Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres
Épisode 29
13 juré.e.s, ça porte bonheur?
[Demandes de la rédaction:
– Ne nous demandez pas pourquoi l’épisode 29 a tant tardé, on ne sait pas.
– Ne nous demandez pas quand viendront résumé, liste des personnages, et caetera, et caetera, on ne sait pas et on est comme vous, condamnés à attendre.
– Si vous avez des remarques, des questions, des critiques – constructives ou pas –, transmettez-les nous, on fera suivre, mais sans garantie.
– Et maintenant on vous demande de lire, parce que nous on est déjà bien assez à cran comme ça!]
Dans les semaines qui suivirent on retourna joyeusement – mais en tout bien tout honneur – jurées et jurés qui se présentèrent, les uns après les autres et jusqu’au dernier – qui fut une dernière –, comme l’avait prédit le premier d’entre eux, Jean le syndic, à l’épisode 20.
Le commandant des pompiers commença par dire que c’était grave de construire des maisons sans autorisation, donc sans adresse, et comment qu’on vous trouve (il avait quitté l’école très jeune et baragouinait plus qu’il ne parlait) si des fois qu’on doit v’nir passe que y a le feu à l’étang. On éteignit sa colère à grands coups de Chasselas (enfant déjà il ne supportait pas les groseilles) et il finit par écrire à deux doigts sur l’Hermes Baby vert sauge, à deux doigts et sous la dictée de Célestine, un rapport dont la conclusion fut la suivante: Si les autorités n’accordent pas le permis d’habiter à cette maison ignifugée par la foudre, c’est à n’y rien comprendre. On lui laissa ajouter une phrase de son cru, mais Célestine l’aida pour la syntaxe à laquelle il était intolérant, comme pour les groseilles. Si toutes les maisons étaient aussi bien faites, ça laisserait plus de temps aux pompiers pour faire des pauses.
Le directeur d’école certifié écrivit à dix doigts – mais sans sa chevalière qu’il avait peur d’abîmer. Il conclut ainsi: Je devrais être fâché de perdre Célestine, qui n’est ni ma reine ni ma princesse mais ma meilleure institutrice; je suis triste de ne pas m’en être assez rendu compte avant sa lettre de démission; elle fait partie de ces gens rares qui transforment vos certitudes en doutes féconds. Si les autorités ne laissent pas Célestine habiter au milieu de cette école verte et humainement reliée à mon école, autant instaurer le téléenseignement dès la maternelle, et pourquoi pas dès la maternité. Il aurait bien voulu rajouter, le directeur certifié, et si vous introduisez pareilles mesures, je partirai aux States avec Nadia, en stage et plus si entente. Mais il ne le pouvait pas, le directeur certifié, et pour plusieurs raisons: 1° il était certifié 2° on n’écrit pas ce genre de choses dans un dossier de mise à l’enquête, surtout quand on est certifié 3° Nadia aimait Diane et la réciproque était vraie.
Dominique, le cousin géomètre d’Eric, devint le sixième juré, ce qui n’était pas prévu. Il commença par rentrer de vacances plus tard que prévu, pas tout à fait encore remis d’une grippe saisonnière qu’il avait croisée en Asie. Il continua par dire qu’il avait du boulot en retard, que ça l’arrangeait pas et qu’il hésitait à apposer tampon et signature sur un plan qu’on lui demandait un peu le pistolet sur la tempe. Alcide lui fit visiter la parcelle litigieuse, lui donna le brouillon qu’il avait établi à l’épisode 21 et lui promit qu’il l’aiderait s’il revenait dresser le plan. Dominique fut conquis, félicita Alcide et lui dit que, s’il le désirait, il pourrait faire un apprentissage de géomètre, des apprentis comme toi, c’est formidable! Alcide lui dit qu’il verrait, on lui avait déjà proposé une place à l’épisode 22 – Bert, un ami ramoneur –, une place pour dans quelques années. Dominique dit qu’il reviendrait le lendemain avec ses instruments et accepta le jus de groseille qu’on lui proposa – ça requinque le jus de groseille. Enfant déjà il aimait taper à la machine, alors il tapa à dix doigts sur l’Hermes Baby vert sauge – la sauge c’est bon contre les maux de gorge – un rapport qui se terminait ainsi: En tant que géomètre assermenté je ne comprendrais pas qu’on refuse un permis d’habiter pour cette maison si harmonieusement implantée dans une parcelle agricole mais constructible située en bordure d’un si joli bourg. (Comme tous les géomètres, Dominique était rationnel, assermenté, mais c’était aussi un gars à la plume sensible).
