Plus que 365 jours… (239/365)

Octobre est un foyard – XXIX

La pluie les abandonne à l’entrée d’un cimetière, en fin de matinée.
– Rassurez-vous, leur dit-elle, on se reverra, maintenant je file au sud, il paraît qu’on a besoin de moi.
Ils entrent dans ce petit cimetière du bord du Rhin qui ressemble à certains cimetières de chez eux, ces cimetières où l’on commence à voir des herbes folles, des dalles moussues et parfois des moutons; on veut donner à ces espaces une autre dimension, un jardin pour les morts autant que pour les vivants.
Il y a dans celui-ci une tonnelle surmontée d’un épaisse glycine qui a protégé de la pluie les quelques tables et bancs qui s’y trouvent. A l’une de ces tables des hommes jouent aux cartes, ils doivent être avec ces femmes qui bichonnent les tombes en vue de la Toussaint, se disent Heinrika et Gaspard. Lorsque les femmes les rejoignent, au loin il sonne midi, les hommes sortent le casse-croûte. Heinrika et Gaspard qui hésitaient à la faire ne se gênent plus.
– Moritz, dit une des femmes, tu as encore oublié le tire-bouchon! C’est ton pré-alzheimer ou l’approche du jugement dernier qui te pousse à l’abstinence?
Eclats de rire, contagieux; Gaspard s’approche pour proposer son couteau suisse.
– Buvez-donc un verre avec nous, leur dit-on, ou plutôt non, venez à notre table et mangez avec nous, on va se serrer un peu.
On partage les victuailles et le vin rouge, on fait revivre les morts en parlant d’eux et les sons de la vie repeuplent le cimetière. On questionne Heinrika et Gaspard, ils disent d’où ils viennent, ils disent où ils vont. On leur donne des adresses où ils pourront dormir chez l’habitant avant l’arrivée à Cologne, la famille, des amis ou des connaissances.
Ils arrivent dans le village à la tombée de la nuit; des enfants  surgissent de la rue principale et leur tombent dessus, « des bonbons ou un sort! » leur crient-ils. Ils n’ont que des noix à proposer, ramassées le long du chemin, les enfants les acceptent avec joie. Ils en profitent pour demander aux petits sorciers s’ils connaissent la rue du Four, ils cherchent le numéro 4.
– Mais c’est chez nous, s’exclament deux enfants – une petite sorcière et un grand père fouettard – suivez-nous!
Et les voilà en train d’escorter une bande de gamins masqués dans un joyeux tintamarre nocturne.

Plus que 365 jours… (238/365)

Octobre est un foyard – XXVIII

Ils ont donc passé quelques jours à Koblenz et les voilà repartis. A pied.

La veille de leur départ, on improvise une petite fête à la pension, on soupe, on raconte des histoires, on chante et on se dit au-revoir, car ils partiront tôt. Le capitaine est triste, il ne pourra plus leur apporter le plateau du petit-déjeuner, comme il en avait pris l’habitude le second matin.
Lorsqu’ils se lèvent, il fait encore nuit noire, à tâtons ils s’habillent, prennent leurs affaires, allument brièvement pour vérifier qu’ils n’oublient rien et pour regarder une dernière fois la chambre, leur première chambre. En bas, ils se chaussent, enfilent leur veste puis sortent et referment avec la clé qu’ils cachent à l’endroit convenu. Une odeur de tabac les accueille, c’est le capitaine avec bottes, caban et casquette qui fume en les attendant sous la pluie qui s’est aussi levée pour faire un bout de route avec eux – Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais vous laisser partir comme ça ! Et ils s’enfoncent de conserve  dans le petit jour timide qui se dispute avec la pluie.
Ils remontent le Rhin au lieu de le descendre. La veille, ils voulaient prendre congé de Gudrun et de Franz, mais l’auberge était fermée – Ruhetag –, alors ils reviennent. L’auberge est toujours fermée mais il y a de la lumière à la cuisine, ils frappent, on leur ouvre. Gudrun et Franz boivent le café et planifient les jours à venir, ils auront du monde pour la Toussaint. On est heureux de se revoir, on présente Archibald, Franz sort un instant et réapparaît avec des croissants, on déjeune, on devise joyeusement, chacun évoque ses projets. Lorsque Gudrun se lève pour refaire du café, Archibald a un déclic – Dans la cambuse de mon bateau, mon premier bateau de capitaine, j’exigeais qu’il y ait du café brûlant pour tout l’équipage, nuit et jour… Avec doigté, Heinrika l’interrompt:
– Nous avons du chemin devant nous, on vous laisse avec Archibald, vous verrez, ses histoires de cuisine sont les plus belles du monde.
Embrassades, accolades, larmes salées, et caetera, et caetera.

Ils descendent maintenant le Rhin, côte à côte, en silence, pour mieux écouter les variations de la pluie, sur le bitume, sur le gravier, sur la terre battue et sur le Rhin. Quoi de plus doux que le murmure de l’eau quand elle retrouve une camarade de route?

Plus que 365 jours… (237/365)

