Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres
Épisode 22
Comment Bert, qui passait par là, devint le second juré
On est toujours installé à la table à palabres, sous l’arbre du même nom, Yggdrasil pour les intimes. On a dîné, entre la poire et le fromage Eric a appelé son cousin et c’est maintenant l’heure du café. Pour être plus précis, le on se décompose ainsi : Alcide et ses parents – Vera et Roger –, Célestine, Eric et le syndic.
Le cousin d’Eric, le géomètre sur lequel on compte pour mettre à jour le plan cadastral – il manque tout de même un bâtiment entier sur le plan, un bâtiment déjà sorti de terre en plus… – est en vacances pour une dizaine de jours. On se dit que ce n’est pas grave, que tout a une fin et on décide de se concentrer sur la recherche de celles et ceux qui pourront aider à étoffer le dossier, ou lui apporter de l’eau, comme on voudra ; et l’on commence à se les répartir.
Célestine (C)
– Je me charge de mon ex-directeur et de Nadia.
Eric (E)
– Je me charge du commandant des pompiers.
Roger (R)
– Je me charge du garde faune.
Le syndic va prendre la parole mais une autre voix est plus rapide que lui :
– Salut la compagnie, c’est le gars qui grimpe sur les toits et qui porte bonheur, c’est moi Bert le ramoneur ! (B)
Les autres, en choeur :
– Bonjour Monsieur le ramoneur, vous tombez à pic, on a besoin que vous portiez bonheur à un dossier qu’on a sur le feu !
Alcide (A)
– Un verre de jus de groseille, Monsieur le ramoneur ?
B – Tu es chou, mon p’tit gars, mais jamais pendant le travail, et je sors de table, moi aussi.
Alors on se lève pour vaquer à ses tâches, chacun les siennes, qui contacter un porteur d’eau, qui rédiger le préambule du dossier de mise à l’enquête, qui ramoner. Alcide et son père emboîtent le pas de Bert qui se dirige vers leur maison, la fermette qu’il ramone depuis de nombreuses années et dont il connaît chaque cheminée comme sa poche.
Il commence par le bas.
B – Sais-tu à quel âge je suis monté sur un toit pour la première fois, Alcide ?
A – Quand vous avez commencé à apprendre le métier, après l’école ?
B – Pas du tout ! J’avais cinq ans, j’étais tout seul et c’était en pleine nuit.
Bert lâche un instant son hérisson et guette le visage des spectateurs, Alcide et Roger; leurs yeux sont écarquillés, ce qui n’a rien d’anormal quand on est dans la suie, mais Bert y voit aussi la lueur d’un doute, surtout chez Roger. Il fait un peu durer le suspens et poursuit – parfaitement, à cinq ans et en pleine nuit, une nuit noire comme cette suie, j’étais somnambule !
Et Bert d’expliquer à Alcide ce qu’est le somnambulisme – il manque presque de crever un oeil de Roger en tendant les bras, car il a repris son hérisson – et de lui faire le récit de sa première ascension, ou plutôt le récit qu’on lui en a fait, puisqu’un somnambule ne se rend compte de rien, en principe.
B – Mon père était du genre mère poule – explications à Alcide – et ne manquait jamais de venir voir si je dormais bien avant d’aller se coucher ou lorsqu’il se levait entre deux et trois heures du matin pour aller lâcher un fil – explications à Alcide – et, cette nuit-là, il courut réveiller ma mère en criant que j’avais disparu. Ils fouillèrent la maison et finirent par voir les traces de mes petits pieds, je ne chaussais pas encore du 45, dans la poussière qui recouvrait les marches de l’escalier qui monte au galetas où ils ne me trouvèrent pas ; il n’y avait qu’un petit escabeau sous la tabatière, grande ouverte. Mes parents poules – oui, ma mère l’était aussi – avaient le vertige, l’un comme l’autre, mais ma mère prit son courage à deux mains, grimpa sur l’escabeau et passa la tête par la lucarne, façon Mère Michel qui chercherait son chat – Bert se met à chanter, Roger et Alcide reprennent après lui. Son chaton, c’est-à-dire moi, était assis sur le faîte du toit, à califourchon, une jambe au sud, l’autre au nord, le regard à l’ouest. Mes parents poules qui avaient le vertige savaient qu’il ne fallait en aucun cas réveiller un somnambule alors, tandis que ma mère me gardait à l’oeil, mon père alla réveiller Hercule, le ramoneur du quartier, et ce dernier vint à grands pas me rejoindre sur le toit.
Avant de poursuivre, Bert se remet à chanter – Jules est hercule, Cyprien musicien, papa somnambule et moi je n’fais rien, et les trois reprennent, en canon.
B – La suite, je vais vous la raconter sur le toit, vous comprendrez mieux !
Alors ils montent en direction du toit auquel on accède aussi par une tabatière, dans cette fermette habitée par Alcide, Vera et Roger. Alcide n’est jamais monté sur un toit, mais il se dit qu’à six ans il est grand temps, surtout accompagné de son père et d’un ramoneur chevronné, so british. Ils sont donc sur le toit, assis à califourchon, comme dans une histoire. Alcide au milieu, Bert en face de lui et Roger derrière, tenant solidement son petit garçon, heureux comme un Ulysse qui ferait un beau voyage, ou comme un Icare, comme on voudra. Alcide demande à son père de le serrer un peu moins fort, ça lui fait mal.
A – Dis, mon papa poule, tu n’as pas le vertige, au moins ?
Bert éclate de rire, Roger rit un peu jaune, comme une cheminée quand on brûle de la paille et Alcide est fier comme un coq en haut de son clocher, alors il se met à chanter, comme le fait un clocher plusieurs fois par heure.
B – Hercule est donc monté sur le toit, s’est assis derrière-moi, à califourchon, a croisé ses bonnes mains de ramoneur sur mon ventre et s’est mis à me parler, doucement, pour me réveiller par paliers. La suite de l’histoire, mes parents poules qui avaient le vertige n’ont pas pu me la raconter en détails, car ils ne pouvaient pas entendre ce qu’Hercule me chuchotait, mais moi je m’en souviens, comme si c’était hier. Un géant me soufflait à l’oreille des noms d’étoiles et de constellations, ça me berçait, comme une histoire qui finit par vous endormir, mais quand le géant a dit Grande Ourse, je me suis réveillé, car je sentais deux grosses pattes sur mon ventre, me tenant fermement, mais sans me faire mal. Je me suis retourné et j’ai vu que ces deux grosses paluches n’appartenaient pas à Colargol, le gros ours qui dormait toujours avec moi, mais à un monsieur que je ne connaissais pas mais qui avait l’air gentil. J’eus quand même peur soudain, là-haut, sur mon toit, mais le monsieur me dit qu’il s’appelait Hercule, qu’il était ramoneur et que mes parents qui avaient le vertige l’avaient chargé de me faire redescendre du toit sur lequel j’étais monté comme un grand ; de sa main gauche il me montra la tabatière en contrebas d’où émergeaient les têtes de mes parents poules qui pleuraient à chaudes larmes, on était en août. Puis il me dit – alors Bert, comme ça tu veux devenir ramoneur ? Tu connais l’histoire de Mary Poppins ? Si tu veux, je te la raconterai et dans quelques années, quand tu auras terminé l’école, je t’apprendrai le métier. Et au moment où il me dit cela, je vis une étoile filante, on était en août.
Bert se lève et se met à faire ce que font les ramoneurs sur les toits, ce qui intéresse beaucoup Alcide et Roger. Alors qu’il a fini et qu’on va redescendre, il avise soudain des cheminées à l’autre bout du verger.
B – Je les connais pas ces cheminées ! c’est quoi cette histoire ?
R – Descendons boire un jus de groseille, je vous expliquerai.
On descend, on explique, on boit, on visite. Bert n’est pas très content, c’est qu’il est assermenté, il va lui falloir faire un rapport, et de sorte, et pour des cheminées qui ont poussé sans mise à l’enquête, ça risque d’être coton. Mais au fur et à mesure de la visite, Bert se détend, il constate qu’on n’a pas lésiné sur le matériel, filtres à particules dernière génération, et caetera, et caetera.
Bert rédige donc un rapport, tout de suite, sur la table à palabres, à l’aide d’une machine à écrire qu’on lui apporte, avec des feuilles de papier et de carbone. Il tape à deux doigts et s’arrête de temps à autre pour boire de grandes rasades de jus de groseille, on est en août. Roger lit par-dessus son épaule ; le rapport décrit en détails les installations – modèles, tailles, numéros de référence, et caetera, et caetera – indique que le matériel est conforme en tout point au règlement – et Dieu sait qu’on aime le règlement dans ce paisible coin de pays – et que lorsqu’elles se mettront à fumer, ces cheminées, elles seront à la pointe du progrès. Le rapport se termine ainsi « Si toutes les cheminées du bourg étaient de cette sorte, l’air de par chez nous serait bien plus respirable! »
C’est ainsi que de ramoneur pas très content Bert devint juré enthousiaste, second juré, pour être précis.
Le cousin d’Eric était toujours en vacances, mais le dossier de mise à l’enquête avançait à grands pas, des pas de géant, se disait Alcide en songeant à Hercule, ce demi-dieu que les Grecs appellent Héraclès.