Plus que 365 jours… (298/365)

Noir comme décembre
REVENIR ? Seconde lettre à Mathilde

Mathilde, ma chère Mathilde,

Comme tu as dû le lire entre les lignes de ma dernière lettre, depuis que nous sommes arrivés à Rotterdam, Pablo, Fredo, Heinrika et moi avons fait du Yport notre bureau, notre cantine, notre salon, tant nous y passons de temps. Nous y avons réveillonné le 24 et passé toute la journée de Noël.
Pablo et Fredo ne sont pas encore mûrs pour reprendre la mer. Heinrika et moi pensions d’abord attendre en les aidant à mûrir – nous contribuons du mieux que nous pouvons à forger des outils pour les aider à exprimer ce qui doit sortir d’eux ou y entrer, un terrible vécu pour le premier, de nouveaux mots pour le second –, mais nous avons fait une rencontre durant la nuit du réveillon. Quelqu’un va nous emmener avec lui, sans doute pour un long voyage.
Sois rassurée, ce n’est pas le père Noël qui va nous emmener en traîneau vers le nord, Dieu merci, nous n’y croyons pas! mais c’est Alberto qui va nous emmener vers le sud, en bateau: l’Atlantique, Gibraltar et peut-être la Méditerranée. Alberto est un capitaine aguerri descendant des grands peuples conquérants, il nous a proposé de poursuivre les conversations commencées à l’Yport sur son bateau qui appareille dans quelques heures. Cette lettre est donc la dernière avant quelques semaines, je pense. Ne m’écris plus avant de recevoir une autre adresse de ma part.
Nous laissons Pablo et Fredo entre de bonnes mains et, comme tu le sais, les marins peuvent communiquer par radio. 

J’aimerais encore te dire, Mathilde, ma chère Mathilde, combien tu comptes pour moi, combien je chéris la vie que nous avons eue, combien j’apprécie la manière dont tu m’as laissé partir. D’une manière ou d’une autre je repasserai à la maison, nous passerons du temps ensemble, avec  Fernando, avec Heinrika, sans oublier tous les autres, ceux qui œuvrent de façon si belle pour transformer notre ville; mais pour l’instant je continue mon périple, il n’est pas encore temps de revenir.

Je t’embrasse, Mathilde, ma chère Mathilde, ma confidente, ma meilleure amie,

Gaspard

Plus que 365 jours… (297/365)

Noir comme décembre
PARTIR ? Première lettre à Mathilde

Chère Mathilde,

Il y a un an presque jour pour jour, nous avons commencé à nous parler, vraiment. C’était dans l’air, me diras-tu, Gaspard et toi, et moi de mon côté, sentions que nous avions des atomes crochus, qu’il faudrait aller plus loin, mais qui aurait pu penser que nous irions si loin?
Tout est parti d’un jardin, ton jardin Mathilde, et voilà que la ville est en pleine effervescence, merci Mathilde, merci de nous avoir tous réveillés!
Tu n’oublies pas, évidemment, que Pessoa et son pays, mon pays, mon premier pays je veux dire, ont joué un grand rôle dans notre rapprochement. Te raconter mon histoire, t’aider à perfectionner ton portugais, accepter que tu m’aides à mieux m’exprimer en français, tout cela m’a fait du bien, merci Mathilde, merci de m’avoir donné confiance en moi!
Mais dérouler mon histoire n’a pas été anodin, tu le sais bien Mathilde, depuis près d’un an le Portugal occupe tous les jours mes pensées, pourtant je suis là à tes côtés, aux côtés de tous ceux qui veulent changer notre ville. Le Portugal a beaucoup changé depuis mon arrivée en Suisse, je le sais bien, même si je n’y suis jamais retourné, on me l’a dit, je l’ai lu, mais maintenant je dois aller voir, je me sens prêt, je veux passer quelques semaines au pays, j’en ai besoin.
Mathilde, ma chère Mathilde, viendrais-tu avec moi, te sens-tu prête à découvrir ce pays en même tant que je le redécouvrirai?
Prends le temps de réfléchir avant de me répondre, tu  connais ma patience.