Octobre est un foyard – XXVII

La seconde histoire du capitaine

« J’ai débuté ma formation de marin dans une cambuse, grâce à Oscar, le capitaine qui m’a fait mousse à la mort de ma mère et grâce à Grisélidis, ma seule amie, qui m’a tiré des griffes du quartier pour me confier à Oscar, dans un bar de Toulon.
Dans la cambuse de ce bateau, celui d’Oscar, mon capitaine, y avait Polo, franco-italien, cuistot de son état. Polo était un gars – paix à ses cendres – qui remplissait à lui tout seul la moitié de la cambuse, rapport à sa bedaine, que dis-je, sa panse, vous me comprenez. Les apprentis navigateurs apprennent à se méfier de la bôme de la grand voile qui peut vous assommer et vous envoyer valdinguer au jus, l’apprenti mousse que j’ai été a appris à se méfier de la bedaine de Polo, que dis-je, de sa panse, vous me comprenez; lorsque Polo se tournait brusquement dans la cambuse, sa bedaine, que dis-je, sa panse, vous me comprenez, balayait tout sur son passage, mais à neuf ans on apprend vite et j’ai toujours bien calculé les trajectoires; pour être tout à fait honnête, il faut préciser qu’une cuisinière au gaz pour ainsi dire toujours allumée et des friteuses souvent bouillantes – Polo adorait la friture, paix à ses cendres –, ça motive pour intégrer le calcul des trajectoires, d’une certaine manière, on peut dire que j’ai été fait au feu. Mais à part avec sa bedaine, que dis-je, avec sa panse, vous me comprenez, Polo ne menaçait personne, y avait pas meilleure personne que lui – paix à ses cendres –, et comédien, avec ça, l’Polo.
J’ai passé trois ans dans la cambuse avec Polo, Oscar avait déclaré que je serais marin lorsque je pourrais tenir n’importe quel poste de l’équipage. D’abord il m’a dit de regarder, Polo, et peu à peu, il m’a demandé de faire ceci ou cela. A chaque fois qu’il me demandait d’accomplir quelque chose, Polo, je commençais par lui dire que je ne savais pas, mais il rétorquait que je l’avais vu faire mille fois, donc que je savais, et c’était vrai. Au fil du temps, je prenais de l’assurance et, de fil à couper le beurre en pic à glace, je suis devenu son meilleur second, c’est du moins ce qu’il disait toujours, Polo – paix à ses cendres –, avec tout l’humour qui le caractérisait.
J’allais sur mes douze ans quand est venu ce jour qui revenait tout les ans, l’anniversaire d’Oscar, mon capitaine. Sur le bateau, ce jour était un jour comme les autres, Oscar détestait – et déteste encore, je crois – qu’on lui fasse sa fête, sauf au dîner. Ce jour-là, mes enfants, Polo lui faisait son plat préféré, le plat que vous venez de manger, mes enfants; selon Oscar, mon capitaine, Polo faisait ce plat aussi bien que sa grand-mère calabraise; lorsqu’il recevait ce compliment, Polo, une fois par année de la bouche d’Oscar, il avait la larme à l’oeil, Polo, parce qu’il avait lui aussi des ancêtres dans la pointe de la Botte, Polo, mais aussi parce qu’Oscar était plutôt avare question compliment. Ce jour-là donc, j’allais sur mes douze ans, Polo me fit le coup du bide, du mal au bide. Vers onze heure quinze, alors qu’on venait de nourrir l’équipage après une nuit de tempête, Polo m’a dit, plié en deux par la douleur – c’est une image, car il était impossible à Polo de se plier en deux, rapport à sa panse:
– Ecoute petit, il va falloir te surpasser, le repas du capitaine, son repas de fête, aujourd’hui c’est toi qui va le faire, je dois garder la cabine, mon ventre me fait mal, tu imagines la taille de ma douleur? Alors surpasse-toi, petit, et ne dis pas que tu ne sais pas, deux fois tu m’as vu faire ce plat, maintenant c’est ton tour, petit.
Et il est sorti de la cambuse, Polo, péniblement, y a quelque chose qui passait pas, mais moi je suis resté, je me suis surpassé et il les a eus ses spaghettis à la seiche, le capitaine, avec un petit supplément. Depuis ma plus tendre enfance j’aime le persil, avec passion, ne me demandez pas pourquoi, et à l’heure de monter la gamelle du capitaine dans la carré des officiers pour son dîner de fête, mes yeux ont croisé un bouquet de persil qui traînait les pieds dans une verre d’eau, mais qui avait encore bonne allure; je l’ai lavé, finement ciselé et j’en ai parsemé les pâtes du capitaine, façon parmesan, et je suis monté  en tremblant au carré.
Le capitaine, il a d’abord fusillé le plat du regard, façon canonnière des Indes, ensuite il a touillé ses spaghettis, enroulé une première bouchée autour de sa fourchette, sans cuillère – y a qu’en Suisse qu’on fait ça avec une cuillère à soupe, et ne me demandez pas pourquoi –, et il a mangé, le capitaine, les yeux fermés, façon extase; mais il les a rouverts dare-dare ses yeux, le capitaine, tout ronds les yeux, et il a gueulé:
– Qui a fait ça?
J’ai baissé la tête. Il s’est levé. Il a sauté par-dessus la table. Il m’a fondu dessus, façon piranha. Mais il m’a pris dans ses bras, le capitaine, comme après l’histoire que j’avais racontée au bar de Toulon, et il a dit, le capitaine:
– Du persil! même ma grand-mère n’y avait pas pensé, et toi Polo, toi non plus tu n’y a pas pensé! Il est divin ce plat, le p’tit jésus en culottes de velours, ce plat, ventre-saint-gris, un truc à damner les saints du monde entier, et les saintes aussi, mieux que la manne céleste, ce plat, oh la la.
Et là, Polo, il sort du coin où il était caché – un gros coin – et il me dit, Polo:
– Chapeau petit, si on m’avait dit qu’il était déjà né le gars qui me battrait en seiche, j’y aurais pas cru, et votre grand-mère, Capitaine, elle doit se retourner dans sa tombe, là-bas, au fin fond de la Calabre, chapeau petit, ou plutôt auréole, tu es une sorte de nouveau messie, pour la cuisine j’veux dire, du persil, comment n’y avais-je pas pensé!
Polo avait donc feint d’être malade et je venais de passer mon examen de cuistot, sans le savoir. Oscar, mon capitaine, a ajouté:
– Bravo, Archibald, tu as brillamment réussi la première étape de ta formation de marin, dès après la vaisselle tu quittes la cambuse et aux machines!
Et c’est ainsi que je suis passé de la cambuse aux machines, avec Alfredo le chef mécanicien, un andalou aussi rugueux qu’une tôle rouillée, néanmoins, il avait bon fond. Mais c’est une autre histoire. »

Qui en reprend? demande le capitaine, une fois terminée sa seconde histoire.
D’une voix enfantine, quelqu’un crie:
– Les femmes et les enfants d’abord!
Et l’on assiste à une immense débandade en direction de la cuisine.

La soirée fut belle, joyeuse et si bien arrosée qu’elle déborda largement sur le jour suivant.

