Octobre est un foyard – XXIV
La première histoire du capitaine – suite et fin
– Je suis donc devenu marin par hasard, n’en déplaise à ma mère, paix ses cendres, poursuit le capitaine.
Je suis né à Toulon, non loin du port, mais je n’avais pas le droit d’y aller, interdiction formelle de ma mère. Autour de ma mère, fille-mère qui m’a éduqué du mieux qu’elle pouvait, une armée de volontaires faisaient respecter cette consigne quand ma mère était au travail, c’est-à-dire à l’usine, une conserverie non loin du port, comme dans le roman de Steinbeck, Rue de la sardine, quand ma mère faisait les courses, quand ma mère était à l’église – la seule fois qu’on a réussi à me faire entrer dans une église, c’était le jour de mon baptême, je ne me souviens de rien et pour une fois ce n’est pas à cause de l’alcool. Ces volontaires avaient pour sous-chef.fe.s Olga, la concierge qui détestait les enfants, Romuald, l’épicier et sa femme Thérèse – elle le trompait pendant qu’il buvait, ou l’inverse, je ne me souviens plus –, Monsieur l’Instituteur, qui n’a jamais rien su apprendre à personne, l’agent de ville numéro 15 – oui, comme dans Quick et Flupke – un jeune imbécile qui ne savait rien, puisqu’il avait aussi eu Monsieur l’Instituteur comme instituteur. Ce beau monde régnait sur les habitants du quartier, tout le monde savait donc que j’avais l’interdiction absolue d’aller au port.
J’ai pas passé beaucoup de temps avec ma mère, mais le temps que j’ai passé avec ma mère il était beau – on m’a dit qu’il fallait pas répéter le pronom, mais j’y peux rien, c’est la faute à Monsieur l’Instituteur, celui de mon quartier, j’veux dire. Vous m’suivez?
– On vous suit, disent en choeur H&G (alto&ténor).
– Alors je continue.
– Oui, continuez la, votre histoire, elle est bien elle.
– Z’avez aussi eu Monsieur l’Instituteur?
– Non, moi j’étais alto puis ténor chez les cordeliers.
– Et moi soprano chez les cordelières, mais maintenant je suis alto.
– Mes pauvres!
– C’est vrai qu’on a étudié chez les mendiants, les ordres mendiants, on veut dire, disent en choeur H&G.
ALLO, ICI LA RÉDACTION, VOUS POUVEZ LA FAIRE AVANCER L’HISTOIRE? C’EST NOUS QUI DEVONS LES GÉRER LES LECTEURS QUI S’ENNUIENT, LES QUI NE COMPRENNENT PLUS RIEN, LES QUI ET CAETERI, LES CAS ET CAETERA!
– Ok, avançons, fait le capitaine qui, heureusement, ne se pose toujours aucune question sur qui se cache derrière la rédaction, heureusement, car sinon elle prendrait vraiment l’eau, l’histoire du capitaine.
ON EST PRIÉ DE NE PAS SE FOUTRE DE LA RÉDACTION, MERCI!
– Oh la la, y a vraiment que des lecteurs qui se plaignent, y en a aucun qui dit des trucs sympa du genre, on comprend rien mais qu’est-ce qu’on se marre?
– Bon je continue, sinon je vais perdre le cap, dit le capitaine. Le bon temps que j’ai passé avec ma mère, je l’ai passé à écouter des histoires, à apprendre à lire et à rêver. Elle me disait aussi qu’un homme, un vrai, devait être débrouille, alors on cuisinait ensemble, j’ai aussi appris la plonge, la lessive et deux ou trois choses en couture. On avait encore du pain sur la planche, mais elle est morte d’un coup.
J’allais sur mes dix ans, je rentrais de l’école et Grisélidis, ma seule amie, m’a intercepté en route. – Ta mère est morte, petit, un accident à l’usine. Je vais t’emmener lui dire un dernier adieu et ensuite je te planquerai, Monsieur l’Instituteur a déjà parlé avec le curé, les nouvelles vont vite dans le quartier, on veux te mettre chez les religieux, à l’internat. J’embrasse ma mère à l’usine pour la dernière fois, un baiser sur le front dans un local froid où son corps attend le légiste, sous la garde de Bébert, un pote à Grisélidis, mais pas son mac, elle est indépendante, Grisélidis, une chic fille, humaine, et tout, et tout – au fait, on dit chic fille ou chique fille, j’ai quitté l’école avant mes dix ans, vous comprenez?
ON EST PRIÉ DE FAIRE AVANCER L’HISTOIRE, ON A COMPRIS, VOTRE HISTOIRE AVEC L’ÉCOLE C’EST PAS DU CHIQUÉ!
– C’est qui ces gens qui nous interrompent tout le temps? demande le capitaine qui reboit un coup, directement à la bouteille.
– Ou la la, on vous expliquera plus tard, ou une autre fois, disent en choeur H&G.
OU PAS!
– Ok. Donc elle me planque au port, dans un bar bourré de marins – le dernier endroit où on viendra te chercher, qu’elle me dit en me confiant à un cousin de Bébert, un gars dont j’ai oublié le prénom, mais peu importe. Le gars il me dit, en me ramenant du zinc une bière grenadine: – Alors petit, qu’est-ce qu’on raconte? – eh oui, j’ai commencé à boire avant mes dix ans, mais à raconter des histoires aussi, dit le capitaine la larme à l’oeil.
