Plus que 365 jours… (229/365)

Octobre est un foyard – XIX

Les revoilà sur le pavé de la ville, heureux et pas perdus pour deux sous.

– Le vin et tes mots m’ont fait tourner la tête, Heinrika. T’entendre dire devant témoins que tu es amoureuse de moi m’a beaucoup touché, mais aussi fait un peu peur. Tu sais que je partage ta vision de la liberté, mais qui dit témoin dit mariage…
– Je crois que c’est le vin plus que mes mots qui t’ont fait tourner la tête, mon pauvre Gaspard. Gudrun a vu dès le début que nous étions amoureux et pas un, dans sa cuisine, n’est tombé de la dernière pluie; pour le mariage tu dis n’importe quoi, en plus tu sais que je ne suis techniquement pas libre, alors si tu continues à déblatérer, vieux chameau, on fait chambre à part dès ce soir, après tout, je n’ai pas encore annoncé ta présence à mes logeurs.
– Tu ne veux plus tanguer avec moi ?
– Arrête de dire n’importe quoi, et ne restons pas là plantés comme deux imbéciles sur un trottoir, j’ai besoin de marcher, moi aussi ce vin m’a fait tourner la tête.
– Tanguer pour tanguer, dérivons !
Et Gaspard d’expliquer à Heinrika comment dériver dans une ville, dans les grandes lignes : fixer un cap et le garder tout en divaguant. Heinrika est enchantée par ce jeu et se propose de guider Gaspard jusqu’à la pension.
– Donc, si j’ai bien compris, on peut prendre tout le temps qu’on veut pour atteindre la pension et je dois expliquer au bout de chaque rue pourquoi je tourne à gauche, à droite ou pourquoi je vais tout droit.
– C’est exactement ça !
Ils se mettent en route. Au bout de la ruelle, il n’y a que deux possibilités, elle opte pour la droite, une odeur de café, dit-elle. A une trentaine de mètres en effet, une bonne odeur sort d’un bar. Elle entre, il suit. Un bel ibère les accueille d’un joyeux :
– Et qu’est-ce que se sera pour les amoureux, un cappucino pour Madame et un ristrett’ pour Monsieur ?
– Dos expresos, rectifie Heinrika.
– Desnudo, précise Gaspard.
Ils ressortent et, de rues en ruelles, de chemins en avenues, la dérive se poursuit, en espagnol; Heinrika tient son cap, ils repassent par chez Baudoin – font quelques blagues –, et des zig-zag dans le quartier de Lützel et les voici à la pension à l’heure où l’on va souper. Ils entrent comme ils étaient sortis – sur la pointe des pieds – et s’apprêtent à monter dans la chambre lorsque la patronne s’interpose :
– On se lave les mains et on passe à table, on n’attendait plus que vous, les amoureux ! C’est bien-vous Gaspard ? ajoute-t-elle malicieusement.

Ils s’exécutent sans faire les malins.

(et vous saurez la suite demain, par le menu ;- )

Plus que 365 jours… (228/365)

Octobre est un foyard – XVIII

[suite et fin de l’histoire que Gaspard a commencé à raconter dans une cuisine de Koblenz en guise de paiement en nature d’un repas typique et exquis ;- ) histoire suivie de celle d’Heinrika qui est aussi racontée par elle pour payer en nature le repas dont il est question ci-dessus (épisode 227)]

