti plus près des nuages, ces grands voyageurs, je les voyais passer sans avoir besoin de lever la tête. Dès ce jour je me suis mis à grimper plus haut dans les arbres, mes soeurs et frères du verger, m’ont moins vu dans leurs branches – même les hautes-tiges, même Yggdrasil –, j’ai commencé à fréquenter des arbres plus hauts dans le voisinage, hêtres rouges, chênes, bouleaux, saules, ces arbres m’ont fait grandir, m’ont rapproché du ciel et des troupeaux de nuages. J’ai aussi eu le droit de passer la tête par la tabatière, grâce à un escabeau, d’aider Bert chaque fois qu’il venait ramoner et, lorsque mes parents ont vu que j’étais assez grand et après une longue discussion avec Bert, j’ai eu le droit de monter tout seul sur le toit; l’été de mes dix ans, j’ai reçu un baudrier, une corde et un mousqueton, la corde était solidement attachée à une poutre du grenier, Bert et papa avaient fait de bons noeuds et la longueur de la corde avait été calculée pour que je ne puisse pas chuter du toit. Durant mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps dans les arbres et sur les toits, une autre façon d’être dehors. J’y ai forgé la certitude que je voulais un métier qui me ferait être dehors, par tous les temps.
Être sur les toits m’a aussi ressourcé, aidé à chasser mes soucis. Je me suis beaucoup confié aux nuages et souvent ils ont pris avec eux mes soucis, d’autres fois ils m’ont lavé la tête, d’autres fois ils se sont déchirés pour me faire revoir le soleil. Je ne sais pas de quel noir Bert – qui dort toujours – parlait tout à l’heure, mais je devine un peu, la peur de la mort de ceux qu’on aime, des chagrins très intimes, la peur avant une décision, la colère, les injustices. Les hautes branches et les toits ont été – et sont encore, je vous l’avoue – une sorte de thérapie, mes parents ont saisi cela, et toi aussi Célestine, et toi aussi Eric. Si je peux affirmer aujourd’hui que j’ai eu une enfance heureuse, c’est pour moult raisons, et aussi parce qu’on m’a laissé avoir une enfance perchée.
A ces mots, Bert se réveille. Tour à tour, les yeux un peu hagards, il regarde Alcide, Astrid, Eric, Célestine, la table; son regard tombe sur l’assiette de larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain, il en reste une, Bert la prend, sans rien demander et se met à la manger tranquillement, se sert du café brûlant, le sirote; on dirait un gars qui se lève tôt et déjeune avec  ce qu’il trouve avant de partir au boulot. Sa tartine terminée, il se sert une nouvelle tasse de café, toujours sans rien demander, boit, toujours à petites gorgées – ceux qui assistent à la scène sont médusés, limite hagards, et ce que se met à dire Bert les plonge dans la circonspection, d’une certaine manière.
– Mois aussi, Alcide, j’ai eu une enfance perchée, comme la tienne, et différemment. C’était bien le noir qui me rendait somnambule, mais un noir plus noir que le tien, je pense – je vous en parlerai peut-être un jour. Mes parents n’ont pas bien compris cela, ou du moins pas tout de suite et je n’ai pas eu droit à une classe verte – il s’arrête, regarde Célestine et lui dit – c’est formidable ce que tu as fait avec Alcide, c’est formidable ce que tu fais avec les enfants. Hercule, mon sauveur, en me parlant sur le toit, en me montrant les étoiles, m’a montré le chemin. Je n’ai plus fait de somnambulisme depuis, je crois, mais des angoisses me réveillaient souvent, alors je me levais, montait au grenier à pas de loups, pour ne pas alarmer mes parents et, perché sur un escabeau et sur la pointe des pieds j’ouvrais la tabatière et passais la tête dehors pour voir la lune et les étoiles; leur lumière m’apaisait, faisait reculer le noir et j’aimais voir la lune ruser avec les nuages, les éclairer quand ils voulaient la cacher; lorsque les nuages étaient très épais, je leur confiais des messages pour les étoiles, ou je les laissais me laver la tête, ou je les suppliais de dévoiler la lune. Aujourd’hui encore, même si ma vie est heureuse, les toits m’équilibrent. Alors, mon cher Alcide, mes cher amis, passer plus de temps sur les toits pour raconter des histoires, ça me parle.