Je t’embrasse,
Fernando

Plus que 365 jours… (296/365)

Noir comme décembre
INITIATIVE

Les périodes de fêtes – en particulier celles de fin d’année – sont propices aux résolutions. Des résolutions sont prises puis deviennent ce qu’elles deviennent, on demande rarement des comptes à ceux qui prennent des résolutions, car en général ils les prennent seuls, ou alors en présence – si l’on ose dire – de gens avinés, ce qui est aussi parfois – souvent? – le cas de ceux qui les prennent, ces résolutions, bonnes ou mauvaises.
Il peut en aller tout autrement de résolutions que l’on forge à plusieurs, de sang froid, surtout si ces résolutions prennent la forme d’une initiative, avec i majuscule. Ou pas.

Depuis l’arrivée des Yéniches dans la ville de Mathilde, les autorités sont passées par plusieurs stades, pour ne pas dire états d’âme. Elles ont d’abord bombé le torse avec l’EDGECDDVBÀ4Ps (escadron de gendarmes en civil dans des voitures banalisées à 4 pneus) et sa quinzaine d’agents, mais la neige et ses bonshommes étaient plus ronds, alors elles ont débombé, les autorités, et les agents ont filé comme des ballons qui se dégonflent, ou des pneus. Ensuite elles se sont faites toutes petites, les autorités, face à la très grande foule venue de tous les continents. Mais depuis la harangue du vieux syndique, l’autre soir, il y en a qui sortent du bois, parmi les autorités, ce qui les grandit, les autorités, pourvu que ça dure.

Le 25 décembre, dans la journée, on fait de nouveau cercle autour de l’ancien syndic dans un coin du chapiteau – si on doute encore  du fait que les chapiteaux ont des coins, on a toujours trois solutions: s’adresser à la rusée lectrice, relire les lignes ci-dessus ou lire le grand Albert. Dans le cercle autour de Jean, l’ancien syndic, on voit de nouvelles têtes – quatre femmes membres de la Municipalité –, l’avant-garde de l’association Vivre ici – on commence à savoir qui c’est –, Klara, Mariella et sa garde rapprochée ainsi que quelques citoyen.ne.s anonymes de bonne volonté.
Dans le cercle de Jean, on échafaude une Initiative populaire communale pour couper la tête au plan de quartier (PQ) qui menace le périmètre de l’ancienne savonnerie.
– 1300 signatures en trois mois, c’est jouable, affirme la Municipale en charge de la cohésion sociale, mais il faut rédiger un texte court et percutant, un texte qui met bien en avant les principes et les valeurs que nous défendons, avec un titre qui montre une direction claire.
« La ville c’est nous! », propose Klara.
Jean et son cercle reprennent le titre en choeur et lancent des hourra à la ronde.

Plus que 365 jours… (295/365)

Noir comme décembre
BAR-TABAC

Ils ont donc passé Noël dans un bar qui est bien plus qu’un bar.

Tout d’abord parce que c’est un bar-tabac – ce qui est très français, mais pas que –, ce qui change beaucoup de choses.
Ensuite parce que ce bar de Rotterdam est tenu par un patron qui en a fait un morceau de Normandie – Zéphyr, c’est son prénom, a dû définitivement quitter sa Normandie natale et le métier de marin, alors il a créé une sorte d’enclave, ou d’île, comme on voudra, dans le plus grand port d’Europe.
Bien plus qu’un bar grâce à Guenièvre aussi, ou surtout diraient ceux qui connaissent l’histoire de Zéphyr, mais ils sont peu nombreux à savoir que sans Guenièvre Zéphyr ne serait plus Zéphyr.