« Il n’est pas loin de quatorze heures, je suis avec mes étudiants en journalisme dans un quartier excentré de Barcelone. Les estomacs crient, les gars et les filles grognent, forcément ils ont sauté le p’tit-déj. La pression est forte pour qu’on retourne fissa en métro direction centre-ville, direction fastfoods. Je temporise, les rend attentif à un groupe d’ouvriers qui passe et leur demande – à votre avis, ils vont où? Pas de réponse. – Emboîtons-leur le pas, que j’dis, y a sûrement à manger au bout. Les étudiants me regardent avec des yeux de merlans frits – dieu que c’est bon le merlan frit à la chermoula – mais me suivent quand même. En route je leur explique que les gens d’ici mangent le matin au lever puis prennent un repas vers quatorze heures; les gars et le filles se détendent, ça grogne moins. Deux rues plus loin, bingo, les cols bleus entrent dans un bistrot de quartier. On les suit, on s’installe. Sans qu’on n’ait rien demandé on nous amène à boire et du pain grillé frotté à l’ail et à la tomate avec des anchois dessus –  pa amb tomàquet i anxoves, comme ils disent là-bas. Les gars et les filles commencent à mieux me comprendre. On nous amène les cartes; problème c’est tout écrit en catalan, on n’y pige que dalle. On demande en anglais, pas de réponse. On demande en castillan, silence de mort dans la salle, tout le monde nous fusille du regard, le silence dure. Une  femme apparaît par le passe-plat, plus exactement sa tête apparaît, sa tête gueule un truc en catalan, les gens nous lâchent et la tête nous fait signe de venir. On entre dans la cuisine. Elle nous fait comprendre, la dame qui va avec la tête, qu’on n’a qu’à choisir en regardant dans les casseroles et dans les plats, et là, les gars et les filles, je vous prie de croire qu’ils sont scotchés : calçots à la sauce romesco, soupe de viande et de légumes, allioli, aubergines et poivrons rôtis, lapin aux escargots, épinards à la catalane, fèves, pommes de terres au four, et caetera, et caetera. Chacun ressort avec une assiette bien remplie et plus personne ne nous fusille du regard. Depuis ce jour plus de fastfood, croyez-moi, par contre ça été dur de les faire bosser, les apprentis journalistes, y en même un qu’est pas rentré, il est tombé amoureux d’une cuisinière, il s’est marié, il est enchaîné à une crémaillère dans un bistrot de quartier, et il aime ça, il a juste un peu forci, mais il est resté beau, un blondinet aux yeux noirs, un Tchèque. »

– Tu veux dire que l’amour est enfant de bohème? demande Heinrika.
– Oui, mais avec majuscule et accent circonflexe, c’est pas du Bizet.
Dans la cuisine ça ne tinte plus, tout le monde applaudit; les compliments fusent de partout – fantastique cette histoire, ça c’est du vécu, ah la la, le lapin aux escargots, vive le slowfood, ils sont forts ces Catalans, ça donne envie de défiler dans la rue, et caetera, et caetera.
– A ton tour, Heinrika, raconte-nous une histoire, du vécu, il a mis la barre haut le Gaspard, ah la la, dit Gudrun.
Le vin et l’histoire de Gaspard aidant, on est passé au tutoiement et on s’appelle par les prénoms; Gudrun, c’est la patronne, celle qui porte la toque, et il s’avère qu’elle crèche avec Franz, la toquée; Franz, comme on l’a vu hier, c’est un grand gars qui peut secouer toute la cuisine avec son rire bruyant tout en attachant des panses de porcs farcies avec des grosses ficelles – les ficelles c’est pour l’attacher, la panse, pas pour la farcir, pour la farcir la panse, on met des bonnes choses dedans, et il s’y connaît en farce, Franz, et en grosses ficelles aussi, d’ailleurs y en a plus d’un qui l’a vu secouer toute une cuisine de son gros rire sonore et communicatif, le Franz, ce grand gars dont la Gudrun elle est toquée.

« Mon histoire est aussi vécue, elle est plus courte, mais je la trouve plus belle; je pense que Gaspard sera d’accord. Le titre est justement: Gaspard.
Ce gars-là, mon gars à moi, mais on ne se mariera jamais, j’en suis tombé amoureuse dans ma cuisine, au printemps dernier, à Hospental, dans les Alpes suisses où je tiens une auberge. Il a débarqué un beau jour, a posé son rucksack sur la terrasse et il est resté plusieurs semaines. Le matin on déjeunait dans la cuisine, avec Odile, la cuisinière, c’était joyeux, gourmand, stimulant, et à la fin il faisait toujours la vaisselle, j’adorais le voir faire la vaisselle, vous le verriez manches retroussées mon Gaspard, ah la la. Mais il ne s’est rien passé, on s’est juste donné rendez-vous à Riga, en octobre, ensuite il a repris son rucksack et il est reparti comme il était venu, à pied. Et on s’est retrouvé hier, sur un pont, à Koblenz. »

