Plus que 365 jours… (256/365)

Novembre est une fleur flammes – XVII

Le premier fragment (A1) est donc tiré d’un cahier qui vogue sur le Rhin, avec un bateau.

Ils n’ont eu aucune peine à trouver Le Popeye dans le port de Cologne, un navire pourtant miniature – deux ponts et six cabines. Dès l’entrée des bassins leur regard est attiré par un fougueux bateau rouge et noir tendant désespérément ses amarres, comme un vigoureux terre-neuve tirerait sur sa laisse pour sauter à l’eau. Deux hommes sont en train de charger le bateau, ils s’approchent; celui qui ressemble à un capitaine – il est de méchante humeur – le dévisage et demande rudement:
– C’est vous Gaspard?
– Oui, fait-il.
– C’est le moment, on va appareiller, je ne vous attendais plus! Et vous allez faire quoi à Amsterdam?
Il ne sait que répondre et se demande comment dire qu’il doit encore repasser dans un appartement, refaire un lit et rendre des clés à un cafetier turc. Sans le savoir, l’autre homme fait paratonnerre:
– Mais Pablo, j’vais au dentiste, tu sais bien, on avait dit qu’on larguait au crépuscule, portés par la brise du soir, les cordages.
– Fredo, tu es vraiment un bachibouzouk analphabète asyntactique! s’entend-il répondre.
Il va continuer à gueuler – sans doute des trucs du genre mille millions de mille sabords, bougre de faux jeton à la sauce tartare, coloquinte à la graisse de hérisson, espèce de mérinos mal peigné, Cyrano à quatre pattes, zouave interplanétaire, ectoplasme à roulettes, bougre d’extrait de cornichon, jus de poubelle, et caetera, et caetera – mais il aperçoit enfin Heinrika, s’approche, s’incline pour le baise-main, se redresse et dit avec cérémonie:
– Mes hommages, Bianca!
– Heinrika! s’entend-il répondre.
Ils aident à finir de charger et se retrouvent à bord. Ils s’installent dans leur cabine, sur le pont supérieur, et redescendent. Sur le pont inférieur se trouve une grande cabine qui fait office de séjour-cuisine. Après le lunch, Fredo prend un des vélos accrochés au bastingage et s’éloigne en disant j’file au dentiste –bachibouzouk analphabète asyntactique! s’entend-il répondre. Le capitaine s’excuse et explique à H&G que Fredo, il ne sait ni lire ni écrire, s’exprime bizarrement mais se paie des dents en or, par vice ou peut-être pour compenser un manque de l’enfance, et que ça l’énerve ce truc de nouveau riche dans la bouche de ce faux Cyrano. Tandis que le capitaine – que nous appellerons dorénavant Pablo – recharge sa vapoteuse pour finir de se calmer, Heinrika fait comprendre à Gaspard qu’elle s’occupe de Pablo pendant que lui va aux clefs. Gaspard décroche alors la deuxième bicyclette et file direction le quartier belge. Pablo interroge Heinrika du regard, elle lui répond:
– Des fois il se prend pour Poulidor, son vice à lui c’est l’argent, un truc lié à l’enfance.

Lorsque Gaspard revient, le bateau ne vogue toujours pas; il trouve Heinrika et Pablo penchés sur un cahier, à la grande table de la cabine-séjour; il leur demande si Fredo est déjà arrivé.
On ne lui répond rien, le silence est d’or.

Plus que 365 jours… (255/365)

Novembre est une fleur flammes – XVI

Le second fragment (A2) est tiré d’un cahier qui se trouve dans un tiroir Aux Yeux Fertiles. Ce cahier appartient à Pierre, il le range dans le petit bureau qui se trouve dans le coin le plus intime de l’ancienne librairie en train de s’enrichir de nouveaux coins.