Plus que 365 jours… (236/365)

Octobre est un foyard – XXVI

Ils rentrent bredouilles de leur dérive – ils se font de plus en plus à l’idée de quitter Koblenz à pied –, bredouilles et affamés; depuis les brioches du matin, de l’eau a coulé sous les ponts.
Du haut de la rue, une subtile odeur de poisson leur chatouille les narines, avec une nuance d’ail selon Heinrika, oui et un peu de persil, rajoute Gaspard, Heinrika lève les yeux au ciel, Gaspard feint de ne rien voir.
Au moment où le capitaine entend la porte de la pension s’ouvrir, il gueule depuis la cambuse:
– Je jette les pâtes dans l’eau, dites aux moussaillons de se laver les mains et de passer à table!
Les moussaillons ont entendu, se lavent les mains et rejoignent les autres à la salle à manger où ils sont en train de finir l’apéritif. On leur tend un verre de vin, ainsi que les trois olives et les quatre grissini qui restent. A peine ont-ils avalé la dernière demi-olive – les olives étaient grosses, fourrées à l’ail et au basilique – que le capitaine, rubicond, pose au milieu de la table un magnifique plat fumant composé de spaghettis, de petits morceaux de seiche, d’une sauce à l’encre de seiche relevée d’ail et de persil, précise-t-il.
– Quelqu’un n’aime pas les pâtes al dente? demande-t-il du bout de la table.
Ce soir, c’est en effet le capitaine qui préside le souper, le repas sera sans doute plus joyeux que sous la présidence de Colette, la clarisse dont plus personne ne cause, et pour cause. Curieusement, personne ne pense à chanter le benedicite.
Personne ne répond au capitaine; on sent dans ce silence une pointe d’impatience et un brin de rivalité, deux assiettes s’entrechoquent dans la mêlée, le capitaine y remet bon ordre et commence à servir les femmes, par rang d’âge, pour éviter des jalousies, donc une guerre, façon poire belle Hélène, puis les hommes, du moins gradé au plus gradé – comme dans l’armée suisse, se dit Gaspard, d’abord la troupe –, donc il se sert en dernier et lance les hostilités d’un tonitruant Bon appétit! auquel chacun répond en plantant sa fourchette dans sa gamelle avec force et détermination. On commence par manger religieusement, les papilles chauffent, les visages s’illuminent un à un et les compliments fusent:
– Oh la la, que c’est bon, mais les mots me manquent, oh la la!
– Magnifico!
– Divin!
– Le petit Jésus en culottes de velours!
– Ventre-saint-gris, c’est à damner un saint, ce plat-là!
– Je dirais même plus, à damner une sainte! Les femmes sont plus saintes que les hommes, je l’ai encore lu dans le journal du dimanche, le supplément féminin.
– Oh la la!
– La manne céleste devait être bien fade à côté de ce plat-là, si goûtu, et tout, et tout!
– Capitaine, l’Empereur du Japon aurait besoin d’un chef comme vous!
– N’en faites pas trop quand même, les enfants, et au diable vos expressions religieuses, j’y crois pas! dit le capitaine, du noir plein la barbe et la moustache (car l’encre de seiche est noire, même avec de l’ail, du persil et de l’huile d’olive extra vierge pressée à froid). Il rajoute:
– Merci de vos compliments, mais n’en jetez plus, promis y aura du rab, mais d’abord un entremets, moussaillons, une histoire de mon cru.
– C’est chouette de souper à la table du capitaine, dans le carré des officiers, lance Gaspard, y a du persil, des histoires et on est rond!
Le capitaine reprend au vol:
– Vous ne croyez pas si bien dire, moussaillon, jugez plutôt:

(à suivre ;- )

Plus que 365 jours… (235/365)

Octobre est un foyard – XXV

La première histoire du capitaine ne fut pas sans conséquences, la seconde non plus, mais ça c’est une autre histoire, que l’on verra bientôt.

Sitôt le capitaine disparu avec le plateau – il a quitté la chambre en grommelant qu’il ramenait tout ça à la cambuse, comme un vieil ours qui cache mal ses émotions quand il a été touché, en l’occurence par les remerciements d’H&G –, ils se hâtent de s’habiller pour de vrai, rangent la chambre à la va-vite, ils ont les gambettes qui frétillent, sont en manque d’eau et filent droit direction Rhin et Moselle, le menu de leur journée; l’histoire du capitaine a introduit dans leur tête quelque chose de nouveau.
– J’ai adoré que tu m’apprennes à dériver dans cette ville, lui dit-elle, j’aime zigzaguer avec toi et je me disais, avant l’histoire du capitaine, que l’on pourrait serpenter le long du Rhin jusqu’à son embouchure, traverser le fleuve chaque fois que quelque chose nous attirerait sur l’autre rive, mais nous devrions d’abord trouver un moyen de traverser, pont, bac, câble, barque de pêcheur, canot de plaisance, ou peut-être même à la nage, mais c’était avant l’histoire du capitaine. Maintenant j’ai envie de voguer sur le Rhin, avec toi, de pouvoir nous arrêter où l’on veut, quand on veut, qu’en dis-tu?
– J’aime cette idée, et pas seulement parce qu’elle est de toi, j’ai peu voyagé sur l’eau mais le capitaine m’a inoculé un virus, j’aimerais naviguer, avec toi.
– Sur les eaux de la vie, pour le meilleur et pour le pire?
– C’est de l’humour? Sinon on fait arche séparée!
Eclats de rire au bord de l’eau.
– Mais j’y pense, et ton projet d’aller à pied le long du Rhin de sa source à Cologne, pour visiter ta famille, que devient-il? Vas-tu vraiment l’abandonner si près du but?
– L’essentiel je l’ai fait depuis les Grisons, le reste c’est dans la tête.
– Et si on faisait les deux, suggère-t-elle, marcher jusqu’à Cologne, à quelques jours d’ici, puis en bateau jusqu’aux Pays-Bas, qu’en dis-tu?
– Donnons-nous un peu de temps, profitons encore de cette ville-confluence, explorons-la un peu et on verra bien où ça nous mène; peut-être trouverons-nous un bateau depuis Koblenz, peut-être depuis plus loin, disons-nous que c’est l’occasion qui fera les larrons.
– Alors explorons et guettons chaque occasion d’embarquer, mon larron! Et ils s’embrassent comme on scelle un pacte.
Ils cherchent des bateaux sur le Rhin et la Moselle, mais ils ne trouvent que des formules: Quatre jours de rêve sur la Moselle, De Bâle à Amsterdam avec Monsieur Jardinier, D’une cave à l’autre sur la Moselle et le Rhin, et caetera, et caetera. De plus les bateaux sont laids – carrés et pas élancés pour deux sous – et les gens qui les renseignent sans classe – Le capitaine va adorer danser avec vous, Madame, vous êtes si élancée! et vous Monsieur vous adorerez souper à l’oeil au carré des officiers. Ils ne rencontrent aucun plaisancier amène, aucun pêcheur débonnaire, que des marchands de bonheur dépressifs et anorexiques.
– De toute façon je n’ai ni robe de soirée ni de vernis à ongles!
– Et moi, entrer dans un carré? ce serait la quadrature du cercle!
Eclats de rire au bord de l’eau.