La boulangère déboula un après-midi, sans crier gare. Elle se planta devant le four à pain, les mains sur les hanches et demanda, alors qu’elle n’avait même pas dit bonjour – on fait combien de kilos de pain dans un four comme ça? et combien de fournées avec une chauffe? Comme on en était aux tartines, on la fit d’abord goûter et on lui dit bonjour; elle se laissa faire. A la deuxième tartine, son visage se figea, elle se mit à mâcher lentement, un peu comme une vache qui rumine, avala et sourit – d’habitude je n’aime pas le cenovis, mais là y a comme de la magie, j’en reviens pas. On lui explique qu’un feu de charmille donne bon goût au pain, que le mélange orge, seigle, épeautre donne le meilleur pain de campagne du monde et que le beurre de brebis des voisins met divinement en valeur le cenovis. A la cinquième tartine la boulangère n’a pas oublié ses questions, mais elle a compris que ce petit four ne fera jamais concurrence au grand four de son mari, qu’ici on ne fait point commerce mais qu’on pratique la pédagogie et que son mari ferait bien de ramener ses miches pour qu’on l’initie au feu de charme. Elle ajoute – et on peut la voir cette Hermes Baby vert sauge? On lui la montre, elle s’en empare et conclut sa bafouille par cette phrase définitive mais curieuse – licence poétique sans doute: Ne pas accorder le permis d’habiter dans ce four signifierait retirer le pain de la bouche de tous ces enfants en herbe, ce qui serait purement et simplement criminel.
Après s’être plaint, pour la forme – il avait assez de travail comme ça, sans compter les devoirs avec les gamins après le boulot, le souper, la lessive, sa femme était en vadrouille avec les contemporaines du bourg –, le Municipal de l’urbanisme, un ténor, interpréta à merveille la partition que le syndic lui avait écrite en tapant à dix doigts, il était aussi pianiste, sur la fameuse machine vert sauge des mots dont voici les derniers: Lors de la première mise à l’enquête, nous avons déjà relevé l’esthétique élégante du bâtiment, son intégration parfaite dans le paysage; à l’occasion de cette seconde mise à l’enquête, nous ajoutons son bilan écologique exemplaire et affirmons que ne pas délivrer de permis d’habiter pour une telle maison reviendrait à renoncer définitivement à une politique écologique digne de ce nom; des mots, oui, mais des actes c’est mieux! Il avait eu envie d’ajouter surtout en année électorale mais, allez savoir pourquoi, il ne l’ajouta pas.
Du haut de ses huitante printemps, la mère de celui par qui tout était arrivé, le fonctionnaire de l’établissement cantonal d’assurance incendie, vint faire scandale, un matin orageux. Son fils n’en dormait plus, on n’a pas idée de tricher ainsi, vivement qu’on la rase cette baraque, la loi c’est la loi. Au moment où elle disait cela, un dieu farceur fit tomber des cordes, alors on se réfugia dans la maison de paille; Eric venait de faire du thé, on en offrit à la dame et l’on s’assit dans la cuisine. L’ambiance changea et la dame considéra soudain ce toit sous un autre angle. On lui parle du projet dans lequel tout cela s’inscrit, ce que son fils, de l’ancienne école, n’avait pas pu entendre. Elle prend alors conscience que dans une telle école son fils serait devenu autonome, débrouillard, qu’il aurait sans doute quitté la maison et aurait sûrement pu prétendre à un emploi plus créatif, sans cravate; de son côté elle aurait pu vivre au grand jour son amour avec Romuald, le père de Basile, le garde champêtre et ami d’Alcide. Elle s’excuse pour le scandale, remercie pour le thé et demande si elle peut faire quelque chose. On lui parle du dossier de mise à l’enquête, on va chercher l’Hermes Baby et elle se met à écrire un long plaidoyer qui se termine ainsi: ne pas accorder de nouveaux permis d’habiter dans notre bourg n’aidera pas les grands garçons à devenir autonomes et à quitter leur mère… Elle aurait eu envie d’ajouter, cette alerte fille-mère de huitante printemps …quitte à revenir dîner chez Maman le dimanche, avec son linge sale, mais elle ne l’ajouta pas. Donner la vie c’est pas simple, et couper le cordon, j’vous dis pas, pensait pour elle-même la mère du fonctionnaire de l’établissement cantonal d’assurance incendie.
