Plus que 365 jours… (246/365)

Novembre est une fleur flammes – VII

Mon cher Jan,
Je t’écris de Coblence pour te dire que je serai bientôt à Cologne, dans une semaine au plus tard. Ça y est, je le réalise ce vieux rêve, marcher vers vous, ma famille allemande! J’aurais sans doute dû t’avertir plus tôt, tu l’aurais dit à tes soeurs et à ta mère pour que nous passions du temps ensemble, comme autrefois; mais ça m’était difficile de planifier plus que quelques jours à l’avance, je marche depuis plus de dix mois, mon cap est incertain, je t’expliquerai, nous t’expliquerons, je ne suis pas seul, une amie m’a rejoint, je te la présenterai, j’espère vraiment que tu seras là. Elle s’appelle Heinrika, elle a dessiné la carte au dos de laquelle je t’écris; tu reconnais je pense la Forteresse d’Ehrenbreitstein, ne trouves-tu pas qu’elle est encore plus belle dans les premières lueurs du matin?

Je t’embrasse, mon cher cousin,
Gaspard

Plus que 365 jours… (245/365)

Novembre est une fleur flammes – VI

Rien de notable ne se passe entre Bonn et Cologne, ils prennent pourtant de nombreuses notes entre ces deux villes – en formes, en couleurs, en mots, en chiffres – dans leur tout nouveau Journal des rivesDe loin on pourrait croire qu’ils lambinent, ce qui ne serait pas tout à fait faux, mais de près on constate qu’ils prennent grand soin à réaliser une sorte de programme dont on trouve la légende sur la première page.
A la couture de chaque double page ils ont dessiné le fleuve, le plus précisément possible, une épaisse bande bleue, rectiligne et sinueuse, droites et courbes, boulevard entre méandres. Des plages de couleurs indiquent la substance des rives: localités, jardins, vignes, champs, forêts, zones industrielles, et caetera, et caetera. Pas de relief ni de réseau, juste des rives mises à plat, avec des traits blancs ici et là, tillés pour un bac, pleins pour un pont. La bande bleue qui serpente dans ce patchwork coloré commence à Koblenz et vise Cologne, peut-être au-delà. Dans les couleurs on peut trouver des mots, en noir ou en blanc, parfois les deux, façon yīn et yang, des précisions sensibles ou des commentaires opposés, chacun avec une écriture différente: hameau pittoresque / petit village factice, genre Tintin au pays des soviets. On trouve aussi des chiffres, qui renvoient à d’autres pages; sur l’une de ces pages on voit une maison qui est à deux pas de la fourche d’une rue, avec son petit portail entouré de deux jeunes peupliers, son allée de gravier, ses six marches et une vieille porte en bois en haut du perron; on a donné un nom aux peupliers, Evi et Leo – petits peupliers deviendront grands. A côté de son dessin, Heinrika a écrit un texte.
Les couleurs des rives semblent dire que Cologne s’annonce encore plus tôt que Bonn, que c’est une ville beaucoup plus grosse, une ville qui reflue vers l’amont, le bâti s’accélère, la nature ralentit. Les bateaux sont plus nombreux sur le fleuve et semblent foncer vers une ligne d’arrivée. Dans un méandre étroit un bateau de croisière  – De Bâle à Amsterdam avec Monsieur Jardinier – se déporte pour doubler un chaland, les passagers applaudissent mais le chaland ne bronche pas, à l’image de son amiral qui fume la pipe comme dans Petzi.
Tout comme Heinrika, Gaspard met beaucoup de soin dans sa tâche, cette sorte de cartographie des rives, mais il y met quelque chose en plus, comme pour essayer de retenir le temps; c’est qu’il arrive au bout d’un rêve, Gaspard, aller chez ses cousins en suivant le fleuve, et la ville des cousins s’annonce. Il est un peu inquiet, Gaspard, qu’y a-t-il après les rêves? Heinrika lui prend son crayon, attrape sa main et l’entraîne vers l’aval de son pas décidé; assez colorié! semble-t-elle lui dire, marchons de conserve vers la ville rêvée.
Et ils marchent main dans la main le long de l’épaisse bande bleue, tantôt rectiligne tantôt sinueuse, virent à bâbord dans le dernier méandre et se laissent porter par le boulevard qui entre à Cologne.