Ils continuent à dériver dans la ville, se faisant à l’idée qu’ils quitteront Koblenz à pied.

Plus que 365 jours… (234/365)

Octobre est un foyard – XXIV

La première histoire du capitaine – suite et fin

– Je suis donc devenu marin par hasard, n’en déplaise à ma mère, paix  ses cendres, poursuit le capitaine.
Je suis né à Toulon, non loin du port, mais je n’avais pas le droit d’y aller, interdiction formelle de ma mère. Autour de ma mère, fille-mère qui m’a éduqué du mieux qu’elle pouvait, une armée de volontaires faisaient respecter cette consigne quand ma mère était au travail, c’est-à-dire à l’usine, une conserverie non loin du port, comme dans le roman de Steinbeck, Rue de la sardine, quand ma mère faisait les courses, quand ma mère était à l’église – la seule fois qu’on a réussi à me faire entrer dans une église, c’était le jour de mon baptême, je ne me souviens de rien et pour une fois ce n’est pas à cause de l’alcool. Ces volontaires avaient pour sous-chef.fe.s Olga, la concierge qui détestait les enfants, Romuald, l’épicier et sa femme Thérèse – elle le trompait pendant qu’il buvait, ou l’inverse, je ne me souviens plus –, Monsieur l’Instituteur, qui n’a jamais rien su apprendre à personne, l’agent de ville numéro 15 – oui, comme dans Quick et Flupke – un jeune imbécile qui ne savait rien, puisqu’il avait aussi eu Monsieur l’Instituteur comme instituteur. Ce beau monde régnait sur les habitants du quartier, tout le monde savait donc que j’avais l’interdiction absolue d’aller au port.
J’ai pas passé beaucoup de temps avec ma mère, mais le temps que j’ai passé avec ma mère il était beau – on m’a dit qu’il fallait pas répéter le pronom, mais j’y peux rien, c’est la faute à Monsieur l’Instituteur, celui de mon quartier, j’veux dire. Vous m’suivez?
– On vous suit, disent en choeur H&G (alto&ténor).
– Alors je continue.
– Oui, continuez la, votre histoire, elle est bien elle.
– Z’avez aussi eu Monsieur l’Instituteur?
– Non, moi j’étais alto puis ténor chez les cordeliers.
– Et moi soprano chez les cordelières, mais maintenant je suis alto.
– Mes pauvres!
– C’est vrai qu’on a étudié chez les mendiants, les ordres mendiants, on veut dire, disent en choeur H&G.
ALLO, ICI LA RÉDACTION, VOUS POUVEZ LA FAIRE AVANCER L’HISTOIRE? C’EST NOUS QUI DEVONS LES GÉRER LES LECTEURS QUI S’ENNUIENT, LES QUI NE COMPRENNENT PLUS RIEN, LES QUI ET CAETERI, LES CAS ET CAETERA!
– Ok, avançons, fait le capitaine qui, heureusement, ne se pose toujours aucune question sur qui se cache derrière la rédaction, heureusement, car sinon elle prendrait vraiment l’eau, l’histoire du capitaine.
ON EST PRIÉ DE NE PAS SE FOUTRE DE LA RÉDACTION, MERCI!
– Oh la la, y a vraiment que des lecteurs qui se plaignent, y en a aucun qui dit des trucs sympa du genre, on comprend rien mais qu’est-ce qu’on se marre?
– Bon je continue, sinon je vais perdre le cap, dit le capitaine. Le bon temps que j’ai passé avec ma mère, je l’ai passé à écouter des histoires, à apprendre à lire et à rêver. Elle me disait aussi qu’un homme, un vrai, devait être débrouille, alors on cuisinait ensemble, j’ai aussi appris la plonge, la lessive et deux ou trois choses en couture. On avait encore du pain sur la planche, mais elle est morte d’un coup.
J’allais sur mes dix ans, je rentrais de l’école et Grisélidis, ma seule amie, m’a intercepté en route. – Ta mère est morte, petit, un accident à l’usine. Je vais t’emmener lui dire un dernier adieu et ensuite je te planquerai, Monsieur l’Instituteur a déjà parlé avec le curé, les nouvelles vont vite dans le quartier, on veux te mettre chez les religieux, à l’internat. J’embrasse ma mère à l’usine pour la dernière fois, un baiser sur le front dans un local froid où son corps attend le légiste, sous la garde de Bébert, un pote à Grisélidis, mais pas son mac, elle est indépendante, Grisélidis, une chic fille, humaine, et tout, et tout – au fait, on dit chic fille ou chique fille, j’ai quitté l’école avant mes dix ans, vous comprenez?
ON EST PRIÉ DE FAIRE AVANCER L’HISTOIRE, ON A COMPRIS, VOTRE HISTOIRE AVEC L’ÉCOLE C’EST PAS DU CHIQUÉ!
– C’est qui ces gens qui nous interrompent tout le temps? demande le capitaine qui reboit un coup, directement à la bouteille.
– Ou la la, on vous expliquera plus tard, ou une autre fois, disent en choeur H&G.
OU PAS!
– Ok. Donc elle me planque au port, dans un bar bourré de marins – le dernier endroit où on viendra te chercher, qu’elle me dit en me confiant à un cousin de Bébert, un gars dont j’ai oublié le prénom, mais peu importe. Le gars il me dit, en me ramenant du zinc une bière grenadine: – Alors petit, qu’est-ce qu’on raconte? – eh oui, j’ai commencé à boire avant mes dix ans, mais à raconter des histoires aussi, dit le capitaine la larme à l’oeil.
Gaspard allait remanger une brioche, mais il renonce, par respect pour l’émotion du capitaine qui, à ce moment de l’histoire, rappelons-le au lecteur égaré, la lectrice le sait bien, elle, n’ a que neuf ans, se trouve dans un bar à marins dans le port de Toulon, confié par Grisélidis à un gars dont on ne sait plus le prénom mais dont le cousin, pote de Grisélidis, s’appelle Bébert.
– Donc le gars, il me dit, poursuit le capitaine, – Alors petit, qu’est-ce qu’on raconte? mais moi je ne comprends pas où il veut en venir, le cousin de Bébert, je reste d’abord bouche bée, alors il me redit – Alors petit, qu’est-ce qu’on raconte? et là je me mets à raconter une histoire, mon histoire préférée, celle de Nils Holgersson, racontée mille fois par ma mère, lue dans le livre où j’ai appris à lire, et à dessiner, je vous expliquerai une autre fois.
OUF! ET REOUF!
– Je raconte, le gars écoute, et autour de nous le silence se fait peu à peu, je raconte, je raconte, je suis au milieu d’un immense cercle de marins, comme dans l’oeil d’un cyclone, ou d’un cyclope, je ne sais plus, quand j’ai la gorge sèche on m’apporte une autre bière grenadine, et quand il n’y a plus de grenadine je passe à la bière, quand j’arrive au bout de l’histoire, silence de mort autour de moi – et je peux vous dire que dans un bar de marins, et à moins de cent bornes de Marseille, c’est rare, le silence, et j’en ai fait des bars de marins dans ma vie de galère –, silence à couper au couteau, je suis au bord de pleurer mais je prends sur moi et je gueule – Qu’est qu’il y a, vous l’avez pas aimée mon histoire? Et là y a un gars qui se lève, Oscar, un grand trapus, et il dit Oscar – Quoi, tu plaisantes petit? mais des histoires pareilles on n’en a jamais entendues ici! – Quoi, vous pensez qu’elle est pas vraie mon histoire? que je dis. – Quoi, tu plaisantes encore petit? mais elle est formidable ton histoire, elle donne envie de se lever ton histoire, pour voyager, ton histoire! Et là, vous me croirez si vous voudrez, il me prend dans ses bras, Oscar, et tous les gars se lèvent, lèvent les bras au-dessous de leur tête et  je passe par-dessus eux, d’un paire de bras à l’autre, des gros bras tatoués, des bras de marins quoi, je fais trois fois le tour du bar en voguant sur les marins comme un mousse sur une mer déchaînée, vous comprenez moussaillons?
– Oui, on comprend, disent en choeur H&G.
– A la fin du troisième tour, Oscar il me reprend dans ses bras et me dit – Comment tu t’appelles petit? – Je m’appelle Marcel, mais je n’aime pas mon prénom, alors je réponds Archibald, Archibald comme le capitaine dans Tintin. Tu a déjà voyagé Archibald? Non, que je dis, ma mère voulait pas que je m’approche du port, mais elle est morte. Et ton père? Y en a pas. T’as quelqu’un d’autre, petit?
C’est ce moment précis que choisit Grisélidis pour entrer en scène, c’est-à-dire dans ce bar de marins; elle fend la foule, Grisélidis, les gars s’écartent pour qu’elle s’avance, respect, Grisélidis c’est une chic/chique* fille (*biffer ce qui ne convient pas), et elle dit à Oscar, Grisélidis, il n’a plus que moi, le petit, mais faut qu’on l’planque, comme il est orphelin  on veut le foutre chez les curés, emporte-le Oscar, sauve-le ce petit, fais-en un homme, un vrai, il sait déjà lire, rêver, faire la cuisine, la plonge, la lessive et deux ou trois points de  couture…
– … et raconter des histoires formidables! gueulent en choeur les marins du bar, façon Armée rouge.

