Plus que 365 jours… (219/365)

Octobre est un foyard – IX

Tandis que rivée à son chemin de halage elle avance bravement – Fellen, Hirzenach, Bad Salzig, Boppard, Spay, Rhens, Stolzenfels et bientôt Koblenz –, lui gamberge sur sa grève, se retourne, hésite à l’attendre, se demande comment elle interprète l’absence de message du chat botté qu’il ne veut pas être, se dit que la prochaine grande ville sera peut-être la Bonn, ou Koblenz – il ne sait plus très bien sa géographie, mais l’a-t-il jamais sue? Gaspard pratique plutôt la géographie qui rentre par les pieds et les siens n’ont encore jamais foulé cette berme fluviale. Oui, Koblenz, passer quelque jours dans cette ville, compter sur le hasard, se dire que ce mot commence par h, comme elle, y voir un signe, se remettre à quai, avancer.

Ainsi marchent-ils toujours en quinconce, elle est maintenant devant et lui derrière – gauche, droite –, mais ils ne le savent pas. Chacun sur sa rive se réjouit de la grande ville, compte sur la chance pour retrouver l’autre, compte se goberger, avec ou sans rime.
Et l’eau coule sous les ponts qu’ils ne voient pas.

Plus que 365 jours… (218/365)

Octobre est un foyard – VIII

Quoi que l’on puisse croire pour la suite de l’histoire, pour l’instant ils marchent, chacun de son côté, comme autrefois dans les églises – elle à gauche, il à droite. Chacun son côté, chacun son rythme, chacun ses activités.

Elle marche vite, enregistre en mode accéléré,
archive, cinématographie, conserve, consigne, constate, emmagasine, engrange, entérine, filme, grave, inscrit, mémorise, note, pointe, prend acte, prend en compte, reçoit, recueille, référence, relève, répertorie, retient, tient;
tout ça avec ses yeux, ses oreilles, son nez, sa bouche, sa peau, ses pieds et ses deux hémisphères,
tout ça sur la rive gauche.

Il lambine, décrit avec des mots, brosse, campe, conte, dépeind, détaille, évoque, montre, narre, peind, raconte, représente, retrace, révèle, signale, trace lentement, s’arrête, finit par faire des phrases, qui font un texte;
tout ça avec sa main, gauche, et son cerveau, droit,
tout ça sur la rive droite.

Vivement qu’il y ait connexion. Ou pas.

Plus que 365 jours… (217/365)

Octobre est un foyard – VII

Jusque-là, il n’avait pas pris garde aux bacs qui relient les deux rives, mais à Sankt Goarshausen un panneau attire son attention, pour quelques euros on propose des promenades sur le Rhin qui passent au pied du rocher de la Lorelei, en amont. Il vient de passer sur ce rocher d’où la vue était superbe et il est tenté d’aller voir à quoi il ressemble depuis le fleuve, ce rocher, mais à la dernière minute quelque chose le retient, il  sait exactement quoi: la légende de la Lorelei, cette sirène locale qui attire les marins – marhins? – en chantant perchée sur son rocher, des chants si beaux qu’ils envoûtent les matelots et les font chavirer. Il n’est pas superstitieux, Gaspard, pourtant il n’embarque pas et continue d’avancer, et en avançant, Gaspard, il se dit qu’il aurait pu faire d’une pierre deux coups, voir le rocher depuis le fleuve et débarquer en rive gauche pour semer encore mieux celle qui court après lui – il n’a pas encore ralenti, Gaspard, pour décrire dans son carnet, il est encore proche de Lorch et marche vite –, mais la Lorelei l’a dissuadé d’embarquer.

