Plus que 365 jours… (190/365)

Septembre est une jardinière de prunes – VII

Que fait-il assis sur ce tronc au bord du fleuve à la tombée de la nuit, habillé comme quelqu’un qui va dormir dehors? Méditation du soir?
Lui-même ne sait pas. Il sait où il est, mais il ne sait pas où il en est. Un simple coup de fatigue?
Une chauve-souris le frôle, puis plusieurs, il en compte quatre; où est la cinquième? Elles se mettent à danser autour de lui; il devient le centre d’une circumambulation aérienne, les cercles sont tantôt ultra-petits, tantôt ultra-grands. Il ne bouge pas la tête, son regard fixe l’horizon à la hauteur duquel volent les mammifères. Que lui disent-ils? Une récente conversation avec une marchande ambulante croisée sur une place où elle vendait des rouleaux de printemps lui revient à l’esprit; pour nous autres Chinois, disait-elle, la chauve-souris est le symbole du bonheur. Alors j’aime le bonheur, avait-il répondu, et la marchande de lui offrir un rouleau de printemps tout chaud, puis elle avait sorti cinq petits cailloux noirs de sa poche, qu’elle avait arrangés sur son stand: disposées ainsi, cinq chauves-souris figurent les Cinq Bonheurs : richesse, longévité, tranquillité, santé et bonne mort.
Assis sur son tronc il ne compte toujours que quatre chauves-souris, ce qui le rend très zen. Lorsque la nuit est noire et que les cercles sont devenus invisibles, il déroule son sac et se couche le long du tronc, tout heureux de ne pas avoir la richesse.

Dors Gaspard, demain est un autre jour.

Plus que 365 jours… (189/365)

Septembre est une jardinière de prunes – VI

Hospental, le 6 septembre 2019

Gaspard, Mon Cher Gaspard,

Il me tarde de te revoir, et toi?
Je t’écris poste restante, assez brièvement, dans l’espoir que ma lettre soit terminée à temps pour partir par la dernière levée du jour. Il me semble que le ciel est en train d’exaucer mon voeu d’être avec toi: ici c’est l’hiver, figure-toi que le col est fermé! Anton est inquiet, les orages de l’été et les pluies de ces derniers jours ont mis la région à rude épreuve: chutes de pierres, éboulements, dégâts sur les chaussées, glissements de terrain et maintenant la neige! Ici on a certes l’habitude de ses courtes apparitions de septembre, ces petits blancs typographiques qui nous font espérer l’hiver, mais que dire d’une pareille quantité! Anton, passe de plus en plus de temps à l’auberge, Odile et lui semblent travailler à réduire la distance-temps qui les sépare, une forme de quête du zéro, de danse de la fusion – un peu comme nous, non ? Anton donc, est souvent ici et nous dit que la fermeture hivernale de la route sera sans doute décrétée ces prochains jours; il est question de procéder à des réparations avant l’hiver pour éviter que la neige et le gel ne fassent encore plus de dégâts, à moins que l’hiver ne s’installe pour de bon, auquel cas la route du col ne réouvrirait qu’en juin, ou plus tard. Quoi qu’il en soit, je me prépare à fermer l’auberge ces prochains jours, ici la belle saison a été en dents de scie, cruelle comme les Gastlosen, et je ne souhaite pas courir le risque d’un automne morose et d’un hiver itou.
Gaspard, ô mon Gaspard, me vois-tu venir? J’aimerais te rejoindre au plus vite, et toi? Il me tarde de recevoir ta réponse.

Permets-moi d’emprunter ta formule et de t’envoyer deux becs et une bise. (Dans ma tête, je te serre dans mes bras.)

Heinrika

Plus que 365 jours… (188/365)

Septembre est une jardinière de prunes – V

Ma Chère Odile,
Je prends prétexte d’être dans ta région natale pour t’envoyer des becs et une bise. En fait de bise, je marche accompagné par le Balerswind, comme disent les gens d’ici, comme tu me l’a appris à Hospental. Tu as compris que je marche sous la pluie, une pluie rafraîchissante qui fait du bien après plusieurs jours très chauds. Le long du Rhin, j’ai rencontré un groupe de femmes dans des jardins familiaux; durant le Kaffee und Kuchen auquel elles m’ont invité, elles m’ont parlé de cet espace qu’elles ont repris en mains pour en faire un lieu communautaire, un projet passionnant, mais Dieu que les Kaffee und Kuchen alsaciens sont copieux, j’ai presque eu peur qu’elles m’enferment dans un enclos pour me gaver! C’est vrai que je suis plutôt bio.
Je t’embrasse, Ma Chère Odile,

Gaspard

Plus que 365 jours… (187/365)

