Plus que 365 jours… (280/365)

Noir comme décembre – XI

La neige a effacé les traces. Quand et par où sont-ils arrivés? Impossible de le dire avec précision, mais il faisait noir.

Ni place, ni terrain vague, une sorte de friche en liberté surveillée au milieu d’un tissu urbain qui pousse, un trou carré bossu cerné par un centre ville , une parcelle promise à un plan de quartier, un vide insupportable au Monopoly, ce jeu de société qui n’en est plus un. Difficile de mieux qualifier cet espace central où s’installe trois ou quatre fois l’an un tout petit Luna Park, avec ses forains que l’on tolère le temps du joli carrousel et des auto-tamponneuses.
Ceux qui viennent d’arriver ont des plaques minéralogiques d’ici, mais pas de carrousel ni la moindre attraction. Quelques minutes on dû leur suffire à s’installer, un cercle formé par cinq puissants véhicules, chacun avec sa caravane.
La route, ça fatigue, alors le campement dort, dans le calme.

Plus que 365 jours… (279/365)

Noir comme décembre – X

Ils sont nombreux, dans cette histoire, celles et ceux qui désirent rallier Lisbonne. Prévert dirait à pied à cheval en voiture et en bateau à voiles, eux se disent – elles et ils – que des rails et un train feraient très bien l’affaire pour rallier Lisbonne – feront?

L’un d’eux – il ou elle – se dit que quand il – ou elle – sera dans le train de nuit, sur son lit, assis, il – ou elle – écrira devant la fenêtre, à moins qu’il – ou elle – ne fasse autre chose. En attendant, il ou elle s’exerce à écrire, à défaut d’autre chose.

Sous le pavés des villes il n’y a pas que des plages
on trouve aussi des rivières toutes voûtées
dont certaines coulent vers un littoral du sud
pour se détendre.
Pour aller à Lisbonne il me faut
trois trains
train
train train
train train train
cinq gares (je ne fume pas)
franchir un méridien – so british!
vingt-quatre heures et cinquante-cinq minutes
un lit sur rails une fenêtre de quoi écrire ou autre chose
et c’est tout.

Comme il ne lui – ou lui – faut pas grand chose pour aller à Lisbonne de nuit, on se demande pourquoi le voyage est toujours différé.
Et c’est tout.

Plus que 365 jours… (278/365)

Noir comme décembre – IX

Décembre est donc noir, surtout lorsqu’on descend par une échelle dans le voûtage d’une rivière qui a dû céder son lit à la ville, une rivière condamnée à murmurer toute seule dans le noir, un peu comme un passe-muraille coincé dans une nouvelle de Marcel Aymé.
C’est en pensant à Gaspard que Mathilde a eu l’idée d’organiser un moment avant l’aube au bord de cette rivière enterrée qui a donné son nom à la rue sous laquelle elle serpente maintenant à l’aveugle, recouverte de bitume; Gaspard aime aller au fond des choses, se demander ce qu’est une ville, ce qui la fait et ce qui la défait sans cesse. Pour l’instant il vogue à l’air libre, Gaspard, sur un fleuve en direction du nord, d’après ce qu’il lui a écrit – ils s’écrivent régulièrement, elle aime lire ses lettres, il aime recevoir les siennes en poste restante, elle vient de lui écrire à Rotterdam.
Ils sont une petite quinzaine, bottés de caoutchouc, à être descendu l’échelle métallique derrière le chef cantonnier qui fréquentait l’atelier de Mathilde lorsqu’elle était art-thérapeute; ils sont debout, deux groupes face à face, la rivière entre eux; ils font une haie d’honneur à la rivière, une haie silencieuse, une haie qui écoute l’écho du murmure. Puis une autre voix s’élève et se mêle à l’écho, celle de Mathilde qui se met à raconter l’histoire de la ville depuis ses origines, proches ou lointaines.
Dans les tréfonds de la ville on sent vibrer les rails qui l’ont fait naître et les flammes des lanternes se mettent à trembler.

