Octobre est un foyard – XX
Ils y voient nettement plus clair en entrant dans la salle à manger, Heinrika et Gaspard, car celle qui préside la tablée a le visage illuminé par un sourire quasiment divin et le blanc de son habit est immaculé. Pour couper court à toute question, Colette entame le benedicite, en latin, cela va de soi :
Benedic, Domine, nos et haec tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi, per Christum Dominum nostrum. Amen.
Mensae caelestis participes faciat nos rex aeternae gloriae. Amen.
[Bénis-nous, Seigneur, ainsi que ces dons qui sont tiens et que nous recevons de ta bonté, nous te le demandons par le Christ notre Seigneur. Amen.
Daigne le roi d’éternelle gloire nous donner part au festin céleste. Amen.]
Tous les convives répètent solennellement amen et font un ample signe de croix avant de s’asseoir. On compte huit convives autour de la table: le couple qui tient la pension, un couple de Japonais, une officier de marine en retraite, Heinrika&Gaspard – ci-après H&G – et Colette qui, à peine assise, éprouve le besoin de s’expliquer – ceux qui la connaissent autour de la table, ils son plusieurs, ont remarqué que son sourire divin avait quelque chose d’un sourire de façade, un de ces sourires du gosse pris en faute qui cherche à gagner du temps, histoire de trouver une bonne explication.
– Chère Heinrika, cher Gaspard, je vous dois des explications. Juliette qui tient cette pension avec Roméo, son Jules – eux aussi vivent dans le péché…
– S’il te plaît cousine, ne commence pas avec tes sermons sur le concubinage…
– Juliette est donc ma cousine, nos mères étaient soeurs, soeurs de sang je veux dire, pas clarisse comme moi, ou autre chose. Ma mère donc, une sainte femme et une chaste veuve – mon père est pour ainsi dire mort en couches d’une crise cardiaque – a légué par testament tout ce qu’elle possédait à son unique nièce, Juliette, ma cousine. Ma mère avait fait de cette maison une pension de famille et Juliette l’a reprise, avec un certain succès malgré Roméo, son bon à rien de concubin, ce collectionneur d’alcools rares…
– Si tu continues, Colette, je ne sortirai pas la chartreuse au dessert…
– Et tu iras en enfer, ajoute Juliette, c’est pas beau de dire du mal des autres, même en leur présence, et quelle impression vas-tu faire à nos hôtes, ce charmant couple nippon, H&G, les amoureux du Rhin et notre bon vieux capitaine!
Le monsieur japonais, qui a compris l’essentiel, rassure Colette:
– Pas de souci, Madame Clarisse, s’il ne sort pas la chartreuse, je sortirai le saké, j’en emporte toujours avec moi, le tourisme de masse, c’est l’enfer!
– Chéri, on a aussi de l’absinthe, ajoute la dame japonaise.
– Ah oui c’est vrai, fait le mari, on l’a reçue d’un curé qui voulait nous convertir.
Le vieux loup de mer renchérit:
– Vous en faites pas, ma soeur, s’il faut je sortirai aussi mon schnaps, j’ai toujours barré mes vieux rafiots au pif.
– Vous voulez dire avec ce gros machin grumeleux et patatoïde, rouge comme une lanterne à l’entrée d’un port?
– De grâce, Colette, cesse de médire et sers-nous le velouté!
On passe les assiettes, on les repasse et chacun mange en silence un excellent velouté aux champignons. Lorsque les cuillères font ting au fond des assiettes pour dire qu’elles sont vides, Colette remet ça:
– Du temps de ma mère on n’accueillait ici que des chrétiens, mais maintenant…
– Colette, je ne te reconnais pas, dit tristement Heinrika, hier sur le pont tu disais des choses si belles, et maintenant…
– Elle vous a fait le coup de « j’aime passer mon temps libre à contempler la vie »? demande Juliette.
– Oui, mais ça avait l’air sincère, dit Heinrika.
– Elle a quand même juré et craché par terre! précise Gaspard.
– Ça ne m’étonne pas d’elle! s’exclame Roméo, le Jules de la Juliette.
Colette s’étouffe d’indignation et Juliette explique:
– Lorsque Colette vient à Koblenz pour le congrès annuel des ordres mendiants, elle passe toujours ici dire des méchancetés, elle est jalouse de mon héritage, elle aurait bien voulu l’avoir mais elle avait fait voeu de pauvreté, comme toutes les clarisses. Sa mère, une sainte femme, je confirme, l’a fait éduquer par des religieuses car c’était une vrai poison. Elle est rentrée dans le droit chemin – du moins l’a-t-elle fait croire –, a pris l’habit, Colette l’hypocrite. Ce soir, quand elle s’est pointée pour manger à l’oeil, elle m’a parlé de vous, les amoureux du pont, elle m’a tout raconté, alors j’ai fait le lien. Ce matin, en faisant la chambre, j’ai vu un deuxième rucksack, la description de l’amoureuse correspondait à vous Heinrika, la pensionnaire arrivée hier, alors quand Colette m’a dit que vous étiez choux et que vous vouliez vous fiancer, les amoureux du Rhin, je l’ai crue – je mourrai naïve – et je vous ai accueillis sincèrement, en vous appelant les amoureux, et caetera, et caetera.
Tout le monde se tait. Juliette va chercher le plat principal, de la panse de porc farcie et de la choucroute, – il n’y a que dans cette maison qu’on sait faire cette recette, dit Romeo et il sort la chartreuse, Haddock fonce chercher du schnaps dans sa chambre et le monsieur nippon sort du saké et de l’absinthe de son kimono. Puis tout s’enchaîne très vite : on mange, on boit, on s’engueule, on reboit, on regueule, on rereboit, on ne sait plus pourquoi on s’engueule alors on rit, on rerereboit, on rerit, et caetera, et caetera. Lorsque les bouteilles font gling, car elles sont vides, tout le monde est plein, alors on monte péniblement se coucher, sauf Colette qui dort déjà sur le canapé, les bras en croix, égrenant dans son sommeil des chapelets de jurons qui feraient rougir Haddock s’il pouvait les entendre. Les rangements attendront plus tard, ainsi que les grâces que de toute façon personne ne pourrait prononcer, tout le monde ayant perdu son latin. Il ne reste plus qu’à espérer que Dieu n’est pas rancunier et que tous passeront une bonne nuit, saintement, chastement.