Et Bert se met à expliquer les notes qu’il a prises dans son carnet, les maux qu’il faut soulager, les maux qu’il faut guérir, les mots-clés, les thèmes, les gens à cibler, les toits les plus propices (toits à une place, à deux places, et caetera, et caetera). Alcide sort du papier, on planifie, on se répartit les tâches, et caetera, et caetera. Eric va refaire des spaghettis, le fameux creux de 23 heures. Astrid feuillette Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, Célestine feuillette Le chant de la rivière, et Bert dit qu’on pourrait ouvrir une bouteille, ou plusieurs, on ne dit pas non.

Lorsque le séminaire se termine, aux petites heures du matin, on a un plan de bataille, comme on le verra ces prochains jours. Et d’ici là, n’oubliez pas, chers lecteurs, de plonger vos yeux dans le ciel, quelles qu’en soient les couleurs.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 46/x

Épisode 46
Séminaire.s (fin)
ou presque…

Je devrais plutôt dire, poursuit Bert après avoir serré Alcide dans ses bras, maintenant c’est toi qui nous montre le chemin, cette idée de monter sur les toits pour souffler des mots aux cheminées est fantastique, elle doit devenir contagieuse, d’ailleurs elle est en train de le devenir, ce séminaire en est la preuve! Faisons du bien aux gens strictement confinés, mais pas seulement à eux, notre bourg a grandement besoin de renouveau, le jardin-verger et sa maison de paille n’ont pas porté tous leurs fruits, il y a encore du travail, les toits doivent nous faire prendre de la hauteur, le toits peuvent guérir – une petite lueur au fond de ses yeux et un léger sourire laissent penser que Bert s’amuse un peu de l’étonnement qui se peint sur les visages de ceux qui l’écoutent, Astrid, Alcide, Célestine et Eric, mais on ne peut pas en être sûr, car quelques bougies sont désormais éteintes sous l’avant-toit de la terrasse. Bert poursuit. 
Vos enseignements sont riches, je me sens mieux armé que tout à l’heure pour raconter des histoires perchées, j’ai hâte de le faire d’ailleurs, ou plutôt de le refaire car, comme je le disais tout à l’heure, je l’ai déjà fait, et c’était pour pour toi, Alcide, ce souvenir m’est remonté en vous écoutant, et bien des autres encore.
Je crois savoir pourquoi je t’ai raconté cette histoire l’été de tes six ans, Alcide, cette histoire qui m’est arrivée alors que j’avais cinq ans (épisode 22). A cinq ans j’étais un petit garçon heureux, mais il y avait aussi du noir en moi, beaucoup de noir. Je crois que ce noir essayait de sortir les nuits de somnambulisme… – brusquement Bert pique du nez et l’histoire s’interrompt.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 45/x

Épisode 45
Séminaire.s (suite)
Guider

[…] seul le grattement du crayon à papier de Bert le trouble; en fait il ne le trouble pas, il le souligne, ce silence profond, le crayon à papier de Bert, d’autant plus que dans son carnet il n’a pas fait qu’écrire, Bert, il a aussi tiré des traits pour relier des mots et pour tracer des plans.
Lorsque son crayon s’immobilise, Bert lève les yeux et regarde Alcide en train de le regarder; il y a dans ces regards croisés comme un accord, tous deux ont l’air de vouloir prendre la parole mais on dirait que Bert indique à Alcide de le précéder, qu’il est venu pour apprendre; c’est bien ce que comprend Alcide – les années passées ensemble sur les toits ont tissé une grande complicité entre le maître et son apprenti, une complicité qui sait se passer de mots – alors Alcide se lance:
– Qu’ajouter à cela, chers amis? Vous venez de montrer de façon magistrale que pour bien raconter des histoires, en lisant ou en brodant sur un canevas connu, il faut s’impliquer sans compter, puiser dans ses rêves ou des instants vécus, emmener avec soi l’auditeur, faire apparaître des images en lui, souvent infiniment plus riches que celles qui peuvent être imprimées dans les livres même si, je l’avoue, certains dessins de Bertil Lybeck (épisode 41) resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Si je devais ajouter une seule chose, ce serait la question du destinataire; toutes les histoires ne conviennent pas à tout le monde, il faut choisir son public, je crois, et peut-être aussi s’adapter à lui, raconter une histoire c’est parfois dialoguer avec quelqu’un qui nous montre un autre chemin que celui qu’on avait prévu, avec ou sans mot, les silences sont essentiels; pas vrai, Bert?
Le visage de Bert s’éclaire, comme un lever de pleine lune – le lecteur ne le sait peut-être pas encore, mais le visage de Bert est tout rond –, alors il lui emboîte le pas, Bert, à Alcide:
– Vrai! Et, croyez-moi ou non, c’est bien là que je voulais en venir. Mais d’abord, les amis, merci, merci infiniment de ce partage, si vous pouviez feuilleter mon carnet, vous y verriez une sorte de révélation, celle qui s’est faite en moi grâce à vous; oui, nous sommes remplis d’histoires et parfois un petit rien suffit à les faire sortir, et les mots s’enchaînent, comme dans la vie. Autrefois (épisode 22), Hercule m’a probablement sauvé la vie sur un toit, mais sur ce toit il m’a aussi parlé et cette histoire, Alcide, remplie d’étoiles et de constellations, je te l’ai racontée sur un autre toit; par la suite, Hercule m’a appris le métier qu’il a mis dans ma tête une nuit sur un toit et moi, par la suite,  je t’ai appris le métier que j’ai mis dans ta tête un jour sur un toit et maintenant c’est toi qui me montre le chemin – malgré les mesures de distanciation physique, Bert se lève et prend Alcide dans ses bras, personne ne bronche, pas même les insectes qui se laissent happer en silence par les chauves-souris qui dansent telles des grues sur une montagne scandinave.