– Voilà comment je suis devenu marin, conclut le capitaine, vous comprenez, moussaillons?

Gaspard trouve que le passage du bar ressemble étrangement au début d’un roman de Sepulveda, Le Monde du bout du monde, Heinrika peine à croire qu’un enfant de neuf ans tienne si bien la bière, avec ou sans grenadine, mais il s’exclament en choeur, H&G, – Oui, on comprend, et elle est très belle, votre histoire, elle donne envie de naviguer, votre histoire, merci Archibald ! du fond du choeur, merci!
Avant de leur passer la bouteille pour qu’ils boivent chacun une lampée de rhum, Archibald leur dit:
– Mon histoire est vraie, moussaillons, je vous l’assure. Sepulveda, je l’ai lu, mais dans son roman Le Monde du bout du monde c’est pas Nils Holgersson, mais  Moby Dick, et moi aussi j’ai été surpris par la ressemblance, mais je vous jure que c’est du vécu, et pour l’alcool, je n’y peux rien, ce sont les gènes de mon père, un alcoolique notoire, un marin qui a violé ma mère un soir qu’elle rentrait de l’usine, je l’ai appris plus tard, de la bouche d’Oscar, mon capitaine à moi. Lorsque j’ai croisé mon père, dans un port du Pacifique Sud, j’étais déjà capitaine, et je lui ai cassé la gueule, à mon  père. Tout à l’heure, au début de l’histoire, je vous disais que je ne saurais jamais la vérité, mais elle m’a sauté à la gueule, la vérité, dans un port du Pacifique Sud, lorsque j’étais déjà capitaine, alors j’ai sauté sur mon père et je lui ai cassé la gueule.