Plus que 365 jours… (244/365)

Novembre est une fleur flammes – V

« Elga et moi sommes des enfants de l’Elbe, nés sur un bateau piloté par notre père entre Hambourg et la Mer du Nord, le tronçon le plus dangereux du fleuve; nous sommes de faux jumeaux, mais de vrais marins. Naviguer sur ces eaux n’est pas donné à tous les capitaines, aussi faut-il des pilotes, un rude métier que notre père a pratiqué toute sa vie et qu’il nous a transmis, d’une certaine manière.
Le soir de notre naissance, Papa était à la maison aux côtés de Maman. La capitainerie l’a appelé pour remplacer un collègue, une mission de routine, mener un cargo jusqu’à Cuxhaven. Papa n’a fixé qu’une condition, emmener Maman, tous les deux sentaient que notre naissance était proche, pas question de se séparer. Papa était un des pilotes les plus aguerris et la capitainerie a accepté. J’entends encore Maman rire en nous racontant qu’elle avait perdu les eaux en quittant  le port d’Hambourg à marée haute; elle nous disait ensuite, sans rire, que le travail avait duré, duré, puis riait à nouveau en nous parlant de sa délivrance, au moment où le bateau passait devant la petite ville de Glückstadt – mieux que mille fées sur votre berceau! disait Papa, ce qui n’a pas suffi, hélas, à sauver Elga.
Notre naissance a eu lieu sans incident sur un cargo suédois qui transportait des voitures aux  Etats-Unis; c’est son capitaine qui nous a baptisés – religion, marins! Nous avons passé notre premier jour en famille à Cuxhaven et nous sommes rentrés sur un bateau qui revenait d’une campagne de pêche dans l’Atlantique, son capitaine était un cousin de Maman.
Nous sommes allés à l’école, mais le plus clair de notre enfance et de notre jeunesse, c’est sur l’eau que nous l’avons passé, le fleuve, la mer et l’océan. Elga est devenue pilote et capitaine sur le Rhin, je suis devenu pêcheur en mer. »

Et Wilfred de raconter de mémorables campagnes de pêches, des rendez-vous avec sa soeur à Amsterdam, des périples nautiques en famille, et caetera, et caetera.

« A la mort d’Elga, j’ai vendu mon bateau, acheté cette petite maison, ma barque de pêcheur et je suis devenu marin d’eau douce, mais j’ai gardé des contacts dans la marine. Quand vous serez à Cologne, allez trouver Pablo de ma part, d’ici votre arrivée je l’aurai informé de votre projet.
Et maintenant au lit, il se fait tard, nous rangerons demain et Gaspard nous montrera ses talents pour la vaisselle, Jakob m’a tout raconté, tout! »
Eclats de rire dans la cuisine où l’on a mangé un délicieux ragoût, tendre et fondant comme un ragoût doit l’être.

Plus que 365 jours… (243/365)

Novembre est une fleur flammes – IV

Ils ont fait étape dans un village entre Koblenz et Bonn – chez Evi, Leo et Jakob –, approximativement à mi-chemin entre les deux villes, et les voilà repartis.
En quittant Koblenz, ils avaient vu la ville décroître, se faire moins verticale, moins dense, se diluer, en quelque sorte, mais ça avait pris bien des kilomètres tant l’agglomérat était grand. En s’approchant de Bonn, ils font l’expérience inverse; comme un fleuve qui doit se glisser entre des berges artificielles, la nature se faufile tant qu’elle peut entre l’urbain qui se réagglomère, bien en amont de l’ancienne ville fédérale; les prés se font jardins, les haies d’arbustes clôtures, puis treillis, les arbres sont supplantés par des antennes, ces mâts branchés sans matelot. Jusque-là les localités étaient disposées en quinconce le long du Rhin, souvent à bonne distance, maintenant elles se succèdent de plus en plus vite, se font face jusqu’à former une haie d’honneur pour le fleuve qui entre à Bonn, l’ancienne capitale.
En principe Wilfred doit les attendre sur la terrasse du restaurant Bastei, en bordure de la route, juste après le Panorama Park, dans le quartier de Rüngsdorf, au sud de la ville, cet organisme vivant qui n’en finit pas de s’étirer le long du fleuve et dans d’autres directions, comme un d’hippocampe difforme. Ils pensent être en avance, s’installent sur la terrasse et vont commander lorsqu’on les siffle du fleuve, un homme sur une barque de pêcheur.
– Heinrika et Gaspard?
– Wilfred?
Ils quittent la terrasse en s’excusant, traversent la route, rejoignent le ponton de la compagnie KD – Köln-Düsseldorf et embarquent. Poignées de main vigoureuses, chaleureuses.
– Je n’ai rien dit à Jakob, je voulais vous faire la surprise. Vous verrez,  depuis le Rhin Bonn est très belle, surtout à la tombée du jour. On va chez moi, une petite localité à la sortie de la ville, sur la rive gauche.
On dit que les faux jumeaux sont en général très différents, pourtant Wilfred et sa soeur Elga se ressemblent comme deux gouttes d’eau – ils l’ont vue en photo dans un album d’Evi et de Leo. Du bateau, chacun scrute sa rive – Heinrika la gauche, Gaspard la droite – tandis que Wilfred pilote en les observant à la dérobée; il comprend qu’ils goûtent ses rives, alors il ralentit.
– On a le temps, précise-t-il, le ragoût c’est pas bon quand ça n’a pas assez mijoté.