Passez de belles nuits et un beau dimanche, on se retrouve lundi pour conclure ce séminaire. Préparez-vous…

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 44/x

Épisode 44
Séminaire.s (suite)
Des façons de parler des sons, des couleurs et des textures des NUÉES

– Quand nous grimperons sur un toit pour raconter une histoire, déclare Célestine – oui, faisons cela mon cher Eric, grimpons sur les toits raconter des histoires, suivons Alcide qui a suivi ses rêves, comme nous deux il y a presque quinze ans avec la maison de paille dans le jardin-verger – ce ne sera peut-être pas pour raconter la danse des grues, mais si cela devait être cet épisode du voyage de Nils, c’est bien avec toi que j’aimerais la broder, cette danse-là, mon cher Eric. Pour la broder, je reprendrais des broderies d’autrefois, celles qu’Alcide, ses soeurs et frères connaissent bien, et j’en ajouterais de nouvelles; on brode à partir de ce que l’on connaît et, toutes ces années, vous comme moi avons appris de nouveaux points de broderie, appris du ciel, appris des arbres et de leurs habitants, appris des gens que nous avons fréquentés, appris des classes vertes et appris de toi, mon grand petit Alcide. Un jour, tu m’as offert ce très profond recueil de nouvelles intitulé Le chant de la rivière. Dans l’introduction de ces nouvelles, l’auteur, Barry Lopez, y relate une expérience unique, permettez-moi de la partager avec vous, c’est très beau, je trouve. Et Célestine d’ouvrir un joli petit livre – paru en 2001 dans la Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, Le chant de la rivière, Barry Lopez, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Adrien Le Bihan – et de se mettre à lire des mots de cet auteur qu’elle fréquente:
Une aube d’hiver pluvieuse, je me tenais debout sous des nuages gris, les bras tendus vers le ciel, ruisselant sous mes légers vêtements de coton, dans mon attitude rituelle, regardant fixement le sable à mes pieds et sur le point de formuler une prière, quand je sentis que des oiseaux se posaient sur moi. Je sentis d’abord le volettement de pluviers dorés contre ma tête, puis des tourne-pierre noirs atterrissant, doux comme des papillons, sur mes bras, et des phalaropes rouges aux sauvages visions arctiques, luttant contre le vent pour atterrir, aiguillonnant mes épaules de leur étreinte griffue. Leur brusque apparition venteuse, le raide frôlement d’ailes, les voix étrangères – murrelets qui se posaient sur mes bras, qui clignaient, qui clignaient leurs yeux jaunes, cocorlis, courlieux et avocettes qui sautillaient à mes côtés.
– Aux sons dont parle Selma Lagerlöf – Une de ces nuées se dirige maintenant brusquement vers Kullaberg en longeant la côte de l’Öresund et, arrivée à l’aplomb de l’aire de jeux, elle s’arrête, et en même temps se met à pépier et à gazouiller comme si cette nuée n’était constituée que de notes de musique – et aux couleurs qu’elle évoque  – Enfin la nuée entière, d’un seul mouvement, se pose et, l’instant d’après, la colline est complètement recouverte d’alouettes grises, de superbes pinsons rouge, gris et blanc, d’étourneaux tachetés et de mésanges vert et jaune –, j’ajouterais donc, poursuit Célestine, les textures de ces fractions de nuées qui effleurent, caressent ou griffent l’homme debout sur le rivage, mais aussi des noms de nuées sans doute inconnus en Suède, pluviers dorés, tourne-pierre, phalaropes rouges, murrelets, cocorlis, courlieux et avocettes, mais je ne suis pas ornithologue.