Plus que 365 jours… (277/365)

Noir comme décembre – VIII

Cela fait longtemps que Nadine oeuvre dans l’esprit de Vivre ici, depuis bien avant la fondation de l’association.
Son petit kiosque est un observatoire idéal du quartier, de son quartier, celui de Mathilde aussi, et de Fernando, de Rose, de Robert, de Lili, de Giuseppe, de Pierre et de tant d’autres encore.
Peu de mots lui suffisent à comprendre, elle est fine et sensible Nadine. Du fond de son kiosque – qui communique avec son minuscule appartement qui donne sur un grand jardin –, parmi les enfants qui passent en rentrant de l’école, elle repère ceux qui n’ont personne pour prendre soin d’eux à leur retour et, avec l’accord des parents – des fois il n’y en a plus qu’un –, elle les installe à la table de la cuisine, les fait goûter puis surveille les devoirs et fait réciter les leçons avant d’ouvrir sa bibliothèque – des bandes dessinées, des livres d’aventures, des histoires de voyages – ou son jardin.
Nadine a eu un fils, qui est grand et vit maintenant tout seul; des fois elle voudrait bien l’aider mais ne peut pas, de toute façon lui ne veut pas;  il habite une ville lointaine, une grande ville arrogante qui en a fait un marginal, mais il s’est laissé faire, le fils de Nadine. Lorsqu’elle va le voir, elle ne reste pas longtemps et revient pleine de tristesse. La dernière fois qu’elle est revenue, c’était il y a quelques années, avec une urne dont elle a répandu le contenu au pied du grand bouleau, son arbre préféré, l’arbre dans lequel les enfants du quartier aiment grimper, le quartier du jardin de Nadine.
A quoi pense-t-elle Nadine quand elle accueille les enfants seuls du quartier, pour le goûter, pour les devoirs, pour les livres et pour le jardin? On ne sait pas, mais on dirait qu’avec son sourire mi-gai mi-triste, ses tartines, son attention et sa finesse, elle les arme pour la vie, les enfants seuls du quartier, elle les arme pour la croquer, la vie, plutôt que se faire bouffer par elle.
Personne n’est surpris que Nadine soit devenue membre de Vivre ici, personne n’est surpris qu’elle organise un goûter-souper après un de ces beaux crépuscules de décembre, personne n’est surpris que le petit kiosque et le minuscule appartement débordent de gens du quartier, personne n’est surpris que le grand jardin se remplisse d’humains reconnaissants, on dirait même que le temps avait prévu le coup, qu’il s’est fait clément pour accueillir le monde.

Plus que 365 jours… (276/365)

Noir comme décembre – VII

En date du 6, on trouve quelques dessins dans le Livre de décembre; après la Saint-Nicolas, des enfants ont offert un dessin à Mathilde, pour la remercier de l’accueil dans son jardin, et des biscômes, et du chocolat, et des mandarines, et du thé à la cannelle. Mathilde a soigneusement collé ces dessins dans le Livre de décembre.
Mais on trouve aussi à cette date des mots d’adultes et ceux Miran, 7 ans.

Livre de décembre [extraits]

6 décembre

Merci Mathilde de votre accueil, votre jardin est formidable de nuit, je l’imagine merveilleux de jour. Je vais adhérer à l’association Vivre ici, j’aimerais participer à une réflexion sur les jardins privés de notre commune; il me semble qu’ils offrent un immense potentiel qui devrait être mis en lien avec les espaces publics; j’ai quelques idées que j’aimerais partager. Leila
[…]
Mathilde, tu ne ressembles pas à grand-mère morte avant qu’on arrive ici, tu n’es pas Syrienne mais tu es douce et gentille comme elle, j’aimerais revenir dans ton jardin, es-tu d’accord d’être un peu ma grand-mère? Miran
[…]

Plus que 365 jours… (275/365)

Noir comme décembre – VI

C’est avec leurs grands-parents que les premiers enfants sont arrivés à Vivre ici, durant l’été, grandes vacances obligent, ces vacances que les parents n’ont plus, alors les grands-parents prennent le relais.
Jeunes ou moins jeunes, les grands-parents qui fréquentent l’association née au printemps ne sont pas du genre à se laisser entraîner par leurs chères têtes blondes dans des lieux où l’on mange avec les doigts, du genre ça se passe comme ça chez…., les têtes chenues sont plus enclines à faire qu’à consommer, ce qui n’empêche pas de manger sans couvert.
Depuis la mise en service du four à pain et l’entrée en fanfare de la basse-cour – cocorico, cocooooriiiico – la moyenne d’âge a chuté dans le jardin de Mathilde, ce jardin qui n’est plus qu’à elle, ce jardin partagé.
En cette fin d’après-midi de début décembre, des enfants arrivent en cortège dans le jardin de Mathilde, derrière un âne sans son saint. Ils viennent cuire des petits bonshommes en pâtes dans le four à pain, des personnages aux yeux secs comme des raisins, de la pâte qu’ils ont d’abord pétrie, qui a ensuite levé, des personnages qu’ils ont ensuite façonnés, tout ça dans le petit  bâtiment que se partagent l’association des Femmes solidaires sans frontières et celle des aînés. Avant de partir en cortège ils ont mis les bonshommes à lever dans des caissettes en bois recouvertes de linges humides, empilé les caissettes  sur une charrette tirée par un âne sans son saint – un prêt d’un ami de l’association –, recouvert les piles de caissettes de chaudes couvertures qui piquent pour que les bonshommes restent au tiède.
Le cortège qui s’est déplacé aux flambeaux entre chien et loup arrive à bon port. Sur place Robert et son équipe officient, rapides comme l’éclair: découvrir les caissettes, découvrir les bonshommes, les badigeonner un à un au jaune d’oeuf local – cocorico, cocooooriiiico – et les enfourner, une seule fournée.
On a maintenant défourné, on dévore, on arrose avec du thé ou du vin chaud et on chante la Saint-Nicolas dans le jardin de Mathilde, autour du four à pain, après le crépuscule, le 6 décembre.