– Et vous avez dormi ensemble? demande Franz.
Silence de mort dans la cuisine, tout le monde le fusille du regard, Franz, surtout Gudrun; pour lui c’est un peu la douche écossaise.
Fin du silence et des coups de fusils, l’eau se réchauffe:
– Elle est belle ton histoire! dit Gudrun.
– Il est beau ton Gaspard! dit Franz.
– Pas touche, c’est mon gars ! s’exclame Heinrika d’un ton théâtral.
ÉCLATS DE RIRE DANS LA CUISINE, GROSSES SECOUSSES !

Rire, tout finit donc de la même manière que ça avait commencé; le temps a passé dans la cuisine, les Ecossais ne vont plus tarder maintenant, alors on se fait des becs et des bises, Heinrika et Gaspard promettent de revenir avant de reprendre la route pour Riga ou pour ailleurs, Gudrun et Franz proclament qu’il y aura toujours un couvert pour eux dans cette cuisine, moyennant d’autres histoires.

Plus que 365 jours… (227/365)

Octobre est un foyard – XVII

– Ces travaux pratiques de géographie m’ont donné faim, lui dit-elle, le café-croissant est loin derrière et franchement, l’amour et l’eau fraîche ça va un moment, non ?
Ils éclatent de rire dans une ruelle, les éclats ricochent entre les façades et finissent par tinter à l’oreille d’une femme toquée qui toraille, semble-t-il, devant une porte ouverte; la femme toquée qui toraille se met à rire de conserve, ce qui attire leur attention; ils lui font signe, elle leur fait signe d’approcher.
– Jolie toque! dit Gaspard.
– M’en parlez-pas, répond-elle, depuis qu’un guide à la noix mentionne notre adresse, on ne sait plus où donner de la tête – comme pour allier le geste à la parole, elle enlève sa toque et la pause sur le rebord de la fenêtre à côté d’une marmite fumante –, et sans rien nous demander en plus, ah ces guides à la noix! Mais parlons d’autre chose, vous ne ressemblez pas vraiment à ces touristes qui débarquent guide à la main et demandent en anglais si on peut payer avec une carte, vous ressemblez plutôt à des amoureux qui ont faim, je m’trompe?

Voilà comment ils se retrouvent attablés dans la cuisine d’un restaurant typique en début d’après-midi à manger de belles portions de Rheinischer Sauerbraten – du boeuf mariné dans des oignons, avec des raisins de Smyrne et du piment – accompagné de boulettes de pommes de terre. Ils mâchent dans un joyeux silence tandis qu’autour d’eux la cuisine tinte des rangements du service de midi et des préparatifs du service du soir – un groupe d’Ecossais a réservé, le guide, traduit en plus de vingt langues, affirme que c’est ici qu’on mange la meilleure Saumagen de toute l’Allemagne, de la panse de porc farcie accompagnée de choucroute, j’espère qu’on ne va manquer ni de bière ni de whisky, ils sont nerveux les Ecossais en ce moment, entre le Brexit et la coupe du monde de rugby au Japon, ça rigole pas! Ils mangent et la patronne cuisine, dirige son équipe, remplit les verres et les assiettes d’Heinrika et de Gaspard, tout en faisant la conversation; chacun son rôle.
Lorsqu’ils ont terminé de saucer, elle remplit les verres pour la énième fois, s’en sert un et s’assied avec eux tandis que la cuisine continue à tinter autour d’eux. – Pas la peine de me demander in inglich si vous pouvez payer avec une carte, c’est moi qui régale, mais à une condition, vous devez me raconter une histoire de cuisine, chacun une, sinon Franz vous frottera les oreilles, en allemand; un grand gars se met à rire bruyamment dans la cuisine en continuant à attacher les panses de porcs farcies avec de la grosse ficelle, son rire est communicatif et secoue toute la cuisine. Gaspard est le premier à pouvoir maîtriser le sien, de rire, il se racle la gorge, fait tinter son verre et se met à raconter :