Le silence qui succède à la douce voix de Célestine est profond, seul le grattement du crayon à papier de Bert le trouble; en fait il ne le trouble pas, il le souligne, ce silence profond.

Le séminaire se poursuit demain, avec la voix d’Alcide et le crayon de Bert.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 43/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 43
Séminaire.s (suite)
DORMIR À LA FRAÎCHE

C’est Eric qui rompt le silence – si je devais raconter cet épisode de Nils perché sur un toit, dit-il, c’est avec toi que je le ferais, Célestine, comme nous le faisions autrefois dans le verger pour Alcide et ses soeurs et frères. Tu te souviens Alcide, ce chapitre était l’un de vos préférés, combien de fois vous l’avons-nous raconté?
– Assez souvent pour qu’il soit gravé dans ma mémoire, non seulement je connais le texte original, mais je me souviens des broderies que vous y ajoutiez; Célestine brodait sur les oiseaux – j’aimais tellement ta voix flutée qui pépiait dans les arbres, et je l’aime encore! – et toi, Eric, d’une voix plus grave tu nous faisais rire en parlant des bousculades des lièvres, de la parade des cerfs et tu faisais surgir des animaux de nulle part, de vrais et de faux animaux, je me souviens encore du chasson, ce chat sauvage hérisson qui pouvait sortir ses griffes et rentrer ses pics, on riait et on avait peur, moi en tout cas j’avais peur, j’en ai fait quelques cauchemars; récemment d’ailleurs, j’ai fait un drôle de rêve, un rêve drôle en fait : je ramonais une cheminée, comme d’habitude, quand mon hérisson se bloque, je tire, rien ne bouge, j’insiste, des cris montent par le conduit, comme une bagarre entre deux animaux, d’abord je pense à deux matous qui se battent dans la nuit, puis je tends mieux l’oreille et je distingue clairement le couinement d’un hérisson et je comprends ce qui se passe, mon hérisson et devenu chasson, une sorte de chasson schizophrène, quand je tire, le hérisson assouplit ses pics pour remonter, mais le chat sort ses griffes et les plante dans le conduit et quand le chat rentre ses griffes c’est le hérisson qui plante ses pics, les deux veulent remonter, mais pas en même temps, alors ça bloque; découragé, je m’apprête à descendre du toit sans mon matériel quand surgit un type, de la cheminée d’à côté, que je venais de ramoner, il me dit, le type avec sa blouse blanche – blanche immaculée, preuve que je l’avais bien ramonée la cheminée d’à côté – vous avez un problème de chasson, Monsieur? laissez-moi faire; il saisit le câble du chasson et gueule dans le conduit – eh les gars, ça suffit maintenant, y’en a qui bosse la haut! il tire sur le câble et le chasson remonte, comme si de rien n’était et le gars en blouse blanche immaculée d’ajouter en me tendant la main, Séraphin Lampion, vétérinaire, psychiatre, assurances en tout genre plus tout ce que vous voudrez, malheureusement je ne suis pas remboursé par les caisses maladies, ça fera cent balles, et là, vous me croirez si vous voulez, mais mon chasson sort cent balles en s’excusant, en disant que c’est de sa faute donc que c’est à lui de payer et qu’il ne recommencera plus; Séraphin empoche le billet et me glisse à l’oreille avant de disparaître dans sa cheminée – votre chasson ment Monsieur, non, il est plutôt schizophrène, changez-le au plus vite, ou faites-le soigner, je connais une excellente clinique à la montagne, mais elle n’est pas remboursée par les caisses maladies.
Eclats de rire autour de la table (3 fois).
– Tu as vraiment rêvé cela, demande Célestine, ou tu viens de l’inventer ce rêve? – elle le connaît bien Alcide, Célestine, et Alcide le sait bien qu’elle le connaît, Célestine, alors il avoue en riant:
– Les histoires de l’enfance aiguisent l’imagination, et j’ai été gâté avec vous!
– Rassure-moi, s’exclame Astrid, tu es vraiment ramoneur, ou tu as dit ça pour me séduire?
Eclats de rire autour de la table (3 fois 3 fois, donc 9 fois).
– Oui, je brodais beaucoup, enchaîne Eric; dans ce chapitre, Selma Lagerlöf parle beaucoup des oiseaux et assez peu des animaux à quatre pattes, alors j’en rajoutais. Pour moi aussi ce sont les histoires de l’enfance qui ont nourri l’imagination, mais pas seulement. J’ai eu la chance d’être louveteau, puis éclaireur, la chance de camper, avec ou sans tente, et d’apprendre les sons de la nuit; les grands ne s’amusaient pas à nous faire peur, au contraire, ils nous rendaient la nuit familière, nous apprenaient à reconnaître la faune nocturne à ses différents cris, glapissements, hululements, à ses différentes façons de se déplacer, courses effrénées, pas menus, lentes reptations et, quand avec Célestine je vous racontais des histoires, je puisais dans ce répertoire nocturne car, on s’en souvient, dans le chapitre de la danse des grues les animaux se rassemblent nuitamment pour ne pas être vus des hommes. Aujourd’hui, avec Célestine, nous dormons toujours la fenêtre ouverte, ou alors sous l’avant-toit, ou alors dans l’herbe, aux pieds de tes soeurs et frères mon cher Alcide, les sons de la nuit sont notre luxe, hérisson, renard et compagnie, on a même entendu une fois, mais c’était il y a longtemps, un chasson qui ronflait dans la cheminée.
Eclats de rire autour de la table (9 fois 9 fois, donc 81 fois).