Plus que 365 jours… (233/365)

Octobre est un foyard – XXIII

La première histoire du capitaine – prologue

Deuxième matin à Koblenz, leur second matin; Heinrika le regarde dormir, hésite… quand deux coups brefs sont soudainement frappés à la porte de leur chambre, alors qu’il n’est pas encore sept heures. Gaspard, qui faisait semblant de dormir, bondit hors du lit, se voile d’un drap, façon toge, et va ouvrir la porte; avant de filer à la salle de bain, allez savoir pourquoi, Heinrika a poussé sous le lit de son pied agile, le gauche, les habits posés au sol, façon tas.
A la porte, c’est le capitaine, chargé d’un lourd plateau. Sans dire un mot, il entre d’autorité, pose le plateau sur la table, dispose les couverts et demande:
– Vous êtes plutôt thé ou café? Moi c’est toujours thé, le rhum c’est meilleur dans le thé, de préférence un Assam, bien noir, et le café, je viens d’en boire un à la boulangerie du quartier, vous ne pensez quand même pas que ces bonnes choses sont venues toutes seules ici! tonne-t-il.
Le plateau déborde de brioches, petits pains et ballons au milieu desquels on voit du beurre, des confitures – courge, mirabelle, orange –, du miel, du cenovis – tiens du cenovis, se dit Gaspard –, du mettwurst et du fromage.
– Pour moi ce sera café, sans sucre ni rhum, dit Heinrika en sortant de la salle de bain.
Le capitaine manque de lâcher le beurrier, un joli beurrier en verre, avec son couvercle ouvragé. Il se rattrape en disant:
– Ce tricot vous va à ravir, moussaillon!
Gaspard acquiesce d’un large sourire tout en espérant que le petit-déjeuner ne se prolongera pas trop, compte tenu du fait qu’il reconnaît son chandail militaire en rude laine qui pique, mais il se dit qu’Heinrika l’uranaise en a vu d’autres et s’en va, le coeur léger, se couvrir lui aussi à la salle de bain. Resté seul avec Heinrika, le capitaine ne fait pas le malin et ne pipe mot; très à l’aise Heinrika sirote son café devant le gros ours qui lui fait penser à feu son parrain, un rude gardien de cabane des Alpes glaronnaises – une autre forme de solitude.
Lorsqu’il sort de la salle de bain, Gaspard est déçu que personne ne le complimente sur son t-shirt assorti à son boxer.
Le déjeuner commence dans le silence, mais en beurrant sa première brioche le capitaine demande:
– Vous connaissez le cenovis, ça vient de Suisse, j’aime beaucoup, une découverte ramenée de Bâle, une fois que j’avais échoué au bord du Rhin; l’essayer c’est l’adopter!
– Oui, on connaît, on vient de Suisse, comme lui! s’exclame Gaspard.
– Moi j’en ai eu dans mon biberon, renchérit Heinrika, dans nos rudes Alpes uranaises c’est le vaccin des enfants, ça protège de tout même de la laine qui pique, et ça donne ce joli teint!
Gaspard se marre, Heinrika fait mine de téter le cenovis – ce qui est pratique quand il est en tube, le cenovis; comme la lectrice, le lecteur sait bien sûr que cette rude pâte à tartiner existe aussi en pot – et le capitaine ne sait pas bien sur quel pied danser, alors il rajoute du rhum dans sont thé et enchaîne:
– En revenant de ma balade matinale et de la corvée pain, j’ai remarqué votre fenêtre ouverte, je me suis dit que vous étiez déjà sur le pont, mais en bas, personne, alors j’ai préparé le plateau et j’ai échoué ici.
– Dites-nous, Capitaine, votre vie ne se résume tout de même pas à une série de corvées entre des naufrages? demande Heinrika.
– Dans une taverne du KleinBasel j’ai eu une joute verbale avec un uranais broussailleux – et le capitaine d’exhiber une cicatrice sur son avant-bras droit –, j’ai perdu, mais j’aime ce franc-parler de vos montagnes, moussaillon, et je vais vous raconter mon histoire, ou plutôt comme elle a commencé, l’histoire de ma vie.
En deux bouchées il dévore une brioche à la confiture de courge, vide sa tasse d’un trait et commence à raconter.

– Figurez-vous, mes enfants, que je suis devenu marin tout à fait par hasard. Il s’interrompt, réfléchit et rectifie:
Ma pauvre mère, paix à ses cendres, pourrait peut-être dire que ce n’est pas par hasard, mais elle est morte, alors je dis ce que je veux, de toute façon je ne saurai jamais la vérité. Excusez-moi, je vais essayer de ne pas m’interrompre sans cesse, mais j’aimerais être bien compris de vous, moussaillons, c’est un souci permanent que j’ai, qu’on me comprenne bien, vous voyez ce que je veux dire?
– On voit très bien, s’esclaffe Heinrika, vous êtes comme Gaspard, ou comme le narrateur, ou comme l’auteur – je ne sais plus très bien –, à force de vouloir qu’on vous comprenne, il vous arrive de vous perdre et de perdre les autres avec vous, c’est bien ça? Mais on s’en fiche, du moment que la rédaction suit!
– Oui, c’est tout à fait ça! dit le capitaine jubilant, sans demander quoi que ce soit, et heureusement, à propos de Gaspard, du narrateur, de l’auteur, de la rédaction et de l’âge de tous ces gens.
Il attrape la bouteille de rhum, boit une lampée et poursuit l’histoire à peine entamée.

(à suivre ;- )

Plus que 365 jours… (232/365)