Le lecteur un peu rapide – que dire de la lectrice? – pourrait conclure un peu vite qu’on trouve à cette enseigne, le bar-tabac s’appelle Yport, des marins français forts en gueule, chiqueurs, cracheurs, buveurs, amateurs de cuisine solide comme une armoire normande mais aussi ronde comme les pommes dont on fait le cidre, une cuisine à rallonges qui se termine avec des coups, de calvados, de gueule, de poings dans la gueule, et caetera, et caetera.

En chaque homme il y a un marin qui dort – dit-on dans certaines contrées –, alors le lecteur risque de se projeter assez vite dans ce lieu qu’il imagine épais, enfumé, bruyant, agité, bref il peut voir, le lecteur, entre les lignes enfumées, des trous normands, alors il claque de la langue et saute des mots pour s’en jeter des petits – calvados – derrière la cravate qu’il ne porte sans doute plus depuis longtemps.
La lectrice, elle, est souvent plus perspicace, elle lit les mots, les relit au besoin, et traite l’information sans fantasmer – pourtant qu’est-ce qu’ils sont beaux certains de ces gars hâlés!

Le lecteur impatient, et vexé d’être si mal traité, bouillonne et dit:
– Bon, alors qu’est-ce qu’elle a vu dans ces lignes, ci-dessus, la première de classe, celle qui lit et relit pour bien traiter l’information, hein, qu’est-ce qu’elle a vu la bêcheuse?
– Tout doux, Fernand – dans notre exemple, le lecteur impatient s’appelle Fernand –, répond Guenièvre, écoute-moi bien si tu veux ta bière et ton genièvre. La lectrice, Fernand, elle m’a lue, tout simplement. Elle a compris que si Heinrika et Gaspard ont réveillonné ici, c’est qu’ici on sait se tenir même quand on réveillonne, qu’on soit patron, patronne, marin ou simple quidam, ici c’est la Normandie, Monsieur Fernand, vous comprenez? chacun est bienvenu, on peut chiquer mais pas cracher, on peut boire mais pas se péter la gueule – au propre et au figuré –, on peut manger mais pas bouffer, on peut faire un bec à la patronne, si on me connaît, mais pas de balade avec les mains, on peut faire l’accolade au patron, si on le connaît, mais pas plus. Vous croyez vraiment qu’ils se seraient mis à fréquenter l’Yport, H&G, si on ne savait pas se tenir ici?

Fernand s’excuse, platement. On le sert et il fait mine de réfléchir en sirotant sa bière et en trempant ses lèvres dans son genièvre. Soudain son visage s’éclaire:
– Je crois que j’ai compris, Madame Guenièvre, j’ai bien relu ce qu’il y a ci-dessus, et j’ai aussi vu de belles choses entre les lignes, belle comme vous, Patronne. Un beau jour – quand je dis beau c’est façon de parler – il a échoué là le Zéphyr, bien amoché, ça se voit encore sur sa belle gueule, et vous l’avez aidé à se reconstruire, lui et sa Normandie. Vous avez dû lui dire un truc du genre – j’aime bien les gars du Nord, même si c’est pas mon Nord, mais on va les conjuguer nos Nord, si tu veux bien.
Et vous l’avez retapé le Zéphyr, Patronne, et le bar vous l’avez relooké, l’Yport, un bien joli nom, Patronne!

Elle est émue, Guenièvre, elle fait un bec à Fernand pour le remercier d’avoir si bien compris, et Zéphyr lui emboîte le pas, à Guenièvre, et lui fait l’accolade, à Fernand.

Un lecteur demande:
– Y a pas télescopages de lieux dans cette histoire? dans l’épisode 295, j’veux dire.
– Lis mieux, répond la rusée lectrice, et n’oublie pas que c’est une fiction.

A la table ronde, Lancelot, un habitué, demande à Guenièvre de mettre le couvert, en disant s’il vous plaît.

Le même lecteur que ci-dessus:
– J’ai beau relire mais ça change rien.
La rusée lectrice ne l’écoute plus, elle aussi est perdue, pas dans l’histoire mais dans la contemplation de la belle gueule de Zéphyr, elle se dit qu’elle lui ferait bien un bec ou deux à Zéphyr, ou une bise, ou les deux. Ce bar est vraiment bien plus qu’un bar.