Le séminaire continue demain, prière de réviser le livret de 3 et celui de 9, et les autres aussi.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 42/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 42
Séminaire.s (suite)
PAYS NATAL

Lorsque Astrid referma le livre, le silence se fit, profond. De nombreux liens unissaient ceux qui étaient autour de la table – Célestine, Eric, Astrid, Alcide et Bert – mais le lien qui aurait crevé les yeux d’un éventuel spectateur était ce silence sensible par lequel on exprime, au sortir d’un théâtre par exemple, l’envie de faire durer ce que l’on vient de vivre, certes il y a eu les applaudissements, les rappels, on a quitté les gradins, mais on ne veut pas encore rompre le charme, briser la magie par des mots qui pourraient dissonner; cette sensibilité peut aussi se manifester devant les nombreux spectacles qu’offre la nature, et c’est bien cette sensibilité qui reliait la lectrice à ses quatre auditeurs, à la table, à côté du four à pain, sous l’avant-toit, au fond du verger.
Mais il faut bien continuer, reprendre le cours des choses, alors Eric se met à débarrasser la table, emporte la vaisselle sale et ramène un moulin et du café, Célestine se met à arranger les kanelboller sur un joli plat en terre cuite, Alcide se met à moudre, Astrid se met à feuilleter un carnet qu’elle a tiré de son sac et Bert, qu’on ne reconnaît plus, se met à écrire dans un carnet qu’il a tiré de sa poche.
Le café moulu, il faut le boire, alors on le boit, à petites gorgées, il accompagne si bien les kanelboller. Ce sont eux, les kanelboller, qui ramènent des mots entres les amis attablés.
– Ces pâtisseries, on en consomme beaucoup dans mon pays natal, ce sont un peu nos madeleines de Proust. Tu n’y as pas touché, Bert – Bert écrit toujours dans le carnet qu’il a tiré de sa poche –, tu n’as plus faim? tu n’aimes pas les douceurs?
– J’aime les douceurs, au contraire, mais la danse des grues m’a profondément remué, et ces paysages, quelles merveilles, les kanelboller peuvent bien attendre, mais pas les mots que ton pays m’inspire! – Le lecteur comprend ici que Bert a enfin compris qu’il suit un séminaire.
– Ce pays que je qualifiais tantôt de pays natal (épisode 41) ne l’est pas tout à fait, laissez-moi vous expliquer; si je devais raconter cet épisode de Nils perchée sur un toit, j’y ajouterais une touche très personnelle, venue du fond de mon enfance, et cela pourrait donner ceci:

