Plus que 365 jours… (270/365)

Noir comme décembre – II

Personne ne l’a jamais vue éclairée cette vitrine qui s’allume quelques minutes avant six heures, ce lundi matin 2 décembre. Rien d’anormal. Il y a quelques jours encore c’était une porte de garage, un grand garage double dans lequel dormaient deux voitures de collection, deux vieilles anglaises, comme leur propriétaire, l’excentrique demoiselle sans âge qui avait atterri là au milieu des années cinquante, acheté l’immeuble, élu domicile au dernier étage, rangé ses joujoux dans le garage.
La demoiselle est morte en septembre, un faire-part l’a annoncé le lendemain d’une cérémonie ayant eu lieu dans la plus stricte intimité. Selon le faire-part, les cendres ont été dispersées à Venise, au large du Lido; la demoiselle appartenait à l’une de ces vieilles familles d’aristocrates pratiquant la villégiature.
Au rez de l’immeuble, sur la façade perpendiculaire à celle où l’on trouve le garage, il y a une agence de pompes funèbres. Longtemps la rumeur a parlé d’une idylle entre la vieille Anglaise et le croque-mort amateur de vieilles anglaises à quatre roues. La rumeur était sans doute fondée, le croque-mort vient d’hériter de l’immeuble, selon le registre foncier. Les huit roues d’outre-Manche ont disparu et, depuis quelques temps, on voyait deux jeunes gens trafiquer dans le garage, deux jeunes gens bien comme il faut.
Vendredi dernier, dernier vendredi de novembre, deux artisans sont venus remplacer la vieille porte du garage par une belle vitrine avec un cadre en bois et une porte assortie, on a alors enfin pu voir l’envers du trafic : un bel espace avec bar, fauteuils, tables basses et tourniquets à journaux. Sur la vitrine on peut lire, dans une belle mise en page – so british – « Ici on peut lire la presse du monde entier, passer du temps et refaire le monde. Le café et le thé sont d’ici, la bière et les croissants aussi, la carafe d’eau est offerte. (Pour les avis mortuaires, prière de s’adresser à nos voisins.) »
Comme on l’a dit plus haut, la vitrine s’allume juste avant six heures ce lundi matin 2 décembre, John et Margaret sont prêts à accueillir les premiers arrivants.

Dans la ville de Mathilde l’association Vivre ici compte une nouvelle adresse et deux nouveaux membres – so british.

Plus que 365 jours… (269/365)

Noir comme décembre – I bis

Ce dimanche 1er décembre, peu avant 17 heures, les vitrines des Yeux Fertiles s’allument. Des gens arrivent peu à peu, ils ont lu sur un papillon: Soirée jeux de société et repas canadien.
Il y a aussi des passants surpris qui poussent la porte pour s’informer, on les renseigne, certains restent, d’autres disent qu’ils reviendront plus tard, d’autres encore ne disent rien.
Parmi les gens qui arrivent, certains ont un jeu sous le bras, d’autres quelque chose à manger, d’autres encore une boisson. De leur côté, les hôtes de la soirée ont prévu des jeux, des châtaignes rôties, du fromage et du thé chaud, sait-on jamais.

C’est un très belle soirée, simple et belle. Lorsque les vitrines s’éteignent, c’est déjà le 2 décembre et une autre vitrine ne va pas tarder à s’allumer.

Plus que 365 jours… (268/365)

Noir comme décembre – I

– La pluie est avec nous, comme le soleil hier, s’exclame le cordonnier, soyez les bienvenus dans mon échoppe!