Plus que 365 jours… (294/365)

Noir comme décembre
LA ZONE

Même lorsqu’elle suit une cérémonie d’enfer, même lorsqu’elle est à tout casser, une fête est une succession de moments, de rythmes, d’ambiances; même dans les moments bruyants, au milieu des rythmes effrénés, quand  l’ambiance est la plus forte, on peut trouver de calmes oasis.

Minuit approche sous le chapiteau bleu mais il reste encore du temps avant la naissance de l’enfant prodigue. Le boeuf ne ressemble plus vraiment à un boeuf, on voit encore quelques mangeurs attablés mais ce sont surtout les corps debout qui dominent, les corps debout et dansant autour des musiciens et chanteurs yéniches.
En marge des mangeurs, danseurs, chanteurs et musiciens, dans un coin du chapiteau, en somme – oui, les chapiteaux ont des coins, m’ont dit un jour quatre canards en dessinant un carré dans un rond de sciure, le plus savant d’entre eux a ensuite longuement disserté sur la quadrature du chapiteau –, quelques personnes font cercle autour d’un vieil homme qui parle d’un autre temps, d’une voix flûtée qui s’élève au-dessus de l’orchestre et attire l’attention; de nouveaux auditeurs arrivent au fur et à mesure de son histoire sortie du temps et, le badaud attirant le badaud, c’est bien connu, la foule se fait de plus en plus dense autour du vieil homme au point que l’orchestre cesse de jouer et que les Yéniches s’approchent du coin devenu centre. [Que le lecteur qui peine à suivre s’adresse à la lectrice qui comprend tout ou relise le brillant article d’Albert (Einstein) intitulé « De l’étonnant phénomène du basculement du centre sur un coin dans la quadrature d’un cercle qui a pris la forme d’un chapiteau haut haut dressé sur un terrain carré 2 » publié en 1922 aux Presses Polytechniques de Zürich, 365 p.]
Donc les Yéniches s’approchent, tendent l’oreille et entendent que la voix flûtée parle d’eux, ou plutôt de leurs ancêtres:
...ensuite mes parents ont pu obtenir une de ces petites maisons ouvrières avec jardin à l’ouest de Lausanne et on a déménagé. Notre quartier était en quelques sorte la fin de la ville, mais il n’y avait pas de remparts, du moins c’est ce que je croyais, comme on le verra. En 39-45 avec les copains du quartier on traversait les prés de Sébeillon pour aller jouer à la guerre contre les gamins de Malley, le ruisseau du Galicien était notre Rubicon, le viaduc ferroviaire notre pont de Remagen. Un jour de printemps, alors que notre guerre faisait rage, des gamins aux pieds nus sont arrivés en renfort; on était en train de prendre une schlaguée des gamins de Malley – les Allemands – et les va-nu-pieds nous ont permis de renverser la vapeur et de repousser l’ennemi jusqu’au Bois-de-Vaux. Pour fêter la victoire, les gamins tombés du ciel nous ont emmenés à leur campement, c’étaient des enfants de vanniers, des Yéniches qui venaient couper des branches de saule le long du Galicien. Le soir on est remonté vers la ville en triomphant, mais à la maison on m’a privé de souper. Mes parents, qui jusque là ignoraient tout de nos terrains de jeux, m’ont désormais interdit de dépasser Sébeillon – après il y a les Yéniches qui sont voleurs d’enfants et après il y a Renens qui a reçu des bombes sur sa gare.
Le vieil homme s’arrête, comme surpris par le silence. Mariella, qui faisait partie du premier cercle à écouter le vieux, sourit, lui tend un verre, le regarde boire à petites gorgées et l’encourage à poursuivre.
Je n’ai pas obéi à mes parents. Je suis retourné voir les Yéniches et ton père et moi sommes devenus copains, Mariella. Chaque année ces familles de vanniers revenaient camper au nord de Malley et ton père venait me chercher. Ton grand-père nous a appris à fabriquer des paniers et c’est sous ses yeux que j’ai tressé mon premier banneton. Je crois, Mariella, que c’est ton grand-père qui m’a donné envie de devenir boulanger. Après, la ville s’est mise à pousser, il n’y avait plus de place pour vous et on s’est perdu de vue ton père et moi. Et puis j’ai appris plus tard le drame des Yéniches, ces soi-disant voleurs d’enfants qu’on a voulu sédentariser, ces va-nu-pieds dont on a pris les enfants pour les placer dans des familles soi-disant bien comme il faut. Je suis heureux que des Yéniches aient survécu, Mariella, je suis heureux que toi et les tiens soyez ce soir au centre de notre ville. 
Le vieil homme se lève, grimpe sur la table avec l’agilité de l’enfant qu’il a su rester et s’adresse à la foule:
Et maintenant c’est à nous, mes amis, à nous tous qu’il appartient de faire en sorte que les Yéniches puissent rester dans notre ville et y revenir autant de fois qu’ils le voudront.
Avant que la foule n’ait eu le temps de crier hourra pour les Yéniches, trois fois ou autant de fois qu’elle le voudra, quelqu’un saute sur la table, vif comme l’éclair.