Le lecteur qui sait qu’Heinrika n’a pas pris le bac à Sankt Goar, juste en face de Sankt Goarshausen, pourrait légitimement se demander si ce n’est pas aussi la Lorelei qui l’en a dissuadé. Mais pourquoi donc l’aurait-elle fait? Peut-être pour empêcher leurs retrouvailles, par malice ou par jalousie, qui sait? Ou alors serait-ce l’inverse? La Lorelei tirerait-elle les ficelles de cette histoire, guiderait-elle Heinrika et Gaspard chacun d’un côté du fil jusqu’à ce qu’ils s’enlacent sur un pont à Koblenz? La Lorelei sait bien que le nom de Koblenz est dérivé de Confluentes, nom que les Romains avaient donné à la ville, mais le lecteur le savait-il? Et maintenant qu’il le sait, le lecteur, va-t-il penser que les pensées d’Heinrika sont prémonitoires, qu’elle va enlacer Gaspard, qu’ils vont chavirer et confluer? Mais le lecteur pense-t-il, ou bien confie-t-il ce dur labeur à la lectrice, partage des tâches oblige?

Plus que 365 jours… (216/365)

Octobre est un foyard – VI

Passer sur l’autre rive, peut-être, mais où?
A Niederheimbach elle pourrait prendre le bac pour Lorch qui est juste en face, mais à cette heure il doit être loin depuis longtemps, très loin, alors elle reste sur sa rive, la rive gauche.
A Engelburg, elle manque de peu la bac pour Kaub. Acte manqué? Un ange passe.
A Sankt Goar quelque chose la retient de traverser, elle ne sait pas quoi. Elle continue à marcher sur sa rive, elle accélère, elle aimerait arriver avant lui, refaire son retard qui doit être de trente kilomètres au moins, arriver dans une ville qui ferait pont entre les deux rives du fleuve, marcher sur ce pont à l’heure qu’elle souhaite – peut-on rater un pont comme on rate un bac? non, se dit-elle –, le franchir complètement ou s’arrêter au milieu parce qu’elle le verrait arriver comme on voit arriver quelqu’un dans un film d’espionnage par une nuit de brouillard; l’attendre comme on attend à un check-point, sauf qu’on serait seuls; à son arrivée, elle le prendrait dans ses bras, ils passeraient un long moment enlacés, un pied sur chaque rive, se laisseraient chavirer d’un côté ou de l’autre, comme un couple soudé, insensible aux influences, assumant ses différences. Voilà ce qu’elle se dit en marchant sur la rive gauche.
A un moment elle s’arrête, consulte la carte qui lui dit que Koblenz pourrait être sa ville-pont, leur ville-pont; faut-il mettre un s à pont, à Coblence doit-on d’abord franchir la Moselle avant de franchir le Rhin? La carte n’est pas un plan, alors elle continue à suivre le fil bleu jusqu’à la confluence de la Moselle et du Rhin.

Plus que 365 jours… (215/365)

Octobre est un foyard – V

Il a commencé par marcher vite, afin qu’elle ne le rattrape pas, marcher en se faisant voir le moins possible, afin qu’il y ait peu de témoins, marcher sans parler à quiconque, afin que personne ne puisse lui dire quoi que ce soit, à elle qui marche derrière.

Elle a commencé par marcher à petits pas, afin de ne pas le rattraper, marcher en s’arrêtant souvent, de peur d’être aperçue de l’autre rive, marcher en silence, dessiner à couvert les paysages qu’elle montrera plus tard, à lui qui marche devant, mais en diagonale.

Sa mémoire le fait ralentir, il n’arrive plus à engranger tout ce qu’il veut écrire plus tard, alors il s’arrête et décrit – berge, forêt, coteaux ensoleillés, vendanges – dans son carnet, et il se met à traîner, à raturer, à couper les virgules en quatre; inconsciemment il souhaite être rattrapé par celle qui marche derrière, sauf qu’il ignore que c’est en biais de lui.

Sa main est sûre et rapide, plus que sa mémoire, elle le sait bien, alors elle se dit qu’il et temps d’enregistrer davantage et elle accélère pour mieux retenir, ses pas se font grands, dans sa tête des mots clés, des couleurs – berge, vert sapin, ubac, regains – elle résume, elle synthétise; délibérément elle souhaite revenir à sa hauteur et franchir le Rubicon d’un coup de rein, sans rougir.

Comme des fous, ils marchent en quinconce.