Plus que 365 jours… (274/365)

Noir comme décembre – V

Livre de décembre [extraits]

4 décembre

Ce petit-déjeuner perché sur le toit de la ville m’a donné le vertige, mais quel beau vertige! Je commence à sentir dans notre ville des forces qui convergent vers des objectifs communs, et je veux en être. Les défis à relever sont vertigineux, mais je me sens pousser des ailes!
Claudine
[…]

5 décembre

[…]
Du vin chaud, du thé à la cannelle et un feu, trois fois rien, pourtant la rue n’est plus la même, elle devient lieu de rencontre et théâtre d’ombres chinoises; j’ai aimé voir ces gens immobiles danser sur les murs de ma rue, un gobelet à la main. Bravo pour la chorégraphie et merci pour tout ce que vous faites.

Martin

Je vous ai vus de ma fenêtre, mais je n’ai pas osé descendre. Ce que vous faites est beau, j’aimerais bien participer, apporter quelque chose, mais je ne sais pas quoi et je n’ose pas.
Merci de ce que vous faites, W.
[…]
___________________________________________________________________________

Aux Yeux fertiles, on est perplexe. Ce n’est pas le première fois que le Livre de décembre contient des mots de W., mais personne n’a la moindre idée de son identité. Il est clair que W. passe Aux Yeux fertiles durant la journée, lorsque le Livre de décembre n’est pas à droite ou à gauche, dans ces lieux où l’on se réunit avant l’aube et après le crépuscule, mais comment se fait-il que personne n’ait le moindre autre indice? On a bien vu des personnes, connues ou non, feuilleter le Livre de décembre durant la journée, mais on n’a vu personne y écrire.
Que faut-il faire, se demande-t-on, traquer W. ou le laisser venir? On choisit de le laisser venir, quitte à ne jamais le connaître.

 

Plus que 365 jours… (273/365)

Noir comme décembre – IV

Ce qui se passe ici bien avant le lever du jour est totalement illégal, tout le monde est complice, même la police dont la présence se fait très discrète.

On se souvient qu’en mai, lors d’une fête dans le jardin de Mathilde il y avait deux policiers venus à titre privés; entretemps ils ont adhéré à l’association Vivre ici et ce matin ils ont à nouveau là à titre privé, mais ils ont fait en sorte que leurs collègues de service – et les pompiers, et caetera, et caetera – ne viennent pas troubler ce moment sous prétexte de fumée, de feu, et caetera, et caetera.
Fernando connaît bien ce genre de lieux, il y a travaillé presque quarante ans, il a gardé de nombreux contacts avec les hommes et les femmes jaune orangé, ces gens qu’on ne voit pourtant pas. Arturo a ouvert le chantier plus tôt que d’habitude, il en a le droit, il est chef de chantier.
Le bois qu’on a monté sur le toit la veille brûle maintenant dans des tonneaux transformés en braseros, non loin d’un petit sapin qu’on a fixé ici il y a quelques temps, un des ces sapins qui indiquent qu’un bâtiment est charpenté.
Pour quelles raisons une trentaine de personnes ont-elles bravé la nuit glaciale pour grimper de si bon matin sur le toit d’un immeuble de huit étages? Il y a sans doute un papillon là-dessous; on pourrait leur demander, mais ça gâcherait la fête – un peu comme des forces de l’ordre qui créeraient du désordre –, alors regardons et écoutons.
On fait cercle autour des braseros. Il y a ceux qui grillent de belles tranches de pain, ceux qui les tartinent et les distribuent accompagnées de boissons chaudes. Il y a ceux qui mangent et boivent. Il y a ceux qui parlent. Tous les écoutent, il y a Victor et Vadim, grutiers, Ricardo et Filippe – dit Pepe –, maçons, Gian Luca et Marielle, charpentiers. Pendant qu’on déjeune au grand air, la femme et les hommes jaune orangé parlent de ce qu’ils font pour qu’il y ait des toits avec des sapins dessus, ils parlent de ce qu’ils voient en construisant la ville et ceux qui déjeunent entendent sur leur ville des choses qu’ils ne savent pas de la bouche de ceux qui la fabriquent mais n’y habitent pas, car les loyers sont trop chers pour eux.