 

Plus que 365 jours… (242/365)

Novembre est une fleur flammes – III

Journal des rives [extraits]*

*Juste avant de quitter Koblenz, à pied puisqu’ils n’ont pas trouvé de bateau, Heinrika et Gaspard ont décidé de commencer un nouveau carnet, un carnet commun intitulé Journal des rives.
Pourquoi ce titre? Parce qu’ils iront à pied au moins jusqu’à Cologne, qu’ils changeront de rive autant de fois qu’ils en auront envie et que chaque rive a son pilote, comme on l’a vu en amont de Koblenz. Naturellement c’est le pilote qui écrira; deux rives donc deux pilotes, H&G. Mais peut-être qu’ils écriront aussi à deux sur la même rive, que l’un d’eux dessinera, et caetera, et caetera.

Gaspard et moi avons été bouleversés par une rencontre que nous avons faite le soir d’Halloween dans un village à une journée de marche de Koblenz.
Chez Evi, Leo et Jakob, la soirée qui précède la Toussaint consiste à fabriquer des guirlandes de fleurs, de bonbons, de chocolats et de fruits. A l’aube de la Toussaint, Gustav, l’oncle d’Evi et de Leo, le frère de Jakob, vient chercher les orphelins et leur père et ils se rendent ensemble au bord du Rhin. Ils prient et confient leurs guirlandes au Rhin avant aller à la messe. Le lendemain, Jour des morts, comme toutes les familles du villages, ils vont au cimetière et fleurissent la cavité du mur du souvenir dans laquelle se trouve l’urne d’Elga, la mère d’Evi et de Leo, la femme de Jakob. L’urne est vide, mais eux seuls le savent. En Allemagne il est interdit de disperser des cendres dans la nature, de détenir une urne à son domicile, les autorités exercent un contrôle très strict. Gustav, le frère de Jakob, est Burgmeister et il a rusé pour que son frère et ses neveux puissent confier au Rhin les cendres d’Elga. Elga pilotait des chalands, elle était capitaine. Elle est morte en secourant des enfants tombés à l’eau. Les enfants ont eu la vie sauve, miraculeusement, pas elle. On n’a pas pu la réanimer, son coeur s’est  arrêté lorsqu’elle a vu les enfants partir dans l’ambulance. L’eau glacée et un grand choc émotionnel, selon le médecin.
Nous avons passé deux jours avec Evi, Leo, Jakob et Gustav, des jours d’une rare intensité, graves et joyeux, comme l’était Elga dans les histoires qu’ils nous ont racontées.
Parler des morts, continuer à les faire vivre.
Gaspard et moi continuons à descendre le fleuve, côte à côte, en silence, piloté par Elga, capitaine du Rhin qui naviguait entre Bâle et Amsterdam. Dieu que nous aurions voulu voguer avec elle!

Plus que 365 jours… (241/365)

Novembre est une fleur flammes – II

Les voilà donc en train d’escorter une bande de gamins masqués dans un joyeux tintamarre nocturne.