Octobre est un foyard – XXII

Journée de pluie, journée de rétablissements. La vaisselle essuyée, on déjeune ensemble, joyeusement, une sorte de déjeuner-dîner durant lequel on refait le monde, sans les tensions de la veille. Après le monde, c’est le tour du ménage; Miu et Iruto emmènent le verre vide au molok tout proche; on ne les voit pas revenir, mais personne ne s’inquiète, une ville est belle par tous les temps; Haddock s’est retiré dans sa cabine, on est donc quatre sur le pont, Juliette dirige, Roméo seconde aidé par H&G.
Le ménage fini, Heinrika et Gaspard s’installent dans le salon-bibliothèque et se plongent dans leurs carnets; il mettent à jour, retouchent, précisent et avancent. Régulièrement ils s’échangent les carnets comme on change de rive, adoptent un autre point de vue, découvrent la rive de l’autre, scrutent la découverte de l’autre.
Miu et Iruto reviennent avec la soleil, à l’heure du thé, que l’on prend sur la terrasse, comme des lézards qui croient encore à l’été. A l’image du déjeuner du matin, le thé prend les allures d’un repas, quelque chose entre Kaffee-Kuchen et café complet; thé, café. On est six sur les dalles de grès rouges qui chauffent timidement, le capitaine est toujours dans sa cabine, ce qui n’inquiète ni Juliette ni Roméo; le vieux loup a accosté chez nous ce printemps, disent-ils, il a ses rythmes comme la mer a ses marées et ses saisons, il devrait moins boire et il le sait, c’est là toute l’histoire de sa vie; on ne peut pas le sauver de lui-même, mais on veille sur lui comme on peut, l’idée qu’il soit tout seul dehors nous est insupportable et lorsqu’il va bien il raconte de belles histoires, peut-être vraies.
La pluie revient, douce et tiède, elle aussi s’est un peu réchauffée, elle laisse aux lézards le temps de débarrasser et de rentrer sans précipitation. Heinrika et Gaspard prennent plaisir à cette eau sur leur corps, ils se mettent pieds nus et retroussent leurs manches, façon origami. La pluie les apprécie aussi, joue avec eux, se fait changeante, tantôt plus douce, tantôt plus froide, sans jamais les chasser. Ils rentrent quand elle s’arrête. En bas, plus rien ne bouge, on ne les a pas attendus pour la vaisselle, on ne dérange pas un couple qui danse avec la pluie. Ils montent – ils ont juste essuyé le dessous de leurs pieds pour ne pas salir la maison qui les accueille, mais le reste de l’eau, ils le gardent sur leur corps, pour jouer.
Dans la chambre, ils quittent leurs habits, façon chiffonnade, leur danse reprend et les draps se mettent à ressembler à leurs habits froissés. Par la fenêtre ouverte entrent la nuit et le chant de la pluie qui a repris, comme pour guider leurs jeux; ils écoutent et jouent le jeu. La pluie accélère, ralentit, chante dans différents registres, se fait caressante comme une pomme d’arrosoir, puis pomme de douche, brûlante le soir, piquante le matin, elle se fait aussi battante, mais ralentit soudain, reprise, da capo. Ils suivent la partition sans difficulté, la pluie est à leur écoute et sait les ménager. Lorsqu’elle entend que leurs corps sont au diapason, elle se fait déluge puis s’arrête d’un coup.

Plus que 365 jours… (231/365)

Octobre est un foyard – XXI

Lorsqu’il ne dort plus, Gaspard est comme un enfant, il a besoin de bouger, alors, en général, il se lève. Ce matin il aurait bien quelques idées pour bouger sans se lever, mais Heinrika dort à poings fermés, il ne peut donc même pas essayer de la réveiller en l’hypnotisant, alors il se lève Gaspard, s’habille sans bruit et descend comme un chat – un gros chat de gouttière – à la cuisine. Il y trouve de quoi faire du café filtre et tandis que l’eau passe goutte à goutte, le gros chat de gouttière rapatrie à pas feutrés la vaisselle sale – et le verre vide – à la cuisine, nettoie la table de la salle à manger et revient boire son café, sans lait – pourquoi croit-on que tous les chats aiment le lait? il ne lui semble pourtant pas que c’est le cas dans les Aristochats, cette histoire très rythmée dans laquelle ses chats préférés sont clairement ceux de MXX. Ce café est très bon, doux mais pas trop, tout en arômes, un brin chocolaté; ce café lui rappelle un guatemala pur origine qu’il achète chez un torréfacteur, là où les chats ne sont pas aristo. Après le café il fait pattes douces – gauche, droite –, dans l’eau savonneuse, Gaspard – pourquoi croit-on que tous les chats détestent l’eau? et les chats de gouttière, alors!
Concentré sur sa tâche, il fait la vaisselle en silence, Gaspard, mais il sait aussi deviser joyeusement en faisant la vaisselle, Gaspard, quelque chose lié à l’enfance, mais là il est seul Gaspard, seul et concentré, Gaspard, comme s’il payait un repas en nature à la plonge d’un bitstrot – la panse était délicieuse, la farce aussi. Il est si concentré Gaspard, qu’il n’entend pas qu’on chuchote dans son dos: Juliette, sans Roméo mais avec la dame japonaise dont on apprendra bientôt qu’elle s’appelle Miu.
– Du grand art! vous entendez ce silence? vous sentez cette douceur?
– Et ces manches, vous avez vu cet art de retrousser ses manches, aussi régulier qu’un origami!
– Et on dirait qu’il a des gants, des gants blancs, des gants de mousse.
– Et ce blanc va si bien avec ses jolis bras dorés, dorés comme une brioche!
– Oui! et on sent qu’il a souvent les bras dénudés, le bougre.
– Dommage qu’il ne soit pas en caleçon, il doit avoir la jambe dorée aussi…
– … et légère!
C’est cet instant précis que choisit Heinrika pour entrer en scène, elle qui écoute ce dialogue en coulisse, dialogue entre femmes concentrées sur un gars concentré sur la vaisselle.
– En vous entendant mousser les filles – les trois ont la cinquantaine, toute petite cinquantaine, mais cinquantaine quand même –, je me dis qu’il y a vraiment dans l’eau de vaisselle quelque chose qui relève de l’élixir, voire du filtre d’amour!
Éclats de rire dans la cuisine, et Juliette ajoute:
– Il faudra que j’en parle à Roméo!
Re éclats de rire dans la cuisine. Surpris, Gaspard lâche l’assiette qu’il tenait dans la main droite mais la rattrape de la main gauche, sa main.
– Olé! font les trois femmes, et au lieu d’essuyer la vaisselle, elles se nouent un linge dans les cheveux et se mettent à danser sur un air de Bizet siffloté par Gaspard. C’est cet instant précis que choisissent les autres mâles pour entrer en scène: le monsieur japonais, dont on apprendra bientôt qu’il s’appelle Iruto, le capitaine en retraite que tout le monde surnomme désormais Haddock – comme la préparation salée à base d’églefin – et Roméo.
Ils sont donc sept dans la cuisine, les femmes dansent sur un air sifflé par Gaspard et les gars se les roulent en tapant dans leurs mains. Seule Colette manque à ce joli tableau, elle a filé Colette – comme ses bas sous son habit blanc –, sans doute pour faire pénitence, jusqu’à la prochaine fois… Le ciel, lui, fait aussi pénitence, en ce lendemain de beuverie, il pleut des cordes – les clarisses sont aussi appelées cordelières.