Côté rue, on aperçoit par la première vitrine un métier à tisser au milieu d’un espace qui semble être un atelier en cours d’installation. Par la seconde vitrine on aperçoit un coin bisrot, quelques tables et des chaises. Entre les deux vitrines se trouve une porte qui permet d’accéder à ces deux espaces depuis la rue. Le coin bistrot est le plus éclairé du lieu, grâce à une troisième vitrine qui fait angle droit avec la seconde; dans cet angle on trouve une seconde porte, côté placette. Par la quatrième vitrine, qui prolonge la troisième, on aperçoit le coin librairie; beaucoup moins de livres qu’avant, beaucoup moins de sujets, mais un choix pointu de références dans quelques domaines en lien avec l’association Vivre ici. Au bout de la quatrième vitrine il y a une porte, la troisième, qui donne directement accès aux livres depuis la placette. Le coin des livres est une sorte de carré dont les quatre côtés sont de nature différente: un bar en bois – qui sépare les livres et les tables –, une vitrine, un mur, une rangée de bibliothèques collées les unes aux autres, sauf deux qui sont écartées d’un mètre environ, ménageant un passage vers le coin le plus intime du lieu, un coin borgne, avec tapis, lampes, canapés, fauteuils et deux chaises autour d’un petit bureau. C’est dans ce coin que Pierre recueille des récits de vie.
On a beau inventer des protocoles rigoureux, il en sort toujours quelque chose d’imprévu; les ateliers cuisine et migration ont débuté en août, et déjà ils ont fait des petits; pour différentes raisons, plusieurs personnes ont demandé à Pierre de recueillir des épisodes de leur vie: il y a celles et ceux qui ne veulent parler qu’entre quatre yeux, ou qui ne cuisinent pas, ou qui ne sont pas liés à la migration, et caetera, et caetera. Alors on a créé ce lieu intime, cet sorte de salon-boudoir dans lequel Pierre officie comme écrivain public et accoucheur d’histoires, Pierre et Marguerite, devrait-on dire, pour s’approcher au plus près de la vérité.

Le premier fragment (A1) est tiré d’un cahier qui vogue sur le Rhin, avec un bateau.

Plus que 365 jours… (254/365)

Novembre est une fleur flammes – XV

Arrivées…

A1
On appelait ce lieu la brise, car il était plein de courants d’air, mais on se tenait chaud, humainement parlant. C’est qu’on avait été passablement refroidi à notre arrivée, au sens figuré. Là-bas on nous avait parlé de bons emplois, de bons logements, on nous avait dit qu’ici on aimait mieux les Espagnols, mieux éduqués que les ltaliens, plus courageux aussi, ils osaient tenir tête à Franco. On a découvert que les emplois étaient durs, que les bons logements avaient un prix plus élevé que nos salaires et que les gens détestaient les Italiens, alors aimer plus les Espagnols, on a vite compris ce que cela voulait dire! Ceux qui n’avaient rien à craindre du Général sont très vite repartis au pays et nous on est resté comme des cons dans la brise, avec nos auréoles d’anti-franquistes qui ne nous chauffaient pas et n’éclairaient pas plus.

A2
Je suis arrivé à dix-sept ans dans un hôtel des Alpes, en plein mois de novembre. Le patron m’a pris mon passeport et m’a mis au boulot. Au bout d’une semaine j’ai craqué et j’ai voulu repartir. Le patron m’a ri au nez et m’a collé une claque, je lui ai sauté dessus, je l’ai foutu par terre, j’ai attrapé l’ouvre-lettres sur son bureau et je l’ai menacé à la gorge. Il m’a rendu mon passeport et j’ai sauté dans un train, avec l’ouvre-lettres, au cas où. J’avais l’adresse d’un cousin qui habitait ici  c’était prévu que je le voie de temps en temps –, alors je suis allé chez lui pour me retaper quelques jours avant de rentrer au pays. Il m’a convaincu de rester et m’a trouvé une place dans une imprimerie, grâce à un  Catalan. Dans ma famille on admirait Franco, mais c’est un républicain qui a fait de moi un typographe, bientôt une graine d’anarchiste…

 

Plus que 365 jours… (253/365)

Novembre est une fleur flammes – XIV

Elle sort de la salle de bain et le rejoint à la cuisine. Sur la table, du café, des tartines à la marmite, des saucisses blanches pochées et de la moutarde douce; dans la machine à laver le linge, le drap, les enfourrages et les taies. Elle ne semble pas surprise, mais il explique quand même:
– J’ai rêvé que nous étions sur un bateau et que nous écrivions avec un petit groupe de gens.
Elle répond:
– J’ai rêvé que nous admirions la cathédrale de Cologne depuis un bateau qui voguait vers le nord.
Ils déjeunent en silence, perdus dans leurs pensées, l’air comme absent. En attendant l’essorage, ils  rangent la cuisine, préparent les sacs et remettent tout en ordre.
– Trouvons Pablo, ensuite on verra.
Avant de quitter l’appartement, ils étendent la lessive sur les fils qui prennent le soleil en travers du jardin-terrasse. Heinrika a le plan dans la tête; ils trouvent sans peine l’adresse de Pablo. Sur la porte de la maisonnette, un mot de billet punaisé : Je suis au port, sur le Popeye.