<< Je m’appelle Astrid, je suis née dans ce bourg mais j’ai passé une grande partie de mon enfance en Suède, tout en suivant l’école ici. Comme vous le savez peut-être, c’est le métier de Maman qui a amené mes parents ici, au tout début des années 1990. A leur arrivée, Maman était enceinte de moi et c’est avec l’aide de Clotilde, la sage-femme qui a mis au monde la moitié du bourg, Clotilde si chère à nos coeurs, que je suis née peu après notre arrivée; mais j’ai été conçue en Suède et ma langue maternelle est le suédois. Alcide, mon amoureux de ramoneur m’a appris à grimper sur les toits pour y raconter des histoires à vous les gens strictement confinés, des histoires qui entrent par vos cheminées pour vous réchauffer un peu.
Laissez-moi vous conter une page d’une des plus belles histoires qui a bercé mon enfance, celle de Nils Holgersson. Avant d’entrer dans la danse des grues, entrons dans la cuisine de ma grand-mère maternelle, je suis debout sur un tabouret, je dois avoir cinq ans, j’apprends la pâtisserie avec mes deux grands-mères, les meilleures voisines du monde. Mes grands-parents étaient voisins – et le sont toujours, grâce au ciel! –, c’est comme ça que mon père et ma mère ont commencé à s’embrasser – et s’embrassent toujours, grâce à leur amour! – dans le bosquet qui sépare les deux jardins. La recette que je préférais réaliser était celle des kanelboller, mes deux grand-mères avaient la même, ainsi ces pâtisseries ne furent jamais une pomme de discorde entre les deux familles, mes deux familles. Tandis que nous pétrissions, étalions, tartinions, coupions et enroulions dans la cuisine, mes grands-pères étaient dehors, autour du four, le vieux four à bois qui voyait se succéder les fournées au fur et à mesure que la chaleur décroissait: pains foncés, pains clairs, gâteaux salés, gâteaux sucrés, pâtisseries et délicieux mets cuisant doucement à l’étouffée dans des cocottes en bonne fonte scandinave. Un bon four à pain, celui de mes grands-pères était excellent – et l’est toujours, grâce aux soins de mes chers vieux grand-pères! –, se maintient plusieurs heures à 180-200°C après les premières fournées; les kanelboller doivent être enfournés à 180°C environ, donc si nous étions en retard, nous papotions beaucoup en pâtissant – et papotons toujours, mais souvent par skype –, ce n’était pas grave, la fenêtre d’enfournement étant large, large comme la bouche du four à bois. Pendant que les kanelboller doraient au four, une petite vingtaine de minutes, nous soupions sous l’auvent. J’aidais mes grands-pères à défourner, nous badigeonnions les kanelboller d’un fin sirop de sucre, pour les faire briller et les rendre plus moelleux; c’était le dessert du souper sous l’auvent, les soupers four à pain comme on les appelait, et comme on les appelle encore – j’ai hâte d’y retourner, la même hâte qui est la vôtre d’être déconfinés.
Ces soirs-là je me couchais tôt, l’histoire qu’on me racontait – tour à tout mes quatre grands-parents – était courte car la journée qui suivait était très longue. Je partais pour la journée, un grand-père à chaque main, marcher dans la lande jusqu’à Kullaberg; dans la main qu’ils avaient libre, chacun de mes grand-père avait un panier, les victuailles de cette longue journée à l’aller, les trouvailles de la randonnée au retour – cailloux, coquilles d’escargots, bâtons biscornus, bois flottés et autres trésors de l’enfance.
Nous partions à l’aube et nous nous arrêtions une première fois pour le petit-déjeuner: boules à la cannelle, thé au même arôme et confiture d’airelles. Avant d’aller dîner sur le promontoire le plus avancé, nous stationnions  longuement sur l’aire de jeux, une lande de bruyère à gauche de la route, non loin du promontoire le plus avancé et là, mes grands-père me racontaient à deux voix le rassemblement des animaux et la danse des grues, ils n’omettaient aucun mot, ni aucune virgule, comme moi aujourd’hui, perchée sur votre toit avec Alcide qui porte bonheur.
[…]
Après c’était le dîner, puis la sieste au son de la mer et des oiseaux. Pour rentrer chez mes grands-mères nous passions par la mer, empruntant des sentiers réservés aux marcheurs aguerris; les premières années j’ai appris le chemin sur les épaules mes grands-pères et un jour ils m’ont dit, tu es prête, file devant nous… >>

– Je crois que c’est comme ça que je la raconterais cette histoire, perchée sur un toit avec Alcide, conclut Astrid avant de croquer une boule à la cannelle, histoire de masquer un peu son émotion, mais un peu seulement.
Les autres l’imitent, le silence se fait de nouveau, profond.

