Si les passagers s’appelaient Mathilde et Fernando, on parlerait assurément portugais sur ce bateau, le bateau d’Alberto, ce bateau qui a mis le cap au sud depuis le port de Rotterdam; mais ils s’appellent Heinrika et Gaspard, les passagers, H&G, les passagers, et Mathilde et Fernando sont déjà au sud, dans une ville qui s’appelle Lisboa, alors on ne parle pas portugais sur ce bateau, mais espéranto, mais à Lisbonne ils parlent portugais, Mathilde et Fernando, avec des Lisboètes qui luttent pour leur ville, comme eux luttent dans leur ville où tout a commencé dans une cuisine entourée d’un grand jardin, un matin de janvier.
A l’Yport, cette tour de Babel en plein port de Rotterdam, ils ont commencé à parler en français avec Alberto, H&G. Et puis l’espéranto est venu entre eux trois, comme du bon fils dont on fait de bons liens. C’était une fin d’un après-midi peu avant Noël, ils n’étaient que quatre à l’Yport, ou cinq, si l’on compte Zéphyr qui dormait à l’étage et que l’on entendait soupirer dans son sommeil car la porte en haut de l’escalier était restée ouverte; Alberto était à une table avec H&G, Guenièvre derrière le bar, plongée dans la comptabilité. On causait de la ville et du port, la grande Rotterdam.
– D’où te vient cette connaissance de la ville, Gaspard, tes balades de ces derniers jours t’ont-elles donc tant appris?
– J’ai beaucoup appris ces derniers jours, Alberto, mais jadis j’ai aussi passé un été ici, au temps de mes études. J’étais dingue d’une fille qui parlait espéranto, elle s’était mis en tête de me l’apprendre et de m’emmener au Congrès mondial d’espéranto, c’était fin juillet 1988, à Rotterdam, on est resté jusqu’en octobre.
– Ĉu vi parolas esperanto?
– Mi parolas esperanto.
– Kio, vi du parolas esperanto!
– Oui, je parle espéranto, disent en choeur à Alberto H&G.
Silence. Tous les trois se regardent longuement, ébahis. Gaspard rompt le silence:
– Et vous, comment avez-vous appris l’espéranto?
– L’année de mes huit ans, dit Heinrika, le Congrès mondial a eu lieu à Lucerne, la ville dans laquelle habitait mon parrain. Il était prof. de langues et m’y a emmené. Je me suis prise au jeu, comme souvent les enfants, et je n’ai plus arrêté. Mon parrain m’a abonné à la revue Esperanto, je la reçois toujours.
– Moi c’est mon grand-père, poursuit Alberto, il était ouvrier dans une conserverie de Lisbonne, ouvrier et syndicaliste, il a appris cette langue dans l’espoir de tisser des réseaux par-dessus les mers, sur tous les continents.
Et maintenant, ils filent vers les sud les trois qui parlent espéranto et poursuivent les conversations commencées à l’Yport.
Un matin que l’océan moutonne, il leur raconte Alberto, à H&G, que dans sa famille on lisait Pessoa et qu’on l’a appelé Alberto en hommage à Alberto Caeiro, un des hétéronymes de Pessoa, le préféré de ma mère – savez-vous que Pessoa signifie personne? Comprenez-vous maintenant pourquoi j’ai baptisé mon bateau Fernando&Cie?
Et tandis qu’ils contemplent l’océan qui moutonne et les fait filer vers le sud, Alberto se met à réciter les premiers vers du poème Le gardeur de troupeaux de Caeiro, un des hétéronymes de Personne, le préféré de sa mère.
<<Je n’ai jamais gardé de troupeaux,
Mais c’est tout comme si j’en avais gardé.
Mon âme est comme un berger,
Elle connaît le vent et le soleil
Et elle va guidée par la main des Saisons
Toute à suivre et à regarder.
La paix entière de la Nature sans personne
Vient s’asseoir à côté de moi.
Mais moi je demeure triste comme un coucher de soleil
Selon notre imagination,
Quand l’air fraîchit tout au fond de la plaine
Et que l’on sent que la nuit est entrée
Comme un papillon par la fenêtre.>>