« C’était il y a bien des années, j’accompagnais à Barcelone un groupe d’étudiants en journalisme. Entre les cours, les visites et les séances de travail, j’essayais de leur montrer comment aborder une ville concrètement, notamment à l’heure des repas; eux étaient du genre fastfood, moi j’étais déjà slowfood, vous comprenez? »
– Parfaitement, s’exclame Franz qui ne rit plus, ces jeunes, surtout les plumitifs, il faudrait leur frotter les oreilles à la choucroute pour qu’ils apprennent à manger, et à écrire.
– Un p’tit verre, Franz? demande la patronne.
– Calmez-vous Franz, je les ai convertis et l’histoire finit bien, jugez-en par vous-même, enchaîne Gaspard :

(à suivre ;- )

 

Plus que 365 jours… (226/365)

Octobre est un foyard – XVI

Le pont Baudoin enjambe la Moselle depuis 1429, les voici donc en route pour la vieille-ville – Koblenz-Altstadt.

– Il y a mille façons d’aborder une ville, lui dit-il au milieu du pont, commençons par la plus ancienne, je suis un peu vieux jeu. Elle l’embrasse et il ne se demande pas si c’est pour confirmer ou infirmer sa dernière affirmation. Le pont que l’on aperçoit en amont du viaduc ferroviaire qui franchit la Moselle est l’Europabrücke, poursuit-il, imagine que quelque part entre ce pont et celui sur lequel nous sommes en ce moment les Romains avaient bâti un premier pont, au milieu du premier siècle de notre ère semble-t-il, ce pont était relié à un autre pont qui franchissait le Rhin quelque part à la hauteur du camping que nous avons longé tout à l’heure. Ils repartent; arrivés au bout du pont Baudoin ils bifurquent à gauche et se rendent au Deutsches Eck, cette pointe formée par deux rives qui se rejoignent, la rive droite de la Moselle et le rive gauche du Rhin. De là ils admirent les eaux qui se mélangent, l’imposante forteresse d’Ehrenbreitstein et il lui montre l’emplacement d’où partait, pense-t-on, le pont qui traversait autrefois le Rhin. – Ainsi, lui dit-il, nous sommes aux origines de Koblenz, Confluentes disaient les Romains, là où ils avaient identifié deux sites parfaits pour franchir la Moselle et le Rhin; cette voie leur permettait d’atteindre le nord de l’empire. – Être vieux jeu signifie s’intéresser à l’histoire? lui demande-t-elle en riant. En guise de réponse il l’embrasse et elle ne se demande pas pourquoi.

– Une autre façon d’aborder une ville consiste à rester à l’écart des hordes de touristes. Et il l’emmène loin de la foule qui a envahi le Deutsches Eck, loin des flots qui convergent vers la station du téléphérique qui relie la rive gauche du Rhin et la forteresse d’Ehrenbreitstein perchée sur les hauteurs du fleuve grison.

Plus que 365 jours… (225/365)

Octobre est un foyard – XV

Le premier matin à Koblenz, leur premier matin, ils ont fait la grasse matinée – matin de grâce. Ils n’ont pas encore pu saisir l’esprit de la pension, ce lieu où l’on est plus hôte que client – il faut dire qu’ils sont rentrés tard et qu’elle n’a pas encore signalé qu’elle ne serait finalement pas seule dans la chambre. Ils quittent donc la pension sur la pointe des pieds et les voici sur le pavé de la ville, un peu perdus mais tout joyeux d’être ensemble.
Midi sonne à un clocher tout proche lorsqu’ils repèrent une table sans couvert à l’entrée d’un terrasse où quelques personnes dînent déjà. Une serveuse s’approche et leur demande, sans rire, – du café et des croissants? Stupéfaits, ils font oui de la tête et la serveuse s’éloigne en souriant, son hypothèse est confirmée.
Lorsqu’ils quittent la terrasse, elle déborde de dîneurs dont certains les regardent avec insistance – des hommes en cravate, des femmes en tailleur – semblant leur dire heureusement que des gens comme nous font tourner le monde pendant que des gens comme vous prennent du bon temps! Comme pour signifier qu’elle est de leur côté, la serveuse leur fait à chacun la bise en guise d’au-revoir.
Dans la rue elle est un peu perdue, mais heureuse. Elle le regarde et lui rappelle qu’elle vient de la montagne, comme le fleuve, elle aimerait qu’il la guide dans cet espace inconnu, lui qui vient de la ville. Il rit, lui dit qu’elle s’est jusque-là très bien débrouillée sans lui et que c’est lui qui va la suivre; elle résiste, – montre-moi le chemin, lui dit-elle, il cède, la prend doucement par le bras et l’emmène vers le Rhin.
Ils quittent la quartier de Neuendorf et remontent le fleuve par le chemin qui serpente entre Kieselstrand – la plage de galets – et le camping. Juste en face du Deutsches Eck, ils bifurquent du côté du quartier de Lützel et se dirigent vers le pont Baudoin.