Voilà, le séminaire continue, mais demain, alors faites de beaux rêves et, si vous êtes somnambules, fermez votre lucarne, chers lecteurs, chère lectrice, surtout qu’on annonce de la pluie et de l’orage, mais que la nuit vous soit douce cependant.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 41/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 41
Séminaire.s

On avait juste dit à Bert de passer souper ; il vint seul, mais passons, sinon on va encore s’énerver. Lorsque la météo était incertaine, les séminaires-repas avaient lieu sur la terrasse de Célestine et d’Eric – on se souvient que la terrasse était couverte et que sous l’avant-toit se trouvait un four à pain, au fond du verger, à côté de l’étang. Ce soir-là, distance physique oblige – on ne dit pas distance sociale, sinon on va encore s’énerver –, on n’était que cinq sous la terrasse, Célestine et Eric, Astrid et Alcide et Bert, le séminariste, si l’on ose dire. Afin de pouvoir nous concentrer sur l’essentiel de ce séminaire (fond), parlons vite, très vite du menu (forme) de ce repas sans alcool puisque repas-séminaire : larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain, spaghettis à l’ail et aux piments frits dans une huile d’olive irréprochable, généreuses tranches de mortadelle, eau de la pompe, café et kanelboller – patience lecteur, tu apprendras ce que sont les kanelboller d’ici la fin de l’épisode et que ta gourmandise ne te fasse sauter aucun mot, aucune ligne, sans quoi tu seras privé de dessert et tu vas encore t’énerver.

Qu’est-ce qu’une bonne histoire, Bert ? demande Alcide.
Bert ayant la bouche pleine, Astrid enchaîne:
– C’est une histoire qui fait rêver, Bert.
Et voyager, ajoute Eric.
Et qu’on a répétée, ajoute Célestine.
Et qu’on raconte à haute et intelligible voix dans la bouche d’une cheminée, sans avaler les mots, conclut Alcide.
Après chaque réplique, Bert opine du chef, il a la bouche pleine car il à très faim et il n’a sans doute pas encore bien réalisé qu’il suit un séminaire ; pour l’aider, Célestine augmente la distance physique entre lui et le plat de larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain.
Dans l’idéal, une histoire que tu as envie de partager, donc une histoire qui te plaît, pourquoi pas une histoire vécue, un peu romancée, ou alors une histoire qui part d’un roman que tu aimes, roman dans lequel tu peux insérer du vécu et même, pourquoi pas, des morceaux inventés, façon patchwork. Ce livre que j’ai apporté ce soir vient de mon pays natal, l’un des principaux pays dans lequel on consomme les kanelboller, il s’intitule Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède.
Et Astrid de brandir la très belle édition de ce roman de Selma Lagerlöf – version intégrale, évidemment, traduite du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, illustrée par Bertil Lybeck, parue chez Actes Sud en novembre 2018 (2ème édition). 
J’ai choisi quelques passages du chapitre V intitulé La grande danse des grues à Kullaberg, je vais les lire, cela constituera le cadre général, puis Célestine, Eric, Alcide et moi ajouterons des morceaux pour développer et obtenir un tout cohérent et plaisant ; interromps-nous quand tu veux, et arrête un peu de manger, sinon tu n’auras plus faim pour les kanelboller, ce qui serait dommage…
Un peu confus, Bert avale et finit par dire, d’une toute petite voix à l’ail et aux piments :
Une bonne histoire, en somme ?!
Oui Bert, exactement, une bonne histoire, mais bois un verre d’eau histoire de te rincer le gosier avant les kanelboller !