Plus que 365 jours… (230/365)

Octobre est un foyard – XX

Ils y voient nettement plus clair en entrant dans la salle à manger, Heinrika et Gaspard, car celle qui préside la tablée a le visage illuminé par un sourire quasiment divin et le blanc de son habit est immaculé. Pour couper court à toute question, Colette entame le benedicite, en latin, cela va de soi :
Benedic, Domine, nos et haec tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi, per Christum Dominum nostrum. Amen.
Mensae caelestis participes faciat nos rex aeternae gloriae. Amen.
[Bénis-nous, Seigneur, ainsi que ces dons qui sont tiens et que nous recevons de ta bonté, nous te le demandons par le Christ notre Seigneur. Amen.
Daigne le roi d’éternelle gloire nous donner part au festin céleste. Amen.]
Tous les convives répètent solennellement amen et font un ample signe de croix avant de s’asseoir. On compte huit convives autour de la table: le couple qui tient la pension, un couple de Japonais, une officier de marine en retraite, Heinrika&Gaspard – ci-après H&G – et Colette qui, à peine assise, éprouve le besoin de s’expliquer – ceux qui la connaissent autour de la table, ils son plusieurs, ont remarqué que son sourire divin avait quelque chose d’un sourire de façade, un de ces sourires du gosse pris en faute qui cherche à gagner du temps, histoire de trouver une bonne explication.
– Chère Heinrika, cher Gaspard, je vous dois des explications. Juliette qui tient cette pension avec Roméo, son Jules – eux aussi vivent dans le péché…
– S’il te plaît cousine, ne commence pas avec tes sermons sur le concubinage…
– Juliette est donc ma cousine, nos mères étaient soeurs, soeurs de sang je veux dire, pas clarisse comme moi, ou autre chose. Ma mère donc, une sainte femme et une chaste veuve – mon père est pour ainsi dire mort en couches d’une crise cardiaque – a légué par testament tout ce qu’elle possédait à son unique nièce, Juliette, ma cousine. Ma mère avait fait de cette maison une pension de famille et Juliette l’a reprise, avec un certain succès malgré Roméo, son bon à rien de concubin, ce collectionneur d’alcools rares…
– Si tu continues, Colette, je ne sortirai pas la chartreuse au dessert…
– Et tu iras en enfer, ajoute Juliette, c’est pas beau de dire du mal des autres, même en leur présence, et quelle impression vas-tu faire à nos hôtes, ce charmant couple nippon, H&G, les amoureux du Rhin et notre bon vieux capitaine!
Le monsieur japonais, qui a compris l’essentiel, rassure Colette:
– Pas de souci, Madame Clarisse, s’il ne sort pas la chartreuse, je sortirai le saké, j’en emporte toujours avec moi, le tourisme de masse, c’est l’enfer!
– Chéri, on a aussi de l’absinthe, ajoute la dame japonaise.
– Ah oui c’est vrai, fait le mari, on l’a reçue d’un curé qui voulait nous convertir.
Le vieux loup de mer renchérit:
– Vous en faites pas, ma soeur, s’il faut je sortirai aussi mon schnaps, j’ai toujours barré mes vieux rafiots au pif.
– Vous voulez dire avec ce gros machin grumeleux et patatoïde, rouge comme une lanterne à l’entrée d’un port?
– De grâce, Colette, cesse de médire et sers-nous le velouté!
On passe les assiettes, on les repasse et chacun mange en silence un excellent velouté aux champignons. Lorsque les cuillères font ting au fond des assiettes pour dire qu’elles sont vides, Colette remet ça:
– Du temps de ma mère on n’accueillait ici que des chrétiens, mais maintenant…
– Colette, je ne te reconnais pas, dit tristement Heinrika, hier sur le pont tu disais des choses si belles, et maintenant…
– Elle vous a fait le coup de « j’aime passer mon temps libre à contempler la vie »? demande Juliette.
– Oui, mais ça avait l’air sincère, dit Heinrika.
– Elle a quand même juré et craché par terre! précise Gaspard.
– Ça ne m’étonne pas d’elle! s’exclame Roméo, le Jules de la Juliette.
Colette s’étouffe d’indignation et Juliette explique:
– Lorsque Colette vient à Koblenz pour le congrès annuel des ordres mendiants, elle passe toujours ici dire des méchancetés, elle est jalouse de mon héritage, elle aurait bien voulu l’avoir mais elle avait fait voeu de pauvreté, comme toutes les clarisses. Sa mère, une sainte femme, je confirme, l’a fait éduquer par des religieuses car c’était une vrai poison. Elle est rentrée dans le droit chemin – du moins l’a-t-elle fait croire –, a pris l’habit, Colette l’hypocrite. Ce soir, quand elle s’est pointée pour manger à l’oeil, elle m’a parlé de vous, les amoureux du pont, elle m’a tout raconté, alors j’ai fait le lien. Ce matin, en faisant la chambre, j’ai vu un deuxième rucksack, la description de l’amoureuse correspondait à vous Heinrika, la pensionnaire arrivée hier, alors quand Colette m’a dit que vous étiez choux et que vous vouliez vous fiancer, les amoureux du Rhin, je l’ai crue – je mourrai naïve – et je vous ai accueillis sincèrement, en vous appelant les amoureux, et caetera, et caetera.
Tout le monde se tait. Juliette va chercher le plat principal, de la panse de porc farcie et de la choucroute, – il n’y a que dans cette maison qu’on sait faire cette recette, dit Romeo et il sort la chartreuse, Haddock fonce chercher du schnaps dans sa chambre et le monsieur nippon sort du saké  et de l’absinthe de son kimono. Puis tout s’enchaîne très vite : on mange, on boit, on s’engueule, on reboit, on regueule, on rereboit, on ne sait plus pourquoi on s’engueule alors on rit, on rerereboit, on rerit, et caetera, et caetera. Lorsque les bouteilles font gling, car elles sont vides, tout le monde est plein, alors on  monte péniblement se coucher, sauf Colette qui dort déjà sur le canapé, les bras en croix, égrenant dans son sommeil des chapelets de jurons qui feraient rougir Haddock s’il pouvait les entendre. Les rangements attendront plus tard, ainsi que les grâces que de toute façon personne ne pourrait prononcer, tout le monde ayant perdu son latin. Il ne reste plus qu’à espérer que Dieu n’est pas rancunier et que tous passeront une bonne nuit, saintement, chastement.