Plus que 365 jours… (224/365)

Octobre est un foyard – XIV

L’auberge est en fait une petite pension, on y est bien. Une chambre assez vaste, confortable, bien éclairée avec, en plus du lit et de l’armoire, une grande table avec des chaises, et un balcon. Au rez la salle à manger et le salon-bibliothèque attenant ouvrent sur une terrasse en dalles naturelles – du grès rouge – qui donne sur un jardin, brouillon et intime.

Ils décident de couler quelques jours à Koblenz – Confluentes disaient les Romains –, cette sorte de ville-forêt entre Moselle et Rhin. Ils ont du temps à rattraper, des brouillons à mettre au net, des itinéraires à tracer – dans la chambre, dans l’auberge, au jardin, en ville, au fil du Rhin et au-delà, peut-être même jusqu’à Riga.

Dans ce genre de pension, on est plus invités que clients; sans faire de caprice, on peut régler les journées à sa guise, même l’heure des repas se négocie, se discute entre commensaux. On aborde la saison creuse, seules trois chambres sont occupées sur les sept que compte le lieu.
Le matin, assez tôt, on leur apporte le petit-déjeuner dans la chambre, deux coups brefs à la porte et Gaspard va chercher le plateau. Le début de matinée se passe dans la chambre, autour de la vaste table, café, tartines, carnets, livres, cartes et plans. On part ensuite à la découverte de la ville. On dîne dehors et l’on revient rarement avant la fin d’après-midi. Le soir on mange au rez, avec les patrons et quelques pensionnaires, un peu comme à une table d’hôtes. L’heure où l’on regagne la chambre varie beaucoup.

Plus que 365 jours… (223/365)

Octobre est un foyard – XIII

– Qu’aurais-tu fait si tu avais reconnu mes yeux dans la fente du niqab entre chien et loup?

Ils sont sur un lit, dans une chambre, au bord du Rhin. Par la fenêtre entr’ouverte entrent le frais d’octobre et un peu de lumière de lune. Ils sont couchés sur le côté – elle sur le côté gauche, lui sur le côté droit –, face à face et se regardent dans les yeux.
– La lumière était à peu près la même que maintenant, je savais que ces yeux étaient ceux d’une femme, mais je ne saurais dire pourquoi, peut-être me suis-je simplement dit que ces yeux étaient muets car je connaissais leur voix, ta voix, ta voix rocailleuse que j’aime tant, mais je n’étais pas sûr, alors je n’ai pas bronché, pourtant tu t’es envolée avec tes copines, alors… Si j’avais reconnu tes yeux, je t’aurais demandé ce que je t’ai demandé tout à l’heure sur le pont – Heinrika, c’est bien toi? Et toi, qu’aurais-tu fait si je t’avais posé cette question?
– Cette question que j’espérais, Gaspard, si tu me l’avais posée, j’y aurais répondu en silence; j’aurais enlevé mon niqab et je me serais approchée de toi pour te serrer dans mes bras et les géographies de nos corps, ces doux reliefs que nous parcourons maintenant, c’est au Burghotel de Lorch que nous les aurions découvertes, et nous aurions réduit en confettis la feuille pliée en deux que j’avais posée sur ton lit, confettis, carnaval, fête des sens.