Plus que 365 jours… (252/365)

Novembre est une fleur flammes – XIII

Elle est venue bien avant l’heure, on a encore le temps avant l’ouverture de la boutique.
– Encore un café? demande-t-elle, comme si elle était chez elle – il aime que des gens se sentent chez eux dans sa boutique, Paola fait partie de ces gens.
– Volontiers, répond-il, et il la regarde faire, toujours debout, appuyé au bar.
Ils boivent le café en silence, savourant cet instant suspendu – caffè sospeso.

– Cette vieille jaquette, lui demande-t-elle, vous ne la gardez pas pour servir les clients?
Il rit.
– Seuls les clients qui arrivent avant l’heure peuvent la voir, avant l’ouverture officielle je la suspends à la porte de l’arrière-boutique, au crochet de mon grand-père.
– Accepteriez-vous une jaquette que vous pourriez porter devant les clients? J’ai de la belle laine d’alpaca, ce serait une sorte de loyer pour le percolateur et le moulin.
Ses yeux s’embrument. Il ouvre un tiroir du comptoir, en sort un livre et se met à lire, à mi-voix.

<<L’hiver, les troupeaux migrent vers le sud, vers ces lointains pacages qui s’étendent à l’infini en plein coeur du pays des Dzoungars. Vieillards, enfants et personnes fragiles font une halte quand il s’agit de traverser la rivière Ulungur. Cette rivière qui coule d’est en ouest se déverse dans le paisible et vaste lac du même nom. Au bord du rivage, ce ne sont que hameaux clairsemés, habités à plein temps ou à mi-temps. Il y a des écoles, des magasins et des dispensaires… Peut-être qu’à l’arrivée de l’hiver, nous déplacerons là-bas notre bazar.
Dans les pâtures d’hiver, plus loin encore que le sud du désert de Gobi, au coeur du grand désert de Dzoosotoyn Elisen, là où le terrain connaît des creux, nichent une ribambelle de « nids d’hiver » pour se protéger du vent. Nous ne pourrons jamais nous y rendre. Tout ce que je sais, c’est que les troupeaux de moutons qui en reviennent sont silencieux, patients; certaines bêtes ont un air pénétré de sciences, d’autres ont l’air comme absent.>>
[Li Juan, « Sous le ciel de l’Altaï », éd. Picquier poche, Arles 2019]

Plus que 365 jours… (251/365)

Novembre est une fleur flammes – XII

Elle sait que si elle entre par la porte de l’immeuble dont elle connaît le code elle le trouvera dans l’arrière-boutique en train de préparer l’ouverture, il aime que tout soit prêt à l’heure marquée sur la vitrine, que la machine soit bouillante pour le premier client, ou pour quelqu’un qui se présenterait avant l’heure.

Elle se présente avant l’heure pour lui dire que les choses avancent aux Yeux Fertiles, que l’on cherche une date pour inaugurer le coin café de la librairie et aussi l’atelier qui s’appellera Jeux d’Aiguilles; Denis s’est enfin mis à la tâche, le mobilier est prêt, le métier à tisser en phase de tests, Fatou, Jenna et Kira s’y emploient avec Hélène. Elle lui parle dans l’arrière-boutique où la vaisselle s’égoutte tandis qu’il prépare des tartines. Il voit bien qu’elle a quelque chose à lui demander mais qu’elle hésite, alors il prend les devants:
Dans ce carton en bas de l’étagère, il y a une machine que nous n’utilisons que pour des événements extérieurs ou que nous prêtons à des clients, la même que celle que vous admirez au magasin. Un prêt de durée indéterminée, ça vous irait?
Mais nous ne saurons jamais l’utiliser!
Suivez-moi.
Dans la boutique, il lui met le porte-filtre double dans la main:
Vous m’avez vu faire mille fois, à votre tour maintenant.
Ses gestes sont assurés, porte-filtre sous le moulin, porte-filtre sous la machine, deux tasses brûlantes sous le porte-filtre, lever la manette, admirer, abaisser la manette, deux sous-tasses, due espressi. Elle lui en tend un, pourtant on est dans sa boutique à lui. Il boit une gorgée, elle attend. Il dit:
Je confirme, un prêt longue durée, avec un moulin.
Elle approche sa tasse de la sienne, la céramique tinte, ils boivent. Contrat tacite.

