Plus que 365 jours… (259/365)

Novembre est une fleur flammes – XX

Les Yeux Fertiles ferment à huit heures mais il est rare que les lumières s’éteignent à cette heure-là, même si aucune soirée thématique n’est prévue.

Ce soir-là, Paola et Fernando assurent le service du bar. Mathilde arrive  peu avant huit heures, au moment où les derniers buveurs s’en vont. Tandis que l’on débarrasse les tables et que l’on entame la vaisselle, Mathilde commence à griller des châtaignes dans une poêle électrique qu’elle a installée sur le bar; les fruits ne doivent pas être remués sans cesse, alors elle a le temps de disposer des fromages sur une planche, de déboucher du vin et de faire infuser un chaï bien épicé.
Les fumets se diffusent dans tous les coins et recoins des Yeux Fertiles, alors on cesse le travail en cours et l’on se dirige vers le bar autour duquel Fernando dispose de grands tabourets. Pierre arrive le premier, mettre au net ses notes sur sa vieille Hermès dans le coin le plus retiré de la librairie-café-atelier lui a ouvert l’appétit. Il est rapidement rejoint par Fatou, Jenna, Kira et Hélène qui ont du mal à résister à la senteur et aux craquements des châtaignes, malgré la musique du métier à tisser et les odeurs de laine; mais il y a un temps pour tout. Chacun sait que Marguerite est dans le coin des livres, mais on ne la dérange pas, elle parle avec une femme que personne ne connaît, une conversation feutrée devant un livre ouvert. Le tintement des verres tire les deux femmes de leur bulle, comme une clochette qui inviterait à tourner la page. Les deux femmes s’approchent:
– Les amis, je vous présente Linda, nous étions plongées dans le noir de Train de nuit pour Lisbonne.
La femme semble à la fois gênée et touchée d’être acceptée dans le cercle de ceux qui ont le droit de rester après la fermeture; elle accepte le verre qu’on lui tend, le fait tinter contre tous les autres verres, boit une gorgée, regarde chaque visage et prend la parole:
– Ne croyez pas que je suis une bonne lectrice, dit-elle en montrant le pavé posé sur le bar, c’est tout le contraire. J’ai suivi toutes mes classes ici, j’ai eu mon certificat, je suis entrée dans le monde du travail et on ne m’a plus jamais demandé de penser, ni de faire quoi que ce soit que l’on faisait à l’école, juste travailler le plus vite possible et obéir. J’ai peu à peu désappris à lire, à calculer, à comprendre. Pour les  papiers, les impôts et tout ce qu’on doit faire, j’ai toujours trouvé de l’aide dans la communauté, mais maintenant je veux sortir de mon enfermement – l’appartement, l’usine, le magasin et le cercle portugais. Le métier à tisser a attiré mon regard de l’autre côté de la vitrine, j’ai poussé la porte, Marguerite m’a accueillie et avec elle je réapprends à  lire, je ne suis pas analphabète, mais illettrée, dans mes deux langues. Je ne vous connais pas et je n’aimerais pas que vous me preniez pour une femme que je ne suis pas.
Personne n’ose ajouter un mot, on a le souffle coupé par tant de franchise, par tant de confiance placée en des inconnus. Marguerite passe son bras autour de l’épaule de Linda, les tabourets bougent et les deux femmes manquent de tomber. Stupeur puis soulagement, déséquilibre, équilibre, rires, verres qui tintent.
– J’ai proposé à Linda d’apprivoiser les mots dans ce beau roman à cheval entre deux cultures, comme elle. Fernando, nous aideras-tu à traduire des passages en portugais?
Fernando, lui aussi, manque de chuter de son tabouret, mais il se rétablit de justesse et attrape le livre sur le bar. Il l’ouvre à la première page et se met à traduire, phrase après phrase; il lit la phrase en français puis la traduit en portugais; lorsqu’il lit il ne quitte pas le livre des yeux, lorsqu’il traduit il ne quitte pas Linda des yeux.

Les plus belles nuits sont souvent celles dont le thème n’est pas connu à l’avance.
As noites mais bonitas são muitas vezes aquelas cujo tema não é conhecido com antecedência.