Greta était étudiante, habitait le bourg et militait dans un groupuscule baptisé expiration soulèvement. Une de ses tâches consistait à consulter chaque semaine la Feuilles des avis officiels afin de faire barrage, et oppositions, aux projets des cochons de promoteurs pour les salauds de proprio. Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’elle entendit parler d’un projet de maison en plaine campagne, maison qui avait été construite sur la base d’une fausse mise à l’enquête – la première enquête, celle pour le petit hangar à usages agricoles n’avait pas attiré son attention car il était en lien avec des producteurs locaux, pile dans les valeurs que prônaient expiration soulèvement. Elle arriva comme une furie un jour de septembre et déclara que si la baraque était toujours là à la Toussaint, on la ferait cramer – moi et mes camarades d’expiration soulèvement. Alcide lui sauta au cou, fit des becs sur ses joues en feu et l’on s’assit à la table à palabres où l’on s’expliqua. Elle fut d’abord confuse puis se confondit en excuses. On lui offrit du jus de groseille et lorsque ses joues reprirent leur couleur normale, on lui proposa de passer au vert sauge. En bonne étudiante, elle maîtrisait bien le clavier et conclut ainsi sa longue tirade: Si avant Noël les autorités n’ont pas accordé le permis de crêcher, expiration soulèvement mettra le feu aux poudres, et aux Institutions!
La famille Michel élevait des chats dans le bourg depuis la nuit des temps. L’Histoire, la grande, celle avec majuscule, affirme même que c’est elle, la famille Michel, qui fournit un chat noir aux gens d’Andermatt lors de l’édification du fameux pont du diable, mais ne nous écartons pas du sujet. Telle une mégère, la Mère Michel se pointa un soir à la recherche de son matou, le plus beau, celui dont la semence avait le plus de prix. Elle gueulait qu’il avait sans doute été piégé par une porte automatique d’une de ces horribles villas qui poussaient en bordure du bourg et exigea de visiter la bâtisse litigieuse dont elle avait entendu parler – dans les bourgs ça cause, et pas toujours en bien. On la fit entrer, on lui proposa une tisane du soir puis on l’aida à chercher son chat. Lucifer, c’était le nom du chat, dormait paisiblement dans les branches de Mirabelle, la petite soeur d’Alcide, par cette belle nuit de clair de lune. La Mère Michel en fut tout attendrie et demanda comment elle pouvait s’excuser. On retourna dans la maison litigieuse où elle tapa de fort jolies phrases sur la machine vert sauge, en buvant une seconde tisane. Elle était très lyrique, la mère Michel, et la fin de sa pièce sonnait comme un lamento, mais un brin menaçant: Qui oserait priver de sa maison de paille ce verger si accueillant pour la faune du bourg? Qui oserait priver d’habitants hospitaliers cette maison si belle? Qui oserait priver de tisanes si calmantes les hôtes de ces habitants? Qui, oui, qui? Alors on se calme, les autorités, et on le donne ce permis d’habiter, sinon gare à la Mère Michel, elle lâchera ses chats et ça se finira comme dans une chanson de Brassens, la chanson qui commence au marché de Brive-la-Gaillarde.