Plus que 365 jours… (250/365)

Novembre est une fleur flammes – XI

Le banc du quai 3 n’est pas sur le plan suspendu derrière la vitrine et il n’est pas question qu’il le soit, les deux personnes qui y conversent en portugais sont pourtant liées à l’association Vivre ici, elles se sont rencontrées Aux Yeux Fertiles lors d’une soirée de lecture publique sur le thème des gares et des voyages en train.
Parler sur un banc, scène banale, sauf pour un témoin qui aurait assisté à l’arrivée de l’homme à la gare et à sa montée sur le quai 3, sauf pour un témoin qui assisterait à l’entier de cette conversation, ce long échange ponctué de silences.
En abordant la gare par l’avenue du même nom, le jeune homme, vingt-cinq ans au plus, n’attire l’attention de personne. Il traverse la place, va emprunter le passage sous-voie mais s’arrête brusquement en haut de l’escalier; surprise, une dame qui le suit se heurte à lui; elle s’excuse, il s’excuse et se met de-côté, se cramponne à la main courante. Il transpire, pourtant il n’a fourni aucun effort; il est tout rouge, pourtant il ne fait pas chaud. Quelqu’un lui demande si tout va bien, il fait oui de la tête, toujours cramponné à la balustrade; la personne insiste, lui propose de l’aide, il décline en criant. Des gens se retournent, il baisse la tête. Les gens sont pressés, ils passent et plus personne ne fait attention à lui. Il descend, marche après marche, comme un condamné qui monterait à l’échafaud. Dans le sous-voie, il rase le mur, tête baissée. C’est d’abord son épaule qui lui dit que le mur s’arrête et que la rampe d’accès au quai commence, juste avant ses yeux baissés et humides de sueur qui perle des sourcils, mais il sait encore compter, c’est la rampe du quai 2, lui va sur le quai 3, alors il continue. Le mur reprend, le mur l’emmène à la rampe du quai 3. Il monte à petits pas, épaule au mur qui monte. Il s’arrête en haut de la rampe, regarde le quai, calcule une trajectoire et se met à zigzaguer entre les gens qui attendent, d’un pas presque assuré. Le quai est long, elle doit être au bout, il ne la voit pas encore. Le quai est long, son pas prend de l’assurance, il sent enfin l’air sur son corps. Il la voit, il accélère, il arrive, il s’assied à côté d’elle, regarde devant lui, les mains posées sur les genoux. Elle pose une main sur son bras, doucement, le félicite, doucement. Il ne bronche pas; statue sur un banc, statue qui récupère à côté d’une dame à mi-chemin entre la soixantaine et la septantaine, tout au bout du quai 3, secteur A, face à la voie 5, dos à la voie 4, à droite du Jura. Il fixe Les Yeux Fertiles et finit par dire:
– Je pensais que je n’y arriverais jamais.
– J’aime attendre sur un banc.
– J’aime entendre votre accent ajoulot qui pointe encore derrière le portugais.
– Aide-moi à masquer cet accent, aide-moi à être de Lisbonne.
– Aidez-moi à repasser dans les gares, aidez-moi à reprendre le train.
– Tu viendras à Lisbonne avec moi?
– Non, mais vous m’écrirez de Lisbonne, en portugais, et je vous répondrai.

La conversation dure. Tantôt ils se regardent, tantôt il regarde la ville, au-delà du quai. Quand un train se met entre eux et la ville, il la regarde, quand le train est parti, il regarde la ville. Elle, elle le regarde toujours, tantôt de face, tantôt de profil. Drôle de duo, on ne saurait en dire plus; une mère et son fils, une jeune grand-mère et son petit-fils, deux connaissances? On ne sait pas.

– Sans cette lecture Aux Yeux Fertiles, sans cette rencontre avec vous, sans notre conversation, sans votre gentillesse, sans votre patience, jamais je ne serais revenu là.
– Sans cette rencontre avec toi, sans ton accent, sans ta confiance, jamais je ne serais venu sur ce banc.
– Alors continuons. D’où vous vient cet amour de Lisbonne?
– De mes camarades d’usine. On débarquait toutes de notre cambrouse, on était paumées, isolées, mais j’avais un avantage sur elles, la langue; au fin fond de mon Jura, on parlait le français, pas comme dans leur cambrouse à elles. J’ai appris à ne pas me plaindre, on était douze en famille, j’ai appris à voir le bon côté des choses, alors j’ai vite réalisé que j’avais de la chance, je comprenais le règlement, je comprenais les petits chefs, pas elles. Je leur ai appris le français, en chuchotant, on n’avait pas le droit de parler, à l’usine. Le soir on s’invitait les unes chez les autres, on cuisinait ensemble, on parlait, elles apprenaient la langue, elles m’apprenaient Lisbonne. Quand elles rentraient au pays, une à deux fois l’an, elles m’écrivaient des cartes, en français. Elles voulaient m’apprendre leur langue, mais l’usine a fermé; elles voulaient m’inviter dans leur pays, mais on s’est perdue de vue. Je suis devenue caissière, mon employeur orange m’a fait un prix sur un cours orange, un cours de portugais; je le comprends, je le lis, je l’écris assez bien, mais je dois encore parler, parler, parler. La retraite n’est pour moi qu’un mot vide, je veux aller à Lisbonne, en train, continuer ma vie, revoir mes camarades.