Ils sont couchés sur le côté – elle sur le côté gauche, lui sur le côté droit –, il pivote vers la gauche et se retrouve sur le dos, elle pivote vers la gauche et se retrouve sur lui. Ils ont marché le jour et ils se parcourent la nuit – douce géographie, cartes en relief, souffles en accord.

Plus que 365 jours… (222/365)

Octobre est un foyard – XII

Se retrouver est rarement facile. Parfois le temps écoulé s’est même cristallisé et il faut alors briser la glace, à nouveau, et ça, Heinrika et Gaspard, ils ne l’avaient pas prévu. Les mots qu’ils se sont écrits depuis fin mai étaient pourtant chaleureux, empreints des beaux moments vécus à Hospental, empreints de compréhension, de tendresse, et caetera, et caetera.

Elle n’a pas besoin de se retourner, Heinrika, la voix qu’elle entend lui a déjà murmuré à l’oreille. – Assieds-toi avec nous Gaspard, je te présente Colette, une clarisse qui partage avec toi le goût de mes dessins.
Ça le dégrise d’un coup, Gaspard. Il vient s’asseoir sur le banc, le beau banc empire posé sur le pont, par-dessus l’eau qui file vers le nord – briser la glace, à nouveau. Chacun s’était pourtant dit de son côté que les retrouvailles seraient simples, qu’on se serrerait dans les bras, comme fin mai à Hospental, juste avant la séparation, mais les voilà assis sur un banc, séparés par une femme en blanc, et caetera, et caetera.
Ils sont trois sur un banc, sur un pont, sur un fleuve, dans la nuit. Heinrika est à un bout, Gaspard à l’autre, une clarisse entre eux deux, Colette la contemplative, toute de blanc vêtue. Gaspard n’est plus gris mais son haleine est celle d’un moine franciscain chargé de brasser la bière et de la goûter, alors il regarde devant lui, Gaspard, et il est bien content que la place à côté d’Heinrika ne soit pas libre; il se dit, Gaspard, qu’Heinrika, qui ne crache pourtant pas dans son verre, ne sentira rien, mais c’est compter sans Colette. Elle ne joue pas le rôle de l’épée, Colette, l’épée chastement posée entre Tristan et Iseult, elle prend plutôt le contrepied, Colette, un rôle de composition pour cette clarisse un brin rondelette.
– Gaspard, Heinrika a eu le temps de tout me raconter pendant que tu chargeais ton haleine, sans doute dans une de ces tavernes bourrées de religieux en goguette entourés de religieuses en cornette, et je lui disais à l’instant que vous aviez passé l’âge de vous courir après; ça ne m’étonnerait pas que Mathilde et Fernando soient plus hardis que vous ! oui, Gaspard, Heinrika a eu le temps de tout me raconter, tout. Qu’attendez-vous pour vous embrasser? dit Colette en se levant.
– Jure-nous d’abord de ne pas nous marier! s’écrie Heinrika.
– Moi, jurer?
– De grâce, ma soeur, jurez, renchérit Gaspard, c’est pour la bonne cause, bon Dieu!

Sur un pont, sur un fleuve, dans la nuit, une clarisse jure et crache par terre tandis que deux amoureux s’embrassent à bouche que veux-tu.

Plus que 365 jours… (221/365)