A l’heure où l’on est réuni pour célébrer la naissance d’un enfant prodigue, on assiste – dans un coin d’un chapiteau bleu, dans un coin devenu centre de toute une ville – à une scène inattendue:  une Yéniche, cheffe de clan, serre dans ses bras un vieil homme, ancien syndique de la ville.
Minuit sonne à l’Hôtel de Ville mais personne ne l’entend, le son des cloches est couvert par les hourra qui éclatent bien plus que douze fois.

Plus que 365 jours… (293/365)

Noir comme décembre
LEVER L’ANCRE ?

Décembre tire à sa fin, comme le Rhin et la Meuse du côté de La Mer du Nord. Depuis quelques jours le Popeye est à quai dans le plus grand port d’Europe. Il ne faut pas un mois pour naviguer de Cologne à Rotterdam, mais l’équipage a lambiné, ses membres prennent du plaisir à être ensemble et il reste du pain sur la planche avant de prendre la mer; Pablo n’a pas fini de déposer son histoire et veut s’alléger avant d’aller plus loin; son apprentissage va bon train, mais Fredo aimerait se lester de nouveaux mots, être capable de tenir le livre de bord avant de quitter l’eau douce, être capable d’écrire sur l’eau salée; de leur côté H&G sont partagés, Riga n’est plus à l’ordre du jour, Heinrika rêve de montagnes pour terrasser son mal du pays tandis que Gaspard lorgne sur la mer qui mène aux océans.
Et puis il y a ce bar dans lequel ils ont fêté Noël, ce bar qui est bien plus qu’un bar.

Plus que 365 jours… (292/365)

Noir comme décembre
RÉÉCRITURE (mise en bouche)

Si ce qui se passe sous le chapiteau bleu, et autour, entre la tombée du jour du 24 décembre et la tombée de la nuit du 25 décembre était le début d’une nouvelle histoire, genre testament avec T majuscule, alors il faudrait tout réécrire et on n’ose pas imaginer la fin.
Comme on n’a le temps ni pour le récit de ces 24 heures et des poussières, ni pour les 33 ans qui suivent, on va juste poser le décor et l’imagination fera le reste.

Pas de vierge en couches, mais plusieurs professionnels du bois et une ribambelle de gamins qui assistent à la fête.
Pas d’âne, mais un boeuf qui tourne, façon méchoui.
Pas de rois mages, mais des gens qui viennent de tous les continents.
Des marchands du temple, mais qui régalent à l’oeil – c’est l’association Vivre ici qui paie la douloureuse, avec les Yéniches et plusieurs mécènes.
Une cérémonie d’enfer suivie d’une fête à tout casser.
Une jeune pasteur protestante et un curé révolté.
Des monothéistes, des polythéistes, des mécréants.