La conversation dure encore. Il parle doucement, juste pour elle. On voit leurs silences quand elle lui touche le bras, on dirait alors qu’elle va le rechercher très loin, au fond d’un immense abîme.
Ils finissent par se lever, elle le prend par le bras, il se laisse faire – une mère et son fils, une jeune grand-mère et son petit-fils, deux connaissances? Ils descendent la rampe, traversent le sous-voie; au sommet de l’escalier, ils se séparent en se disant – à demain! Il retraverse la place et prend l’avenue de la gare, elle redescend l’escalier. Elle habite au nord des voies, il habite au sud.

Plus que 365 jours… (249/365)

Novembre est une fleur flammes – X

Très au sud et un peu à l’ouest du plan qu’Heinrika étudie dans une cuisine, il y a un autre plan beaucoup plus grand, un plan qui figure une ville pourtant infiniment plus petite que celle dans laquelle habite le cousin de Gaspard.

Ce plan n’est pas affiché à un mur, il est suspendu derrière une vitrine comme un décor est accroché au cintre d’un théâtre. Comme il est suspendu, on peut le dépendre, le plan, par exemple pour le mettre à jour, et on ne s’en prive pas.
On y voit maintenant toute une série de points, des point numérotés qui figurent des lieux: bibliothèques, locaux associatifs, commerces, établissements publics, parcs municipaux, bancs, jardins privés, villas, immeubles, appartements, et caetera, et caetera.
Que fait-on dans ces lieux? On y fait ce que proposent les gens qui font ces lieux, les gens de l’association Vivre ici, les gens d’autres associations amies, mais aussi de simples anonymes: soirée conte dans un bibliothèque, atelier cuisine et migration chez un particulier, après-midi dessin dans un potager, goûter tartines autour d’un four à pain, cours de conversation portugaise sur un banc du quai 3, et caetera, et caetera.
Les flèches vertes peintes au pochoir se propagent sur les murs de la ville – magnifique épidémie –, sur le plan, les rues coloriées se multiplient; ainsi les gens ne se perdent pas, ainsi les esseulés, les égarés et les paumés de tout poil se retrouvent dans des lieux où l’on crée et recrée du lien, entre humains.

Depuis quelque temps des dates jaunes apparaissent sur le plan – nouvelle épidémie –, comme des fenêtres prêtes à s’ouvrir dans le noir solstice.

Plus que 365 jours… (248/365)

Novembre est une fleur flammes – IX

Après le café à la turque ils se rendent à l’appartement du cousin de Gaspard, deux rues derrière le bar.

La première clé ouvre la porte de l’immeuble, la seconde celle de l’appartement que Gaspard connaît bien, il y a souvent séjourné. L’entrée se fait par un hall meublé – petit secrétaire en cerisier, chaise et bibliothèque assorties, patère en cuivre, tapis afghan – de taille moyenne autour duquel se distribuent les pièces et des placards; à droite de la porte d’entrée, deux placards encastrés  dans la mur; en face de l’entrée deux portes côte à côte, la salle de bain et les WC; à droite une porte vitrée ouvre sur le salon et à côté du salon se trouve la chambre; ces deux pièces donnent sur la rue, étroite, calme et joliment arborisée; à gauche de l’entrée une autre porte vitrée donne accès à la cuisine très lumineuse qui ouvre sur une petite cour intérieure aménagée en jardin-terrasse.
Au beau milieu de la table de la cuisine – un grand rectangle autour duquel on mange facilement à huit – trône un pot de marmite, le modèle familial, auquel est appuyée une carte.

Mon cher Gaspard,
Fidèle à ton habitude, tu as dû m’apporter du bon vieux cenovis, alors je t’offre un pot de marmite, je sais qu’on n’en trouve pas facilement en Suisse et que ton coeur, comme le mien, balance entre cenovis et marmite! J’ai aussi mis du Sinalco au frigo, et de la Kölsch, la Mühlen, ta préférée.
Je suis en Italie pour un reportage au long cours, j’ai reçu ta carte la veille de mon départ; […]
Ma chère Heinrika,
Je ferai ta connaissance une autre fois, très bientôt j’espère, j’ai hâte de rencontrer cette main qui dessine si bien! – oui, Gaspard, la Forteresse d’Ehrenbreitstein est encore plus belle à l’aube!
En attendant faites comme chez vous, je n’ai pas déplié le canapé mais je vous ai préparé ma chambre.

Je vous embrasse tous les deux,
Jan

Ils s’installent puis Gaspard ressort faire quelques courses pour le souper. Pendant ce temps Heinrika examine le plan de la ville affiché au mur de la cuisine. Elle trouve sans peine la rue dans laquelle habite Pablo; ils iront demain, une petite heure de marche, à vue de nez. 

Plus que 365 jours… (247/365)

Novembre est une fleur flammes – VIII

Ils arrivent dans la ville d’eau en fin d’après-midi, un moment idéal pour aborder une ville, voir son rythme changer, ses rues s’animer, ses bars se remplir et, à cette saison, ses lampes s’allumer, une sorte d’intimité collective qui s’installe.

Ils ont choisi la rive gauche, la rive de la gare principale, la rive du quartier belge. En réalité, elle lui a demandé d’aborder Cologne avec elle comme il avait l’habitude de le faire quand il venait seul. Alors il a mis le cap sur la gare et ils mangent une saucisse accompagnée d’une Kölsch à un stand d’où ils voient la cathédrale.
– J’aime ce moment du jour, je suis toujours ému d’assister à ce baisser de lumière, à ces lueurs qui se croisent, l’orange et le bleu violet qui descendent tandis que montent les noirs, avec parfois le clair des nuages qui s’en mêle; ça me renvoie à ce mélange d’euphorie et de peurs de mon enfance.
Elle l’écoute sans un mot, sans le regarder, elle fixe les deux tours; pense-t-elle aussi à des crépuscules passés? Il ne sait rien de son enfance, ou si peu de chose, lui en parlera-t-elle un jour? Pour l’instant, on dirait que ce soir quelqu’un d’autre écoute. Lorsque le noir a pris le dessus, les vitrines et les lampadaires de la place sont allumés, la gare est un immense phare au bord du Rhin, mais la cathédrale reste plongée dans les ténèbres. Cela ne dure qu’un instant. L’intérieur du monument s’allume d’un coup, colorant les vitraux d’une lumière chaude, puis les projecteurs prennent le relais du dehors, léchant les flèches et les murs d’une lumière plus froide. Alors qu’ils s’enfoncent dans les rues, elle lui attrape la main et lui demande:
– Penses-tu que le fonctionnaire ou le sacristain en charge de l’éclairage t’a entendu?
Il serre sa main et l’entraîne vers l’est, le quartier belge, le quartier cousin.
Il est heureux de retrouver ses marques sans peine dans ces rues à la fois étrangères et familières. Il n’a jamais aimé qu’on vienne le chercher à la gare, ne pas déranger, se débrouiller tout seul, découvrir, s’immerger quitte à se perdre, zigzaguer tout en gardant le cap. Ils arrivent sur la Place de Bruxelles où trône l’église Sankt Michael. Il retrouve sans peine l’épicerie tenue par le couple afghan que son cousin fréquente, il ne veut pas arriver les mains vides. Ils achètent des saucisses blanches, qu’on pochera au petit-déjeuner – elles sont si bonnes avec de la moutarde douce –, une bouteille de sinalco, un pot de cenovis, des barres ovo et une plaque de chocmel; personne ne sait exactement pourquoi on trouve un tel degré d’exotisme dans ce quartier – peut-être à cause des étudiants Erasmus? – mais tout le monde appelle ce commerce la caverne d’Ali Baba.
Non loin de la caverne il y a toujours ce bar minuscule tenu par un Turc ami du cousin, ils entrent pour un café.
Le patron reconnaît aussitôt celui qui a passé de si longues heures à lire et à écrire derrière sa vitrine qui donne sur la place de Bruxelles, dans son souk minuscule, son enclave stanbouliote.
– Ton cousin est parti mais il m’a laissé la clé, il sait que tu aimes venir chez moi quand tu habites chez lui.