Plus que 365 jours… (214/365)

Octobre est un foyard – IV

Je me suis mise dans de beaux draps, et toute seule, se dit-elle en se levant à point d’heure, au Violon, à Eltville, chez Verena.
Elle pensait se lever tôt, déjeuner tôt, partir tôt. Elle se lève tard, dîne tard, traîne sur la terrasse du Violon avant de partir. En traînant, elle se demande ce qui lui a pris de venir directement à Mayence, ce qui lui a pris de le dépasser, ce qui lui a pris de se faire dépasser en niqab, ce qui lui a pris de trop boire et de trop manger la veille. Elle se dit que son réveil tardif n’est pas sans lien avec ses excès du jour d’avant, mais que c’est surtout un acte manqué. On avait dit rendez-vous à Riga, en octobre. Octobre est là, Riga est loin. Elle se dit qu’il faut mettre de la distance entre lui et elle, et du temps.
Grâce à un pêcheur elle traverse le Rhin et se met à marcher doucement sur la rive gauche. Marcher derrière lui, sur l’autre rive, sans se hâter, faire tendre vers zéro le risque de rencontrer quelqu’un à qui Gaspard aurait parlé, faire tendre vers l’infini les possibilités que le hasard se manifeste avant Riga. Distance-temps.

Plus que 365 jours… (213/365)

Octobre est un foyard – III

Il est donc parti de bonne heure Gaspard. Il marche le long de l’eau, direction Cologne, il avance sans s’arrêter, il ne parle à personne. Il se hâte en se demandant à quoi bon jouer au chat botté, non pas que ce jeu le fatigue, mais quel sens donner à cette partie de cache-cache maintenant? Certes c’est lui qui a commencé, après la carte reçue à Worms, mais elle l’a dépassé, et il a bien aimé qu’elle le dépasse, et maintenant? Pourquoi s’est-elle laissée dépasser?
Il avance sans s’arrêter, il ne parle à personne. Il se dit que pour un temps il vaut mieux mettre de la distance entre elle et lui, laisser faire le hasard, ne le confier à personne, ne se confier à personne. Après tout, n’a-t-on pas rendez-vous à Riga?

Plus que 365 jours… (212/365)

Octobre est un foyard – II

Un peu avant que Gaspard boive un petit vin blanc délicieusement fruité qui lui évitera de s’étrangler avec un bretzel dans la cuisine du Burghotel de Lorch où il sera attablé avec le patron, Heinrika est attablée dans une autre cuisine, celle du Violon à Eltville, en train de raconter sa journée à la patronne; pas de vin blanc délicieusement fruité, pas de bretzel, mais un vin rouge bien charpenté – quel corps! s’exclament Verena et Heinrika qui sont à tu et à toi, un corps à damner des femmes en niqab! –, un plateau de fromage et du pain de campagne.