Lorsque le jour se lève, ceux qui ont déjeuné au grand air ne voient plus leur ville du même oeil.

Plus que 365 jours… (272/365)

Noir comme décembre – III bis

Un papillon ne peut pas prévoir le temps mais il peut renseigner. Au verso du papillon, certains événements sont précédés d’un astérisque.

*En cas de fortes précipitations ou de vent violent, l’événement sera déplacé à… / sera reporté au… / sera annulé. En cas de doute, il est possible de se renseigner une heure à l’avance au numéro suivant: …

On pourrait qualifier le temps de ce début de soirée de temps de chien, mais comme il est froid et venteux, le temps, il n’y a plus de chien dehors à l’heure qu’il est, quant aux maîtres, ils pantouflent. On a indiqué aux quelques téléphoneurs que l’événement avait bien lieu, que la clairière était à l’abri  du vent et qu’il y aurait du vin chaud et du thé bouillant – habillez-vous chaudement, suivez les lanternes depuis l’arrêt du bus indiqué sur le plan et ouvrez vos oreilles, a-t-on encore dit aux téléphoneurs, pourtant c’était déjà écrit sur le papillon.

Grâce à sa parfaite connaissance de la forêt, Giuseppe a su choisir le bon lieu. Une heure avant l’heure dite, ils sont cinq ou six à l’accompagner pour tout préparer : allumer le feu, installer les falots tempête entre la route et la clairière, chauffer les instruments, accorder les voix, et caetera, et caetera.
A dix-neuf heures tapantes les deux flûtes – une alto et une soprano – entonnent le premier air que les voix reprennent en choeur. Comme le matin dans la salle d’attente de la gare, la bise s’en mêle; elle descend vers la route et apporte avec un peu d’avance la musique à ceux qui montent vers la clairière en suivant les falots.

La chantée se termine quelques minutes avant vingt heures. Pendant qu’on boit les dernières gorgées de vin chaud et de thé brûlant, Giuseppe explique à l’assemblée forestière que de cette clairière on peut entendre sonner trois clochers différents, une sorte de choeur à trois voix qui chantent en décalé car les horloges des églises ne sont pas au diapason. La voix de Giuseppe se tait et les oreilles se tendent pour scruter la nuit.

Plus que 365 jours… (271/365)

Noir comme décembre – III

Dans chaque lieu de l’opération Avant l’aube et après le crépuscule : Lumières de décembre, il y a un le livre d’or, appelé tout simplement Livre de décembre. Ce livre est amené chaque matin et chaque soir dans les lieux de rendez-vous imprimés au verso du papillon; tour à tour Marguerite, Paola et Mathilde se chargent de cette mission; le reste du temps le Livre de décembre est Aux Yeux Fertiles, son port d’attache où chacun peut le consulter.
On trouve de tout dans ce livre, des remerciements, des commentaires, des idées, du second degré, voire plus.

Livre de décembre [extraits]

2 décembre

[…]
Je préférais la vieille porte en chêne, mais Margaret et John sont exquis et la bière excellente, bien qu’un peu nébuleuse ;-)Mickaël
[…]
Enfin de vrais journaux et du bon café dans un établissement public. Je reviendrai ! A. (John est très beau mais devrait plus sourire, Margaret est parfaite.)
[…]
J’aime les vitrines qui ouvrent sur de beaux espaces, ce lieu est magnifique, et si humain ! R. (Margaret est très belle et si souriante. Qui est ce John ?)
[…]
So british!

3 décembre

Quelle magnifique idée de lire des textes dans une salle d’attente de gare ! Ces deux comédiennes m’ont ému aux larmes. Les salles d’attente rassemblent toutes les catégories de gens, mais il est rare qu’on se parle. Après la lecture, en buvant du thé, j’ai parlé avec un infirmier qui allait prendre son service, avec un cheminot qui venait de finir sa nuit et avec un notaire, on a parlé de la bise, de notre façon de l’aimer, de sa façon de chanter dans une salle d’attente pour accompagner des textes sur la marche et le voyage au long cours.
Merci Vivre ici, vous nous faites regarder la ville autrement, vous nous aidez à voir des gens que l’on ne voit pas dans la frénésie du quotidien. Emilie, gymnasienne