La factrice était furieuse, elle devait remettre contre signature une lettre chargée, mais elle n’avait ni nom ni adresse, la lettre, juste un expéditeur Etablissement cantonal d’assurance incendie; c’est ce qu’elle racontait à Vera, la factrice furieuse, mais gentille, en buvant le café qu’on avait coutume de lui offrir dans la cuisine ou au pied d’Yggdrasil, c’était selon. Vera lui expliqua que la lettre était pour elle et résuma la situation, ce qui ne calma pas la factrice furieuse, mais gentille; – quoi, dit-elle, une maison sans mise à l’enquête, ou plutôt avec une mise à l’enquête tronquée, vous des gens biens sous tout rapport, quel exemple pour Alcide, il va mal finir ce petit! Vera tempère, refait du café et fait visiter la maison de l’étang. La factrice est sous le charme, regrette que la maison ne soit pas à louer et comprend que grâce à cette maison et à ses habitants Alcide aura tout pour ne pas mal tourner. La factrice est contente, sa lettre est distribuée, elle n’aura ni à faire de longues recherches, ni à remplir des formulaires en trois exemplaires pour retourner la lettre à l’expéditeur, alors elle accepte de glisser dans la machine vert sauge un papier-un carbone-un papier-un carbone-un papier et à y coucher de belles phrases, dont voici la dernière: Je compte sur les autorités pour accorder le permis d’habiter cette maison bucolique et, moi qui m’y connais en chiffres et en adresses, je propose de nommer ce lieu Allée du Verger
bis
Une crémière n’imagine pas qu’on puisse préférer un autre beurre au sien; il en va en général de même pour les boulangers et pour les boulangères. Perrine habitait ce bourg dans lequel on parle (cf. ci-dessus) et avait donc entendu parler de ce beurre qui transformait, soi-disant, le cenovis en manne céleste. Elle voulut en avoir le coeur net et se pointa un matin à l’heure où l’on petit-déjeunait au pied d’Yggdrasil; son humeur était chafouine, elle était prête à défendre son beurre, bec et ongle. On ne la laissa pas dégoiser sur le beurre des voisins, car avant de dégoiser, il faut goûter. On la fit donc asseoir, elle goûta et tomba en pâmoison au pied de sa chaise. Roger se précipita pour la relever, elle était conquise. Sa voix était douce comme de la crème double et AOC, elle disait si on m’avait dit que c’était du beurre de brebis, je serais venue de meilleure humeur, faites excuse gentes gens, j’avais peur qu’à mon beurre de vache vous fassiez insulte en lui préférant un autre beurre bovin, si j’avais su qu’il s’agissait d’ovins j’eus été tout sourire, faites excuse, gentes gens et dites-moi comment réparer (Perrine aimait la comédie et s’était présentée, en vain et à plusieurs reprises, à des écoles de théâtres du canton; ces écoles portaient des noms industriels et n’avaient point été sensibles à ses charmes campagnards, contrairement à Roger qui en était bouche bée). On lui tendit l’Hermes Baby sur laquelle elle tapa de fort jolies choses dont voici quelques-unes: Grâce à la visite de ce charmant lieu, j’ai découvert de beaux producteurs bio qui vont me fournir des oeufs tantôt, alors que leurs voisins, bio eux aussi, vont me livrer un exquis beurre de brebis qui manquait à mon étalage. Comment dès lors, oh beaux Messieurs, imaginer que vous puissiez amputer ces gentes gens bio du droit d’habiter dans la paille? Elle aurait bien ajouté, Perrine, dans un langage fleuri, mais d’une autre façon, j’me tirais bien avec Roger, ce beau gars bio, avec Roger, le beurre et l’argent du beurre, mais elle ne l’ajouta Perrine, cette phrase-là, allez savoir pourquoi.
Cela se passa donc un peu comme dans la pièce de Reginald Rose, un peu seulement, car cela prit beaucoup plus de temps pour boucler le dossier, et ils furent plus de jurés, 13 pour êtres exact, et pas que des hommes, 7 femmes et 6 hommes qui apparurent dans cet ordre:
1. Jean, le syndic, épisode 20
2. Bert, le ramoneur, épisode 22
3. Diane, la garde-multi-taches, épisode 23
et les 10 que l’on vient de découvrir dans l’épisode 29:
4. Le commandant des pompiers, Monsieur le Commandant
5. Le directeur d’école certifié, Monsieur le Directeur certifié
6. Dominique, le géomètre
7. Fanny, la boulangère
8. Le municipal de l’urbanisme, Monsieur le Municipal de l’Urbanisme
9. La fille-mère du fonctionnaire de l’établissement cantonal d’assurance incendie
10. Greta, la militante du groupuscule expiration soulèvement
11. La Mère Michel, propriétaire de Lucifer, matou à la semence précieuse
12. Donatienne, la factrice
13. Perrine, la crémière.
Et alors, 13 juré.e.s, ça porte bonheur, ou pas ?
[On le saura bientôt mais ne nous demandez pas quand, on ne sait pas.
La rédaction, pas omnisciente pour deux sous]