« Quand je t’ai quittée ce matin, juste après le früstuck, je ne pensais pas te revoir, en tout cas pas si tôt. Comme tu le sais, j’envisageais de faire étape à Lorch, dans ce joli hôtel que tu m’a conseillé, chez Toni, ce schaffhousois exilé, amateur d’Ovomaltine – quel corps! Le chemin jusqu’au Burghotel est plaisant bien que plat, une trentaine de kilomètres que j’ai parcourus d’une traite, ou presque.
Peu avant Lorch, j’entends des rires sur la berge; au pied d’un saule pleureur huit femmes en niqab rient aux éclats; je m’approche, les rires redoublent – Si tu veux enterrer ma vie de jeune-fille avec nous, enfile ça! dit l’une d’elle en me jetant un attirail complet. Je m’exécute. On m’explique alors qu’une des demoiselles d’honneur s’est dégonflée et que je ferai une parfaite remplaçante pour cette journée d’amusements. La fille qui m’a parlé va se marier, elle déambule avec ses copines marcheuses entre Lorch et Eltville, histoire de provoquer un brin les conservateurs de la région en plein débat sur la burqa et le niqab. Leur idée est simplement de passer deux journées ensemble en faisant ce qu’elles aiment faire le week-end, marcher, boire un verre, partager un repas, visiter une expo, rire, débattre, refaire le monde, et caetera, et caetera. En pleine semaine, se sont-elles dit, ce sera encore plus drôle de faire cela en niqab, histoire d’enterrer joyeusement la vie de jeune-fille de la future mariée et histoire d’attiser ce chaud débat.
Je les rencontre au moment où elles se disent qu’il serait temps d’aller manger chez Toni – quel corps! – le petit restaurant du Burghotel. Toni, au courant de rien, nous accueille sceptique, non pas qu’il soit du côté des conservateurs, mais il n’aime pas associer son lieu de travail aux débats en cours, politiques ou pas. Il se détend lorsque l’on commande neuf bières – une chacune – et éclate de rire lorsque nous enlevons nos niqabs, étouffant dans l’été indien. Il reconnaît les filles, nous complimente – le noir vous va si bien – et nous sert un succulent repas, très arrosé. A l’heure du café – quel corps! – les marcheuses me demandent si je ne viendrais pas avec elles à Eltville où une amie les attend en soirée pour une agape dansante. Je refais donc le chemin dans l’autre sens, au milieu de huit jeunes-filles, sous un niqab.
Mais avant de partir, j’ai l’intuition que Gaspard pourrait se pointer plus tôt que prévu, alors je mets les filles au parfum – quels corps! Si nous le croisons, je ferai pssst et vous m’imiterai; ensuite nous tournerons autour de l’homme qui me court après et chacune d’entre vous dira des mots qui l’attireront ici, au Burghotel; faites miroiter des retrouvailles, des embrassades, un déjeuner au lit, des mots enflammés, et caetera, et caetera, sans oublier d’indiquer le nom et le chemin de l’hôtel. Pendant qu’elles se répartissent les rôles en gloussant, je rédige un mot pour Gaspard, je mets Toni au parfum et le buveur d’Ovo  – quel corps! – accepte d’être complice en me disant avec un regard appuyé, le noir vous va si bien.
L’après-midi-niqab est très joyeuse, on effarouche des vendangeuses, on parle à des promeneurs, on sème la pagaille sur des terrasses, bref, on se marre comme des folles.
Entre chien et loup, Gaspard se pointe sur le chemin, à une heure d’Eltville environ; on lui joue la saynète prévue et on s’envole. On en a ri jusqu’à Eltville. Ensuite on a bu et dansé et me voilà dans ta cuisine! Il a passé par là Gaspard? raconte-moi! »

Et Verena raconte le passage de Gaspard, sa longue sieste dans les beaux draps froissés par elle, Heinrika, et son départ en fin de journée, il y a quelques heures à peine. Elle glisse en passant, Verena, que Gaspard n’est pas mal non plus, même si Toni est plus beau, mais elle reconnaît, Verena, que Gaspard est beaucoup plus spirituel. Heinrika est d’accord et se dit, en son for intérieur, qu’elle devrait convaincre Gaspard de passer à l’Ovo, le café, ça va un moment.
Le vin bien charpenté est bu – quel corps! –, le fromage et le pain de campagne sont mangés, il n’y a plus qu’à se coucher, chacune dans ses draps. Verena rêve de Toni, Heinrika rêve de Gaspard; dans son rêve Gaspard est beau comme Toni.

Plus que 365 jours… (211/365)

Octobre est un foyard – I

Enfant, c’est le foyard du jardin qui me disait l’automne, cet arbre-vaisseau auquel nous grimpions par tous les temps, en toute saison, avec les gamins du quartier. Depuis, j’ai appris ce que sont les équinoxes et les solstices, je sais donc que sous nos latitudes l’automne débute en septembre.
Il me parlait à petites touches, le hêtre du jardin, à petites taches de couleur brune qui apparaissaient sur le vert luisant de ses feuilles, semblables aux taches que je voyais poindre sur les mains des mes grands-parents, à celles que j’ai vu poindre sur les mains des mes parents, à celles qui poindront sans doute un jour sur les miennes.
En quelques jours le vert était mangé par le brun, le rouge, le jaune, et un beau matin l’automne était là, éclatant. C’était toujours en octobre, je crois, sauf peut-être en septante-six, l’année de la grande sécheresse, l’année où les feuilles sont mortes plus tôt. Il y a eu depuis d’autres canicules mais le hêtre ne les a pas vues, il est mort quand j’avais dix-huit ans, une année après mon grand-père, quelques années avant mes grands-mères.
L’automne est un foyard qui donne le ton, un diapason du temps qui passe.