Voilà. C’était du feu de Dieu. Maintenant y a plus qu’à ranger. Et quand on aura fini, on débouchera du blanc pour accompagner les restes (douze corbeilles de pain et de poisson).
– Y a plus de boeuf ? demande quelqu’un.
Un diablotin se lèche les doigts tandis qu’un ange soupire, il est végan.
– Et du rouge, il en reste ?

Plus que 365 jours… (291/365)

Noir comme décembre
VOILÀ

Dans la ville de Mathilde on sent bien que la veillée de Noël aura lieu sous le chapiteau bleu, peu de lecteurs en doutent, quant à la lectrice… Peu importe, pour l’instant c’est le matin, on est chez Mathilde, dans la cuisine, à la table, à l’heure du café avec Paola et Mariella.
– Dites-moi, qu’est-ce qui vous rend si sensibles à l’accueil des autres, pourquoi êtes-vous prêtes à mettre la ville sens dessus dessous pour des gens comme nous? demande Mariella.
– Tu veux dire des humains? s’écrie presque Mathilde.
– Je vais te dire Mariella, enchaîne Paola. Un jour de mars, Mathilde m’a ouvert sa maison, il y avait Rose aussi; cet accueil simple et humain a mis fin à mes années d’errance, j’ai décidé de rester ici et de travailler avec l’association pour créer du lien, pour embellir la vie des gens d’ici. Et Paola de résumer son histoire.
– La maison dans laquelle habitait l’ancienne cliente de Paola, enchaîne Mathilde, cette dame qui lui avait promis de l’aider quoi qu’il arrive, a été rasée en décembre dernier, quelques jours avant Noël, quelques mois après le décès de la dame. Ecoute cette anecdote, Mariella, sans doute te suffira-t-elle à comprendre ma rage d’accueil et ma rogne contre les autorités d’ici.
Un matin de décembre dernier, Gaspard, mon mari ambulant, rentre de sa balade matinale avec un homme inconnu de moi. Il l’installe à cette table, sort deux tasses de l’armoire et refait du café. Il me dit que l’homme est le patron de la petite entreprise à qui l’on a confié la démolition de la maison – je l’ai rencontré tout à l’heure par hasard, dit-il, on a parlé un peu, et il a fondu en larmes en me montrant le permis de démolir délivré par la commune, alors je l’ai invité chez nous. L’homme aux yeux rougis sort de sa poche le papier et me le montre. De ce papier je n’ai lu que deux lignes, celles soulignées en rouge indiquant que le travail devait être fini avant Noël, quoi qu’il arrive, et qu’il fallait prendre toutes les mesures pour éviter les squatteurs. L’homme nous explique alors que dans sa vie de démolisseur il ne voit jamais de squatteurs, juste des humains qui cherchent à se mettre au chaud le temps de quelques nuits, en hiver – des fois je les vois, des fois je ne vois que les cartons qu’ils amènent en guise de matelas et de couvertures dans les villas en cours de démolition.

– Voilà, Mariella, conclut Mathilde, voilà pourquoi je suis prête à mettre la ville sens dessus dessous pour des humains comme vous, avec Paola et tous les gens de bonne volonté.

Plus que 365 jours… (290/365)

Noir comme décembre
PÉRENN

L’ouverture officielle du chapiteau – ce samedi de mi-décembre, jour de marché – est un succès inespéré. Le ciel le baptise copieusement et la foule l’adopte, la foule avec les marchands de nourriture et de boisson, bien sûr. La veille le chapiteau avait reçu un plancher, évitant la gadoue dans laquelle on se serait embourbé – fond et forme –, l’avant-veille il avait été monté – ou plus exactement dans la nuit de l’avant-veille à la veille, tandis que la maréchaussée dormait encore dans ses voitures banalisées à pneus –, mais c’est en ce jour de marché qu’il reçoit ses véritables fondations, qu’il devient indéboulonnable.
Dans la ville de Mathilde, ils se font très petits  ceux qui ne défendent pas le Yéniches, on dirait que le vent est en train de tourner pour certains joueurs du Monopoly à l’échelle 1:1.
Durant la semaine qui précède les vacances de Noël, ils sont nombreux à visiter le campement, à proposer de l’aide, du matériel, de la nourriture, et caetera, et caetera. A l’école obligatoire les directeurs s’entendent – c’est aussi ça le miracle de Noël – pour que tous les cours de travaux manuels et d’art visuel aient lieu au campement. Côté nord, les élèves  dressent une grande palissade en bois pour protéger les Yéniches du bruit de l’artère très urbaine, bien qu’impolie jour et nuit; on la décore – recto, verso – et on en fait un espace d’expression et d’information, comme on le verra plus tard.
Une classe – qui ne maîtrise pas encore très bien l’orthographe mais qui a bien compris les enjeux urbains – a écrit en très grosses lettres Nous voulons que le chapiteau devienne  pérene et qu’il soit un forum pour notre ville. Comme il se doit, quelqu’un a rajouté un n à pérene pour qu’il y en ait deux et a écrit avec deux n, ça dure plus longtempsQuelqu’un d’autre, sans doute un vieux cancre nostalgique, ou un prof – ce qui revient souvent au même – a écrit 10✕ pérenne, comme on le faisait autrefois. Plus loin on peut lire ça fait le même son que paix reine; Mariella est une reine qui amène, avec ses sujets, la paix de Noël à notre ville. Longue vie à Mariella, longue vie aux Yéniches!

Plus que 365 jours… (289/365)

Noir comme décembre
LA CANTINE DU MARCHÉ

La pluie s’est faite aussi grosse que les cordes qui tendent le chapiteau; semblables à des enfants sur un trampoline, les gouttes rebondissent avec bonheur sur la bâche qui luit de plaisir et résonne comme un tambour du Bronx – pourtant plus aucune trace de vague sur le terrain qui est devenu Place du Cirque. Pour couvrir le chapiteau bleu, le ciel a endossé son plus beau pardessus, le  gris lumineux, ce camaïeux sublime. La tente regorge de monde, la foule jubile, le marché a enfin sa cantine.

En prévision de ce premier samedi des Yéniches, jour de marché, on n’a pas monté les gradins sous le cirque, on a laissé à la foule une large piste et, tout autour, on a dressé des stands avec leurs tables et leurs bancs; pas les mêmes que dehors, à un jet de pierre, sur la Grand-Place, mais des stands où l’on peut manger, avec des couverts; en ce matin de marché de mi-décembre, on est assis au chaud ou debout au froid.
Le four à pain tourne à plein régime – Robert et Giuseppe ont rempli leur mission, ils ont trouvé un grand four à bois monté sur remorque et n’ont eu aucune peine à recruter des volontaires pour la chauffe et la boulange; de son côté, l’équipe chargée de trouver de nouveaux soutiens – Rose, Mathilde, Klara, Françoise et Jenna –  n’a eu aucune peine à convaincre ceux qui cuisinaient jusque-là au grand air de la Grand-Place de venir au chaud, ni à embrigader des nouveaux: une crème de pâtissière et son percolateur, un ardent rôtisseur de châtaignes – un peu jaloux –, un innocent mouleur de gaufres, une délicieuse crêpière et ses cuisses-dames en costume de bain de friture, un vendeur de marrons glacés, et caetera, et caetera.

Dans la ville de Mathilde, les sentinelles de neige ont fondu, mais le chapiteau bleu ne risque plus rien; les policiers en civil s’en sont allés dans leurs voitures banalisées, la foule se presse sous sa toile luisante pour boire et manger, on voit même des gardiens en uniforme dévorer du poulet yassa avec les mains pendant leur service, mais on laisse faire car le temps de la dinde approche.