On ne peut pas dire qu’il y a foule, mais du monde est là, en ce 1er décembre, premier dimanche du mois, et ceux qui entrent sont happés par des bouffées de chaleur et des senteurs mêlées, cuir, pain frais, café, thé aux épices et confitures maison.
Sur les papillons de l’association Vivre ici, au verso du plan imprimé, on trouve 31 dates, 62 événements et une centaine d’adresses. Deux événements par jour, dont certains ayant lieu simultanément à plusieurs endroits, comme on le verra plus tard. Plus tard on verra aussi que certains lieux accueillent différents événements, donc à plusieurs dates.
Le premier de la liste est le cordonnier, membre depuis peu de l’association Vivre iciil offre ce matin un petit déjeuner à tous ceux qui aiment se lever tôt, à tous ceux qui aiment passer un moment en compagnie, partager une réflexion. Ce qu’il aimerait partager en ce dimanche matin, le cordonnier, en plus du petit-déjeuner dont les effluves sortent dans la rue chaque fois que quelqu’un ouvre la porte pour entrer, c’est la rue justement. Sur le papillon, à côté de la date et de l’adresse, on peut lire Quelles rues voulons-nous? 
– Voyez-vous, explique le cordonnier, j’ai repris cette échoppe il y a près de quarante ans, j’envisage de prendre ma retraite, je ne suis pas pressé, mais pour l’instant ceux qui me proposent de reprendre le local n’ont pas de projets qui vont dans le sens d’une rue partagée, d’une rue animée, ils me parlent chiffre d’affaires, heures d’ouvertures, places de parc, mais jamais d’humain. Je crois que cette rue doit rester diverse, vivante, ouverte à tous, ainsi que les autres rues du quartier. C’est grâce Aux Yeux Fertiles que j’ai connu l’association Vivre ici, j’en suis devenu membre actif, je crois qu’il est temps de réfléchir ensemble à l’avenir de nos rues, à l’avenir de notre ville, à notre avenir à tous, en somme.
Des gens applaudissent, on se bouscule pour prendre la parole, les idées fusent et les tartines circulent, les unes et les autres sont généreuses.

Ainsi parle-t-on en ce premier dimanche de décembre dans une rue d’une petite ville, la ville de Mathilde, une ville dans laquelle on verra en décembre certaines vitrines s’allumer plus tôt que d’habitude et d’autres s’éteindre plus tard, ainsi que des fenêtres. L’opération lancée la veille – jour de marché, le dernier marché ensoleillé de novembre – s’intitule Avant l’aube et après le crépuscule : Lumières de décembre.
Tous ces moments ne seront pas rapportés ici, mais un certain nombre.

Plus que 365 jours… (267/365)

Noir comme décembre

On peut avoir de nombreuses raisons d’aimer ou de détester décembre. Moi, c’est le noir.

Rien dans mon enfance ne disqualifie le noir. Dans mes jeunes souvenirs aucun adulte n’a jeté l’anathème sur cette couleur profonde. Aller à l’école en décembre c’était, le matin, passer d’une tache de couleur à l’autre quelques mètres entre deux réverbères – puis s’engouffrer dans le petit chemin, boyau à peine éclairé entre deux charmilles, avant de déboucher sur les dernières taches claires qui nous menaient à bon port. Rentrer de l’école en décembre c’était traîner le plus longtemps possible pour arriver de nuit. Je ne sais plus très bien à quelle heure la cloche sonnait, mais je me souviens parfaitement de ces longues minutes de bonheur passées à attendre le noir au milieu des feuilles mortes, en particulier cet après-midi de décembre, peu avant les vacances d’hiver, une lanterne à la main.
C’était une petite lanterne de rien du tout, une de ces lanternes bricolées à l’école avec du carton noir, du papier vitrail, une bougie à réchaud et un fin fil de fer, à l’aide de ciseaux, de colle et d’un poinçon. Où avais-je chipé les allumettes? ou étais-je déjà petit louveteau? je ne m’en souviens plus, toujours est-il que j’ai attendu la nuit pour essayer la lanterne que j’allais offrir à celle qui me laissait traîner sur le chemin de l’école avec toute sa confiance. Et comme elle marchait bien, ma lanterne, elle a fait le reste du chemin avec moi et c’est allumée et avec quelques jours d’avance que je te l’ai offerte; t’en souviens-tu, Maman?

Décembre est noir et je l’aime passionnément.