J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 28/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 28
Préambule, avec plusieurs «s»… (fin)

Où l’on apprend que la citoyenneté peut s’exercer bien avant l’âge officiel
Les fois où l’on ne mange pas de pizza au marché, avec Basile, au-stand-du-boulanger-qui-a-un-four-à-bois-sur-roulettes-comme-celui-qu’on-a-loué-pour-la-fête-de-la-fin-de-l’école, on rapporte de bonnes choses que l’on partage au pied d’Yggdrasil ou dans la cuisine de la fermette, c’est selon.
Ce jour-là ils sont six, sept avec Yggdrasil, à se jeter sur la focaccia, les tomates, le peccorino, le jambon cru, le chèvre frais au poivre rose, les carottes du marché, et caetera, et caetera. Alcide sait bien que son frêne jumeau a besoin avant tout de lumière, d’eau et de nutriments qu’il va chercher très loin sous le jardin, mais il veut aussi aider son frère à grandir, comme Yggdrasil l’aide à devenir plus agile en le laissant grimper dans ses branches, plus sage en restant imperturbable quoi qu’il arrive ou lorsqu’il le serre dans ses branches pour un câlin; alors Alcide nourrit son frère et le serre tous les jours dans ses bras. Il a dégagé un joli cercle de terre autour du tronc de son jumeau unijambiste – mais doté d’une multitude de bras – et maintient l’espace humide à l’aide d’épluchures de légumes, de fanes de carottes, bref de tout ce qui se décompose en nutriments fraternels. Une fois, Vera a surpris Alcide en train de chiper un reste de soupe à la cuisine, elle n’a rien dit et l’a suivi; une cuillère après l’autre il arrosait son frère, lui disant – une cuillère pour papa, une cuillère pour maman… Vera en eut les larmes aux yeux, mais elle eut aussi l’impression qu’Yggdrasil grimaçait un peu et elle se souvint qu’elle avait mis un peu trop de raves dans cette soupe aux légumes. Une autre fois, Yggdrasil fut ivre de bonheur, le syndic qui luttait contres les excès à différentes échelles vida la fin d’une bouteille de Dézalay au pied du frêne, disant ça suffit, il faut que j’arrête, l’alcool va me tuer, mais à peine avait-il commencé qu’Alcide lui arracha la bouteille des mains – vous croyez que l’alcool est bon pour les enfants?! Le syndic s’excusa et versa un peu de jus de groseille à l’endroit qu’il avait arrosé, si ce jus me fait du bien, comme un antidote, ça ne fera pas de mal à ton frère – mais ce qui était vrai pour l’un ne l’était pas pour l’autre, le syndic souffrait du diabète, Yggdrasil non.
Pour le dessert du pique-nique d’après marché, Vera avait fait un quatre-quarts que l’on mangea avec des mirabelles en compote, un plaisir rare. Et au dessert, Vera confessa son moment d’extase de la veille (épisode 24), lorsqu’elle cherchait le sommeil – pour me calmer, j’ai appliqué un vieux truc de yoga. ou de sophro, je ne me souviens plus très bien, respirer profondément, se calmer, penser à quelque chose qui fait du bien, et caetera, et caetera, alors j’ai pensé cuisine, pâtisserie, faire un quatre-quarts pour le dessert ou pour le goûter de samedi et le lien s’est fait: comme un quatre-quarts, il fallait partager le préambule en plusieurs parties, ça m’a libérée et nous voilà aux trois quarts! Merci Célestine, merci Nadia, vous êtes de véritables amies, on peut compter sur vous.
– Et si je me chargeais du dernier quart? enchaîne Alcide avant d’attraper avec détermination la dernière tranche du quatre-quarts, la meilleure.
Accord général, tournée de jus de groseille, vive le citoyen Alcide! (bis)
Mais cela prit du temps, les idées d’Alcide étaient claires mais il fallut régler la syntaxe et taper à quatre mains, car même si l’Hermes était Baby elle était encore trop grande pour un p’tit gars de  six ans. Nadia prit les choses en mains avec Alcide, après tout c’est elle qui s’y connaissait le mieux en devoirs surveillés. Et cela donna ceci:

Préambule – la partie d’Alcide
Soufflez sur la maison de paille tant que vous voudrez, elle ne s’envolera pas, on n’est pas dans « Les trois petits cochons », on est dans la réalité; la maison a reçu la foudre et a bien résisté, alors même pas peur!
Si vous refusez le permis d’habiter à Célestine et Eric, ils viendront habiter chez moi, dans la fermette qui n’est pas si -mette que ça, donc qui a de la place, et le projet d’école verte se fera quand même.
Souffler tant que vous voudrez, rien ne s’envolera, ni la maison, ni le jardin, ni les enfants.
Et si vous voulez punir quelqu’un, punissez-moi, mais pas mes parents, ni mes amis; si je n’étais pas né, rien de tout ça n’aurait eu lieu.
Et sachez que quand je serai grand, j’aurai des enfants moi aussi, il n’y a que nous qui pouvons faire bouger le monde pour de bon.

Alcide, fâché
(fait à quatre mains et deux cerveaux, merci Nadia)
(Alcide, reconnaissant)

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 27/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 27
Préambule, avec plusieurs «s»… (suite de la suite de la suite)

Préambule – la partie de Nadia
Je suis entrée dans l’enseignement en plusieurs temps, d’abord par nécessité, ensuite par besoin et par choix.
Mes parents, que j’adore, m’ont beaucoup gâtée, beaucoup trop, et ils ont un peu négligé l’essentiel. Je ne leur en veux pas, ils étaient très jeunes, m’ont conçu en plein air et m’ont éduqué comme ils ont pu. Après l’école de commerce, où ils se sont rencontrés, ils ont filé en douce aux Etats-Unis, avec l’idée d’y vivre quelques mois l’amour en grand, sur fond de doubles cheesburgers, potatoes sauce et music country, mais ce fut sex, drog and rock’n’roll – j’ai été conçue à Woodstock mi-août 69 – et ils se retrouvèrent sans un rond le 18 août au matin. Oubliant qu’ils étaient partis sans rien dire à personne et sans être majeurs – à l’époque on était majeurs à 20 ans – ils appelèrent leurs parents afin d’obtenir l’argent nécessaire à la visite de ce grand et beau pays qu’ils avaient encore si peu vu, et à travers des lunettes roses (ça ils ne le dirent pas à leurs parents, mais ils me l’ont raconté). Contents  d’avoir de leurs nouvelles, mais pas plus que ça, les parents leur mirent en mains un marché assez simple: des billets oui, mais d’avion, et vous rentrez fissa pour chercher du boulot, nous rembourser et apprendre la vie, ou alors vous vous débrouillez sans nous; ils ajoutèrent même, ce qui traumatisa mes parents, faites votre vie là-bas si ça vous chante, de toute façon il nous reste vos frères et soeurs – ma mère en avait quatre et mon père cinq. On commence sans doute à comprendre à ce point de mon récit pourquoi je fus unique, gâtée et peu éduquée. Bref, mes parents rentrèrent fissa, trouvèrent du boulot et foncèrent tête baissée dans des carrières commerciales à des années lumière de Peace and love. Ils remboursèrent en peu de temps, s’installèrent ensemble avant que la grossesse de ma mère ne soit visible – elle mettait de gros et amples chandails – chandaux? –
heureusement, l’automne était froid, me disait-elle toujours. Ensuite le parcours classique, création de boîtes, réussite, mariage, duplex, belles voitures, amants, maîtresses (bis). Moi j’avais tout ce que je voulais, j’exhibais à l’école mes fringues, mon fric et mon walkman Sony, je ne travaillais pas, je trichais allègrement et je falsifiais mes bulletins quand c’était nécessaire. Je n’ai pas souffert de leur divorce, j’étais parti deux ans plus tôt, à seize ans, avec un gars qui tenait un bar non loin du collège. Mes parents s’assuraient que je ne manquais de rien, je les manipulais un peu pour que l’un me donne plus que l’autre, et quand ils me questionnaient  sur mon avenir, je leur parlais de stages aux Etats-Unis, ça les replongeait dans leur jeunesse et ils me disaient vas-y, fonce!
Je n’ai pas foncé. Le gars du bar, un sacré c* , m’a larguée pour une plus jeune, je me suis retrouvée seule, comme une c* dans mon studio. J’ai vivoté quelques mois, ramé quelques semaines, sans rien dire à personne. Je repensais à l’histoire de mes parents, mais je ne voulais plus de leur fric, non je me débrouillerais toute seule, pas comme eux autrefois aux Etats-Unis.
Par nécessité donc, j’ai cherché un job et trouvé une place pour des devoirs surveillés dans une école; de 16h à 18h je m’occupais d’une dizaine d’enfants qui devaient faire leurs devoirs. Quel choc! Je ne faisais plus la maligne, à tout bout de champ je me heurtais à mes limites, à mes lacunes: orthographe, conjugaison, phrases P transformées, famille Schaudi, Pythagore, chute de Rome, chefs-lieux des cantons, anatomie des fleurs bleues, et caetera, et caetera (j’en perdais le peu de latin que j’avais encore). J’ai dû me mettre au boulot, vraiment, pour aider ces gamins qui n’avaient personne pour les soutenir à la maison et aussi pour apporter un peu de réconfort à ceux qui s’en sortaient mais à qui des profs disaient qu’ils étaient tellement moins intelligents que