Les sacs et les petits paniers des diablotins sont maintenant pleins à ras bord et une nuit d’encre les entoure. Heinrika et Gaspard se sentent soudain  le devoir de raccompagner les angelots dans leurs foyers, mais des ombres surgissent des rues et des jardins, des grands-frères, des parents, des voisins. A la fourche d’une rue, un homme s’approche d’eux:
– Vous êtes Heinrinka et Gaspard ? Monika m’a téléphoné tout à l’heure pour annoncer votre arrivée, soyez-les bienvenus!
Evi, la petite sorcière de sept ans, attrape la main droite de Gaspard et la main gauche d’Heinrika, Leo, du haut de ses dix ans, ouvre la marche comme le font les pères fouettards, son bâton dans la main gauche, la main de son père dans la droite.
La maison est à deux pas de la fourche; un petit portail  entouré de deux jeunes peupliers, une allée de gravier, six marches et une vieille porte en bois en haut du perron. Malgré la faible lueur de la lanterne, le père perçoit leur surprise lorsqu’il sort la clé pour ouvrir:
– Personne ne nous attend, Elga est morte voilà trois ans.
Le chaud les accueille, avec une bonne odeur de chou.
La cuisine est grande, avec une table à sa mesure. A côté des cinq couverts qu’on y a dressés, on voit des guirlandes de fleurs en cours de confection. Les enfant vident les petits sacs qu’ils portaient en bandoulière à côté de la pelote de ficelle.
– Belle récolte, se réjouit le père, bravo mes enfants!
– On a planté ces fleurs à la mort de Maman, dit Evi, chaque année on fait des guirlandes qu’on amène au cimetière, son cimetière à elle, ajoute-t-elle en regardant son papa qui lui sourit pour acquiescer.
– On vous racontera plus tard, maintenant on passe à table!
On se régale d’un gros chou farci et de belles pommes de terre.
– Tout est du jardin, dit Leo fièrement, sauf la viande, elle vient de chez Gustav, notre oncle, vous le verrez demain.
Après la mousse au chocolat – avec les oeufs de nos poules, a précisé Evi –, on reste à table mais on se déplace côté guirlandes. Gaspard et Heinrika admirent la dextérité du père et de ses enfants, ils intercalent entre les fleurs des noix, des bonbons et des chocolats.
– On enlève les papiers à cause des poissons, c’est pas bon pour eux, précise Leo.
Ils ne posent aucune question et admirent les trois ouvriers qui agitent leurs doigts en parlant de leur chère disparue.
– C’est Maman qui nous a appris à parler des morts, dit Evi, elle disait qu’il fallait continuer à les faire vivre du mieux qu’on peut, en se souvenant des belles choses.
– Des fois c’est dur, ajoute Leo, même si des belles choses avec Maman y en a eu plein.
– Voilà, les enfants, c’est l’heure.
Les trois se lèvent et vont suspendre les guirlandes à l’une des fenêtres de la cuisine, la plus éloignée de la cheminée où le feu meurt mais continue à les réchauffer.

Plus que 365 jours… (240/365)

Novembre est une fleur flammes – I

Chrysanthème signifie littéralement « fleur d’or ».
Nos novembres d’enfants commençaient toujours au milieu des chrysanthèmes dorés, ces fleurs flammes qui dès le XIXème siècle remplacent peu à peu les bougies sur les tombes des cimetières de novembre. Pour visiter nos tombes qui se trouvaient en territoire papiste, nous quittions le pays des Bourla-Papey où l’histoire nous avaient menés en traversant le noir Jorat.
Le cimetière que nous arpentions – dans un gros bourg agricole, chef lieu de son district – se remplissait pour quelques heures des gens du pays et de la diaspora. Je crois que c’est dans ce cimetière que j’ai vraiment compris que ma famille était d’ici – mes familles –, en écoutant mes parents parler à leur fratrie, à leurs cousins, aux amis, aux copains, aux anciens voisins. J’aimais  écouter les adultes parler de leur enfance, entendre qu’ils bavardaient à l’école, riaient au catéchisme, chantaient durant le mois de Marie et ramassaient des fleurs le long des chemins ou de la dent-de-lion pour les lapins. J’aimais que mes parents nous présentent à leurs connaissances, proches ou lointaines:
– Celui-là c’est le dernier, il est de décembre il y a deux ans, comme tu le vois le prochain est pour bientôt, décembre aussi, nous autres catholiques on fait nos enfants au printemps, juste avant ou juste après Carême!
Eclats de rire dans le cimetière, plein à craquer, dessus et dessous, dans les allées de gravier et sous les pierres.
Dans notre cimetière de novembre il y avait foule – joyeuse, dorée, bigarrée –, une foule qui traînait comme on traîne avec plaisir sur une place un jour de fête. Pourtant c’étaient la Toussaint ou la Fête des morts et nous étions venus pour allumer des chrysanthèmes sur nos tombes, dans ce cimetière entouré de peupliers flambeaux. J’aime les arbres qui s’allument avant de se dénuder pour l’hiver, ces arbres qui nous rappellent que l’hiver n’est pas repos éternel, mais simple prélude du printemps.
Je ne veux pas reposer dans un cercueil, j’aimerais que mes cendres soient dispersées dans une forêt de mélèzes, un beau jour d’automne; et si je meurs au printemps, j’attendrai dans une urne que les mélèzes s’allument et je sortirai pour me préparer à passer l’hiver avec eux.

Oui, novembre est une fleur flammes, ces flammes qui annoncent le noir de décembre.