Gaspard allait remanger une brioche, mais il renonce, par respect pour l’émotion du capitaine qui, à ce moment de l’histoire, rappelons-le au lecteur égaré, la lectrice le sait bien, elle, n’ a que neuf ans, se trouve dans un bar à marins dans le port de Toulon, confié par Grisélidis à un gars dont on ne sait plus le prénom mais dont le cousin, pote de Grisélidis, s’appelle Bébert.
– Donc le gars, il me dit, poursuit le capitaine, – Alors petit, qu’est-ce qu’on raconte? mais moi je ne comprends pas où il veut en venir, le cousin de Bébert, je reste d’abord bouche bée, alors il me redit – Alors petit, qu’est-ce qu’on raconte? et là je me mets à raconter une histoire, mon histoire préférée, celle de Nils Holgersson, racontée mille fois par ma mère, lue dans le livre où j’ai appris à lire, et à dessiner, je vous expliquerai une autre fois.
OUF! ET REOUF!
– Je raconte, le gars écoute, et autour de nous le silence se fait peu à peu, je raconte, je raconte, je suis au milieu d’un immense cercle de marins, comme dans l’oeil d’un cyclone, ou d’un cyclope, je ne sais plus, quand j’ai la gorge sèche on m’apporte une autre bière grenadine, et quand il n’y a plus de grenadine je passe à la bière, quand j’arrive au bout de l’histoire, silence de mort autour de moi – et je peux vous dire que dans un bar de marins, et à moins de cent bornes de Marseille, c’est rare, le silence, et j’en ai fait des bars de marins dans ma vie de galère –, silence à couper au couteau, je suis au bord de pleurer mais je prends sur moi et je gueule – Qu’est qu’il y a, vous l’avez pas aimée mon histoire? Et là y a un gars qui se lève, Oscar, un grand trapus, et il dit Oscar – Quoi, tu plaisantes petit? mais des histoires pareilles on n’en a jamais entendues ici! – Quoi, vous pensez qu’elle est pas vraie mon histoire? que je dis. – Quoi, tu plaisantes encore petit? mais elle est formidable ton histoire, elle donne envie de se lever ton histoire, pour voyager, ton histoire! Et là, vous me croirez si vous voudrez, il me prend dans ses bras, Oscar, et tous les gars se lèvent, lèvent les bras au-dessous de leur tête et je passe par-dessus eux, d’un paire de bras à l’autre, des gros bras tatoués, des bras de marins quoi, je fais trois fois le tour du bar en voguant sur les marins comme un mousse sur une mer déchaînée, vous comprenez moussaillons?
– Oui, on comprend, disent en choeur H&G.
– A la fin du troisième tour, Oscar il me reprend dans ses bras et me dit – Comment tu t’appelles petit? – Je m’appelle Marcel, mais je n’aime pas mon prénom, alors je réponds Archibald, Archibald comme le capitaine dans Tintin. Tu a déjà voyagé Archibald? Non, que je dis, ma mère voulait pas que je m’approche du port, mais elle est morte. Et ton père? Y en a pas. T’as quelqu’un d’autre, petit?
C’est ce moment précis que choisit Grisélidis pour entrer en scène, c’est-à-dire dans ce bar de marins; elle fend la foule, Grisélidis, les gars s’écartent pour qu’elle s’avance, respect, Grisélidis c’est une chic/chique* fille (*biffer ce qui ne convient pas), et elle dit à Oscar, Grisélidis, il n’a plus que moi, le petit, mais faut qu’on l’planque, comme il est orphelin on veut le foutre chez les curés, emporte-le Oscar, sauve-le ce petit, fais-en un homme, un vrai, il sait déjà lire, rêver, faire la cuisine, la plonge, la lessive et deux ou trois points de couture…
– … et raconter des histoires formidables! gueulent en choeur les marins du bar, façon Armée rouge.
– Voilà comment je suis devenu marin, conclut le capitaine, vous comprenez, moussaillons?
Gaspard trouve que le passage du bar ressemble étrangement au début d’un roman de Sepulveda, Le Monde du bout du monde, Heinrika peine à croire qu’un enfant de neuf ans tienne si bien la bière, avec ou sans grenadine, mais il s’exclament en choeur, H&G, – Oui, on comprend, et elle est très belle, votre histoire, elle donne envie de naviguer, votre histoire, merci Archibald ! du fond du choeur, merci!
Avant de leur passer la bouteille pour qu’ils boivent chacun une lampée de rhum, Archibald leur dit:
– Mon histoire est vraie, moussaillons, je vous l’assure. Sepulveda, je l’ai lu, mais dans son roman Le Monde du bout du monde c’est pas Nils Holgersson, mais Moby Dick, et moi aussi j’ai été surpris par la ressemblance, mais je vous jure que c’est du vécu, et pour l’alcool, je n’y peux rien, ce sont les gènes de mon père, un alcoolique notoire, un marin qui a violé ma mère un soir qu’elle rentrait de l’usine, je l’ai appris plus tard, de la bouche d’Oscar, mon capitaine à moi. Lorsque j’ai croisé mon père, dans un port du Pacifique Sud, j’étais déjà capitaine, et je lui ai cassé la gueule, à mon père. Tout à l’heure, au début de l’histoire, je vous disais que je ne saurais jamais la vérité, mais elle m’a sauté à la gueule, la vérité, dans un port du Pacifique Sud, lorsque j’étais déjà capitaine, alors j’ai sauté sur mon père et je lui ai cassé la gueule.