Plus que 365 jours… (252/365)

Novembre est une fleur flammes – XIII

Elle est venue bien avant l’heure, on a encore le temps avant l’ouverture de la boutique.
– Encore un café? demande-t-elle, comme si elle était chez elle – il aime que des gens se sentent chez eux dans sa boutique, Paola fait partie de ces gens.
– Volontiers, répond-il, et il la regarde faire, toujours debout, appuyé au bar.
Ils boivent le café en silence, savourant cet instant suspendu – caffè sospeso.

– Cette vieille jaquette, lui demande-t-elle, vous ne la gardez pas pour servir les clients?
Il rit.
– Seuls les clients qui arrivent avant l’heure peuvent la voir, avant l’ouverture officielle je la suspends à la porte de l’arrière-boutique, au crochet de mon grand-père.
– Accepteriez-vous une jaquette que vous pourriez porter devant les clients? J’ai de la belle laine d’alpaca, ce serait une sorte de loyer pour le percolateur et le moulin.
Ses yeux s’embrument. Il ouvre un tiroir du comptoir, en sort un livre et se met à lire, à mi-voix.

<<L’hiver, les troupeaux migrent vers le sud, vers ces lointains pacages qui s’étendent à l’infini en plein coeur du pays des Dzoungars. Vieillards, enfants et personnes fragiles font une halte quand il s’agit de traverser la rivière Ulungur. Cette rivière qui coule d’est en ouest se déverse dans le paisible et vaste lac du même nom. Au bord du rivage, ce ne sont que hameaux clairsemés, habités à plein temps ou à mi-temps. Il y a des écoles, des magasins et des dispensaires… Peut-être qu’à l’arrivée de l’hiver, nous déplacerons là-bas notre bazar.
Dans les pâtures d’hiver, plus loin encore que le sud du désert de Gobi, au coeur du grand désert de Dzoosotoyn Elisen, là où le terrain connaît des creux, nichent une ribambelle de « nids d’hiver » pour se protéger du vent. Nous ne pourrons jamais nous y rendre. Tout ce que je sais, c’est que les troupeaux de moutons qui en reviennent sont silencieux, patients; certaines bêtes ont un air pénétré de sciences, d’autres ont l’air comme absent.>>
[Li Juan, « Sous le ciel de l’Altaï », éd. Picquier poche, Arles 2019]