« Il faut reconnaître qu’en Scanie l’homme a érigé de nombreux bâtiments magnifiques, mais jamais il n’a réussi d’aussi belles murailles que les rochers de Kullaberg.
La montagne de Kullaberg n’est ni haute ni imposante mais basse et tout en longueur. Sur le sommet s’étendent des champs et quelques landes avec, par-ci, par-là, des mamelons recouverts de bruyère et des rocher nus. Le sommet n’a donc rien de magnifique et ressemble à n’importe quelle colline de Scanie.
De ce fait, le voyageur qui suit la route du sommet ne peut s’empêcher de ressentir une vague déception.
Alors, on le voit parfois quitter la route, s’approcher des bords de la montagne et regarder en bas des falaises, et brusquement il découvre un tel spectacle qu’il se demande comment il pourra en apprécier tous les détails. Car Kullaberg ne se dresse pas au milieu des terres, entourée de plaines et de vallées, non, elle s’est élancée aussi loin que possible dans la mer. En bas, pas une seule petite frange de terre n’isole des vagues les parois que la mer façonne à sa guise. 
(…)
Ces falaises superbes, dressées face à une étendue de mer bleue dans un air vif et scintillant, sont si appréciées des gens que de véritables foules s’y rendent chaque jour durant l’été. Il est plus difficile, par contre, de savoir ce qui attire ici les animaux qui, chaque année, s’y réunissent en une vaste assemblée. Mais la coutume remonte à la nuit des temps et il aurait fallu être présent la jour où la première vague, dans une gerbe d’écume, s’écrasa sur la rive pour expliquer pourquoi Kullaberg, de préférence à tout autre lieu, fut choisie comme site de l’assemblée.
Quand le rassemblement approche, les cerfs, les chevreuils, les lièvres, les renards et autres animaux sauvages à quatre pattes se dirigent vers Kullaberg dès la nuit précédente pour ne pas être vus des hommes. Juste avant le lever du soleil, ils marchent tous vers l’aire de jeux, une lande de bruyère à gauche de la route, non loin du promontoire le plus avancé.
(…)
Une fois arrivés à l’aire de jeux, les quadrupèdes s’installent sur les hauteurs. Chaque espèce reste groupée bien qu’il soit évident qu’un jour comme celui-ci la trêve générale règne et que personne n’ait rien à craindre. Ce jour-là, un petit levraut pourrait traverser la colline des renards sans perdre ne serait-ce qu’une de ses longues oreilles. Mais les animaux se disposent néanmoins en groupes séparés puisque c’est la coutume.
Quand tous ont pris place, ils commencent à chercher les oiseaux des yeux. D’habitude, il fait toujours beau ce jour-là.
(…)
(…) ça va être le tour des grues, maintenant.
Et les oiseaux gris s’avancèrent, dans leur habit de crépuscule, les ailes ornées de plumeaux, un panache rouge dressé sur la nuque. Comme emportés par un étrange vertige, les oiseaux haut perchés sur leurs pattes, avec leurs cous graciles et leurs petites têtes, bondirent sur l’aire et, dans un même élan, tournoyèrent sur eux-mêmes, en un mouvement à la fois de danse et de vol. Leurs ailes gracieusement relevées, ils se déplaçaient à une vitesse incroyable. Leur danse avait quelque chose d’étrange et d’inconnu. On aurait dit que des ombres grises jouaient à un jeu que l’oeil ne pouvait suivre. Un jeu que les grues avaient sans doute appris des brumes qui flottent sur les marécages perdus. Il y avait de la magie là-dedans ; et tous ceux qui jamais auparavant n’étaient venus à Kullaberg comprirent pourquoi le rassemblement portait le nom de danse des grues. La sauvagerie n’était pas absente de cette danse, mais le sentiment qu’elle suscitait était avant tout une douce nostalgie. Personne ne pensait plus à lutter. Au lieu de ça, tous les animaux, qu’ils fussent à plumes ou sans plumes, ne désiraient plus que s’élever vers l’infini, monter au-delà des nuages pour découvrir ce qui s’y trouvait, abandonner leur corps pesant qui les retenait sur terre et s’envoler dans l’air où régnait le surnaturel.
Cette nostalgie de l’inaccessible, de ce qui se cachait derrière la vie, les animaux ne la ressentaient qu’une seule fois dans l’année, le jour où ils contemplaient la grande danse des grues.


Puisque le cadre est posé, mais que l’histoire n’est pas terminée, que le séminaire se poursuit demain et que les kanelboller n’ont pas encore été définis – bien qu’il y en a qui refroidissent là, à côté du four à pain et que leur odeur donne envie de passer immédiatement au dessert – il s’agit encore de réaliser la promesse faite ci-dessus au lecteur irritable et gourmand, ces deux défauts sont souvent liés, et de définir cette spécialité scandinave ; voici ce qu’en dit l’Ecole Internationale de Boulangerie de Saint Martin à 04200 Noyers-sur-Jabron, en France : « Le Kanelboller est une viennoiserie emblématique des pays scandinaves, en particulier en Suède et en Norvège. Il se compose d’une pâte à brioche pauvre en matière grasse ou d’une pâte à pain au lait et d’un beurre cannelle. Si la composition du kanelboller est assez classique, le tressage de cette viennoiserie et son aspect final sont assez spectaculaires. »

Voilà, à demain ou à plus tard, pour la suite de notre séminaire suédois.