Novembre est une fleur flammes – XXIV
– J’ai lu ce roman, dit Mathilde, il s’ouvre sur plusieurs citations, dont une de Pessoa tirée du Livre de l’intranquillité:
<< Cada um de nós é vários, é muitos, é uma prolixidade de si mesmos. Por isso aquele que despreza o ambiente não é o mesmo que dele se alegra ou padece. Na vasta colónia do nosso ser há gente de muitas espécies, pensando e sentindo diferentemente. >>
Tout le monde est surpris d’entendre Mathilde parler en portugais, sauf Fernando, qui traduit la citation:
<< Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-mêmes. C’est pourquoi l’être qui dédaigne l’air ambiant n’est pas le même que celui qui le savoure ou qui en souffre. Il y a des gens d’espèces bien différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent différemment. >>
Depuis ce soir-là, après l’heure de fermeture, on voit souvent Aux Yeux Fertiles quatre personnages – donc une infinité – assis autour d’une table comme des joueurs de jass. L’un d’eux lit un roman, en français, à haute et intelligible voix, une voix grave, la seule voix masculine de la table. En face de lui, Linda écoute, de toutes ses oreilles, ce récit qui la ramène au pays; parfois elle fait un signe pour indiquer qu’elle n’a pas compris quelque chose, alors une voix prend le relais, celle de Mathilde qui est assise à côté d’elle, dans la diagonale de Fernando; Mathilde relit la dernière phrase de Fernando, en portugais, car elle tient dans ses mains le même roman que Fernando, mais écrit dans la langue originale. En général le passage par le portugais permet à Linda de comprendre, mais il arrive parfois qu’elle reste perplexe. Alors la quatrième voix, celle de Marguerite, prend le relais et explique à Linda ce qu’elle ne saisit pas bien. Au fil des soirées, on entend de moins en moins les voix féminines, Linda progresse à la vitesse d’un train de nuit qui fonce vers Lisbonne.
Dans ce train il n’y a pas de contrôleur mais un mordomo veille au bien-être des quatre amis – donc une infinité – qui lisent ensemble; discrètement, Pierre remplit les verres et ravitaille les foules entre deux chapitres.
<< Ce jour commença à la manière d’innombrables autres jours, pourtant, après lui, rien ne devait plus être comme avant dans la vie de Raimund Gregorius. >>
[Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne]