Noir comme décembre
BAR-TABAC
Ils ont donc passé Noël dans un bar qui est bien plus qu’un bar.
Tout d’abord parce que c’est un bar-tabac – ce qui est très français, mais pas que –, ce qui change beaucoup de choses.
Ensuite parce que ce bar de Rotterdam est tenu par un patron qui en a fait un morceau de Normandie – Zéphyr, c’est son prénom, a dû définitivement quitter sa Normandie natale et le métier de marin, alors il a créé une sorte d’enclave, ou d’île, comme on voudra, dans le plus grand port d’Europe.
Bien plus qu’un bar grâce à Guenièvre aussi, ou surtout diraient ceux qui connaissent l’histoire de Zéphyr, mais ils sont peu nombreux à savoir que sans Guenièvre Zéphyr ne serait plus Zéphyr.
Le lecteur un peu rapide – que dire de la lectrice? – pourrait conclure un peu vite qu’on trouve à cette enseigne, le bar-tabac s’appelle Yport, des marins français forts en gueule, chiqueurs, cracheurs, buveurs, amateurs de cuisine solide comme une armoire normande mais aussi ronde comme les pommes dont on fait le cidre, une cuisine à rallonges qui se termine avec des coups, de calvados, de gueule, de poings dans la gueule, et caetera, et caetera.
En chaque homme il y a un marin qui dort – dit-on dans certaines contrées –, alors le lecteur risque de se projeter assez vite dans ce lieu qu’il imagine épais, enfumé, bruyant, agité, bref il peut voir, le lecteur, entre les lignes enfumées, des trous normands, alors il claque de la langue et saute des mots pour s’en jeter des petits – calvados – derrière la cravate qu’il ne porte sans doute plus depuis longtemps.
La lectrice, elle, est souvent plus perspicace, elle lit les mots, les relit au besoin, et traite l’information sans fantasmer – pourtant qu’est-ce qu’ils sont beaux certains de ces gars hâlés!
Le lecteur impatient, et vexé d’être si mal traité, bouillonne et dit:
– Bon, alors qu’est-ce qu’elle a vu dans ces lignes, ci-dessus, la première de classe, celle qui lit et relit pour bien traiter l’information, hein, qu’est-ce qu’elle a vu la bêcheuse?
– Tout doux, Fernand – dans notre exemple, le lecteur impatient s’appelle Fernand –, répond Guenièvre, écoute-moi bien si tu veux ta bière et ton genièvre. La lectrice, Fernand, elle m’a lue, tout simplement. Elle a compris que si Heinrika et Gaspard ont réveillonné ici, c’est qu’ici on sait se tenir même quand on réveillonne, qu’on soit patron, patronne, marin ou simple quidam, ici c’est la Normandie, Monsieur Fernand, vous comprenez? chacun est bienvenu, on peut chiquer mais pas cracher, on peut boire mais pas se péter la gueule – au propre et au figuré –, on peut manger mais pas bouffer, on peut faire un bec à la patronne, si on me connaît, mais pas de balade avec les mains, on peut faire l’accolade au patron, si on le connaît, mais pas plus. Vous croyez vraiment qu’ils se seraient mis à fréquenter l’Yport, H&G, si on ne savait pas se tenir ici?
Fernand s’excuse, platement. On le sert et il fait mine de réfléchir en sirotant sa bière et en trempant ses lèvres dans son genièvre. Soudain son visage s’éclaire:
– Je crois que j’ai compris, Madame Guenièvre, j’ai bien relu ce qu’il y a ci-dessus, et j’ai aussi vu de belles choses entre les lignes, belle comme vous, Patronne. Un beau jour – quand je dis beau c’est façon de parler – il a échoué là le Zéphyr, bien amoché, ça se voit encore sur sa belle gueule, et vous l’avez aidé à se reconstruire, lui et sa Normandie. Vous avez dû lui dire un truc du genre – j’aime bien les gars du Nord, même si c’est pas mon Nord, mais on va les conjuguer nos Nord, si tu veux bien.
Et vous l’avez retapé le Zéphyr, Patronne, et le bar vous l’avez relooké, l’Yport, un bien joli nom, Patronne!
Elle est émue, Guenièvre, elle fait un bec à Fernand pour le remercier d’avoir si bien compris, et Zéphyr lui emboîte le pas, à Guenièvre, et lui fait l’accolade, à Fernand.
Un lecteur demande:
– Y a pas télescopages de lieux dans cette histoire? dans l’épisode 295, j’veux dire.
– Lis mieux, répond la rusée lectrice, et n’oublie pas que c’est une fiction.
A la table ronde, Lancelot, un habitué, demande à Guenièvre de mettre le couvert, en disant s’il vous plaît.
Le même lecteur que ci-dessus:
– J’ai beau relire mais ça change rien.
La rusée lectrice ne l’écoute plus, elle aussi est perdue, pas dans l’histoire mais dans la contemplation de la belle gueule de Zéphyr, elle se dit qu’elle lui ferait bien un bec ou deux à Zéphyr, ou une bise, ou les deux. Ce bar est vraiment bien plus qu’un bar.