Octobre est un foyard – XI

Elle sent une présence dans son dos, bienveillante, rassurante, admirative. Elle continue à dessiner, tant qu’elle peut encore. Elle esquisse dans l’urgence, entre chien et loup, la ville dont les contours s’estompent, la ville qui va bientôt être allumée par la fée électricité. Lorsque le jour s’arrête, lorsque la nuit l’arrête, la présence lui demande – je peux? Elle comprend au moment où un faisceau lumineux caresse son dessin; elle laisse faire. – C’est beau, poursuit la présence en venant s’asseoir à côté d’elle. Du blanc dans la nuit; la forme qui s’assied à côté d’Heinrika sur le beau banc style empire posé sur un pont est entièrement vêtue de blanc, son visage rayonne quand elle se tourne vers Heinrika.
– Je suis Colette, une clarisse de passage dans cette ville, venue pour un congrès des ordres mendiants. J’aime passer mon temps libre à contempler la vie, les clarisses de mon couvent ne sont plus cloîtrées mais restent fidèles à la règle de pauvreté et de contemplation qui a fondé notre ordre à l’époque de Claire d’Assise. J’aime les mouvements de votre dessin, j’aime ce qui s’en dégage. Heinrika remercie et feuillette lentement son carnet pour montrer d’autres traits à Colette qui éclaire les pages.
Le dialogue s’installe, on partage du pain, des légumes, du vin et un peu de fromage, on se parle de la vie qu’on a eue, de la vie qu’on mène, comme deux voyageuses qui ne se reverront plus. – Qu’on est bien toutes les deux sur ce pont à guetter l’arrivée de ton Gaspard, tellement mieux que dans une taverne où le niveau de bière est inversement proportionnel au niveau des propos; sais-tu que chez les religieux le niveau passe plus rapidement au-dessous de la corde que chez vous autres laïcs? Et quand je dis religieux, cela inclut les religieuses – les clarisses sont aussi appelées cordelières. Tout à l’heure j’ai décliné l’invitation de copines qui voulaient rejoindre des franciscains dans une brasserie, elles moussaient à l’idée de boire des bières avec de grands et gros gars rougeauds.
La lune se lève pour écouter cet échange et voit arriver Gaspard, un brin éméché. En passant derrière le banc style empire posé sur le pont, il reconnaît la voix d’Heinrika, Gaspard,  cette voix rocailleuse des Alpes de Suisse centrale. Il s’arrête et murmure, Gaspard, comme dans un songe, – Heinrika, c’est bien toi?

Plus que 365 jours… (220/365)

Octobre est un foyard – X

A force de couler, avec ou sans pont par-dessus, l’eau arrive à Koblenz. L’eau continue, mais eux s’arrêtent.

Elle arrive la première, s’immerge dans la ville, pose son sac dans une auberge qui l’inspire, s’immerge encore, bain de ville. Elle s’imaginait Koblenz comme une ville de ponts, alors elle est déçue mais finit par se dire que c’est peut-être mieux ainsi, que ses chances de le voir sont plus grandes. Elle s’installe au milieu d’un pont, comme une sentinelle, pourtant les passants ne peuvent voir qu’une femme assise sur un banc, qui dessine, un de ces beaux bancs comme on n’en fait plus, de style empire, avec un dossier basculant, un banc réversible; regarder d’un côté ou de l’autre, regarder alternativement des deux côtés, dire au Rhin que ses rivages sont beaux, dire à la ville que ses rives sont belles.

Lui arrive plus tard et va prendre le chemin du pont, mais sur l’autre trottoir; elle va le voir, forcément, elle est tournée du bon côté. Mais d’où sortent-ils ces religieux qui envahissent soudain la chaussée, qui déboulent de partout? De sa place elle ne voit qu’un joyeux cortège qui défile longuement sur le trottoir d’en face, large flux marron qui franchit perpendiculairement le vert de l’eau, large flux sur un large trottoir. Elle ne pense pas à regarder au milieu des franciscains s’il y a un intrus à chasser, elle considère l’ensemble, veut saisir le mouvement, dessine très vite. Il y a dans ce défilé, se dit-elle, quelque chose de la fuite d’Egypte, la joie en plus, avec de l’ivresse; ça lui plaît de se dire que les hommes ont fait des progrès, qu’ils n’ont plus besoin qu’on leur ouvre les flots, qu’ils savent désormais construire des ponts. En terminant son dessin, elle ne se doute pas un instant que Gaspard le païen est passé sous son nez, dans cette marée humaine; il n’est pas grand le païen, alors au milieu de ces grands et gros franciscains… Mais il n’était pas caché Gaspard, juste noyé dans un flot qui l’a surpris et emporté; s’il avait vu Heinrika, Gaspard, il aurait changé de trottoir pour la rejoindre, mais à l’heure qu’il est, Gaspard, il est dans une taverne où les grands et gros franciscains l’ont entraîné, une taverne où ils ont échoué, et il boit des flûtes Gaspard, au milieu des grands et gros franciscains qui savent brasser et écluser, ces religieux qui ont baptisé une bière. Franziskaner.