leur grande soeur, tellement moins curieux que leur grand frère! Et je m’y suis mis, au boulot, j’ai comblé bien des lacunes, acheté un dictionnaire, demandé des bouquins à l’économat, mis au point une méthode de travail pour m’occuper de chacun tout en les rendant autonome, planifier la semaine, s’interroger à deux, ou tout seul en cachant les informations à connaître avec un morceau de carton, mots, dates, phrases – Guten Tag, ich heisse Hans, Hans Schaudi, mein Vater ist Sparkassenleiter in Kadolzburg, Liselotte ist meine Schwester, Lumpi ist mein Hund, wenn ich gross bin, werde ich in die Vereinigten Staaten gehen, mit Joan, meine Geliebte…
Un jour, une enseignante m’a offert un café, elle voulait me parler des ses élèves, des progrès qu’ils faisaient grâce à moi, me remercier, quelle chance ils ont de vous avoir ces enfants, vous êtes faite pour ce métier, vous arrivez bientôt au bout de  l’Ecole normale? moi je prends ma retraite en juillet, vous voulez que je parle de vous à la directrice?  Je suis restée évasive, je lui ai parlé d’un projet de stage aux Etat-Unis, mais j’étais profondément remuée, moi qui était incapable de me projeter vers un quelconque avenir, j’ai commencé à éprouver le besoin de prendre ma vie en mains, vraiment, mais seule, sans l’aide de quiconque. Des enfants avaient besoin de moi, eh bien soit, un chemin s’ouvrait devant moi, en avant, mais quel chemin sinueux ou plutôt sentier, oui c’est ça, sentier sinueux, avec gens en fil indienne sifflant comme des serpents sur les têtes des autres gens des sons du genre, c’est pour qui, hein, c’est pour qui la distance sociale, c’est pour les c*, ou bien?
[Mais on s’égare, et c’est un anachronisme, car on n’est pas en 2020, mais en 2006, Alcide n’a que six ans, et pas 20 (cf. titre). Anachronisme, quoi que, y a quand même eu la grippe espagnole, etc., mais on s’égare.]
Donc, sentier sinueux: études surveillées les fins d’après-midi, gymnase le soir, remplacement par-ci, remplacement par-là, examens, échecs, examens, admission, stages, études, périodes sans argent, ou si peu – heureusement, il me restait quelques objets de mon enfance dorée que je pouvais vendre, mais je ne me suis jamais séparée de mon walkman Sony –, et j’ai fini par être diplômée…
Au fil mes stages et de mes contrats temporaires, j’en ai vu des styles différents, j’ai peu à peu forgé le mien, entre imitation et rejet, j’ai croisé dans ce métier, et je croiserai encore hélas, d’excellents pédagogues et de fieffés jeanfoutres, au masculin et au féminin et à tous les échelons de la hiérarchie. Je n’ai travaillé dans l’école de Célestine que quelques mois, à l’occasion d’un remplacement, mais tout de suite on a eu des atomes crochus, et lorsqu’elle m’a annoncé sa décision, je me suis mis à réfléchir, ma place n’est-elle pas ici, ne devrais-je pas postuler, prendre sa suite et inventer avec elle et avec d’autres une façon de relier cette école et ce jardin?
Célestine n’osait pas espérer une pareille issue, elle qui voulait complètement rompre avec le système, tu as raison, postule, me dit-elle, je parlerai au directeur, au fond il m’aime bien malgré ma pédagogie qui fait sinuer ses projets rectilignes, je suis sûr qu’il nous fera confiance et qu’il sera content que je reste un peu, car relier le jardin d’Alcide et l’école, c’est bien une façon de rester, alors sinuons ensemble, ma chère, consinuons, ça pourrait même lui faire plaisir qu’on consinue, il était prof de math.
Alors j’ai postulé et le directeur m’a nommée, choisissant ainsi en parfaite connaissance de cause de confirmer mon choix et celui de Célestine; il consinue, en somme.

L’année scolaire vient de commencer, je suis ici comme un poisson dans l’eau, l’eau de l’étang qui n’a pas été mis à l’enquête, comme la maison d’ailleurs, cette maison qui sera si bien habitée par Célestine, si vous délivrez ce fameux permis d’habiter, je vous le demande, consinuez, sinon je serai obligée de chercher un stage aux Etats-Unis.

P.S. Je me rends bien compte que cette partie du préambule est peu orthodoxe, voire franchement rock’n’roll, mais que voulez-vous, j’ai été conçue à Woodstock, par une belle nuit d’août 69.