Septembre est une jardinière de prunes – IV

En poursuivant son périple, Gaspard hâte le pas le long du Rhin; il a clairement abusé de ce Kaffee und Kuchen à l’alsacienne en goûtant toutes les tartes qui lui étaient si généreusement proposées : mirabelles, pruneaux, pommes, poires; dans un four à bois, pommes et poires sont comme cuites à l’étouffée, ce qui les rend plus savoureuses encore, comment résister?
Et maintenant il marche, le Gaspard, histoire de digérer et de méditer. Il se dit que si les jardins sont des reflets du monde, le monde commence doucement à changer. Grâce à la correspondance qu’il a reprise avec Mathilde, il a bien compris que le jardin de la mère de ses enfants est devenu un espace partagé, un lieu d’expérimentation, un laboratoire biologique et social, exactement ce que cherchent à faire ces femmes qui l’ont gavé, au sens propre. Au sens figuré, elle ne l’ont pas gavé, bien au contraire. Elles sont admirables ces femmes de tous âges et de toutes cultures qui ont fondé cette association pour transformer les jardins familiaux : abattre les barrières entre les parcelles, exploiter l’espace de façon plus réfléchie, en fonction des saisons, des besoins et des disponibilités de chacun, partager les connaissances, échanger les pratiques, donner des cours, laisser les enfants expérimenter, convaincre le vieux Billy de ne plus mettre d’engrais chimique dans le seau en fer blanc qu’il a hérité de son père.
Au fil des pas, il en a croisé des jardins, Gaspard, et souvent il lui a semblé que des changements étaient en cours: des espaces plus collectifs, plus pédagogiques, plus écologiques. Et ce que lui rapporte Mathilde dans ses lettres et ses cartes va dans le même sens, elle lui parle aussi de friches industrielles qui deviennent des jardins cultivés pour le bien de tous.
– Oui, se dit Gaspard, de plus en plus de gens reprennent en charge la production d’une partie de leur nourriture et, en faisant cela, ils font bien plus que cela.
Il est possible que le monde change doucement, se dit-il en se hâtant le long du Rhin.

Plus que 365 jours… (186/365)

Septembre est une jardinière de prunes – III

Tout joyeux de ses retrouvailles avec les couleurs, Gaspard dévale la pente qui coule vers le Rhin, léger comme un enfant qui va ranger le seau en fer au pied du prunier avant de reprendre sa route.
Le son du seau se fait à nouveau entendre – fer-pierre, fer-fer –, il provient d’une zone de jardins familiaux située au bord du fleuve; intrigué, Gaspard s’approche. L’espace qui regroupe les parcelles est un vaste rectangle délimité par une charmille; chacun des deux côtés courts du rectangle est percé par deux portails qui donnent accès aux deux allées qui desservent les jardinets privatifs. Gaspard entre et repère un vieux qui traîne un seau rempli de quelque chose qu’il épand sur son lopin en progressant lentement; la parcelle du jardinier d’âge mûr est partagée en deux par des dalles qui forment un chemin.
L’énigme du son du seau étant percée, Gaspard fait mine de s’éloigner, quand il avise, à l’autre bout de la première allée, un espace non cultivé qui ressemble à une place de pique-nique, en plus soigné; il va voir. L’allée débouche sous une tonnelle colonisée par de la vigne. Au centre de la tonnelle des femmes procèdent au défournement de tartes; les voix sont enthousiastes, les odeurs engageantes, Gaspard s’avance et salue.

Plus que 365 jours… (185/365)

Septembre… – II

[journal du marcheur – extrait]

C’est un son et un goût qui font revenir les couleurs.

Alors que je prends le frais au pied d’un arbre, du bruit me tire de ma rêverie: un seau en fer blanc qu’on traîne sur de la pierre puis l’anse qui tape contre le seau, fer contre fer. Je m’appuie sur les mains pour me redresser quand je sens des fruits sous mes paumes, des mirabelles; elles sont écrasées mais ont bonne façon, pas de vers, pas de pourriture, je les mange, me lèche mains et babines et me voilà transporté dans le jardin voisin, à l’époque de mes sept ans.

J’aimais rentrer de l’école en passant par le jardin des voisins, un charmant couple sans enfant, des humains merveilleux – Jeanne et Paul. Ils nous considéraient un peu comme leurs enfants, mes frères et moi, ainsi avaient-ils décrété que les fruits de leur jardin, qui était immense, étaient aussi nos fruits. Nous nous servions généreusement, en particulier de pruneaux, mirabelles et reines-claudes, dès les vacances finies; en retour Jeanne et Paul nous demandaient simplement de mettre les fruits gâtés dans un seau en fer blanc posé sous un prunier et, lorsque le seau était plein, de le vider dans le compost. J’accomplissais méticuleusement cette tâche, aimant fouiller dans l’herbe, observer la vie qui se cachaient dans les fruits gâtés, le festin des vers, le vol stationnaire des insectes. Lorsque j’avais vidé le seau sur le compost, en haut du jardin, j’aimais m’asseoir sur le mur de pierres qui était au-dessus, limite entre notre jardin et celui de Jeanne et Paul. Mes yeux faisaient des allers et retours entre l’horizon et la nature morte du compost. J’étais fasciné par les couleurs de la vie finissante et  cherchais à les retrouver dans le paysage. Certains jours, le vert des reines-claudes se retrouvait dans celui du lac par temps de bise, les montagnes de Savoie prenaient le bleuté des pruneaux, surmontées d’une fine couche de nuages blancs semblables à la mousse qui couvre les fruits pourrissant, une mousse légèrement teintée de jaune, comme celle des mirabelles; on aurait dit des montagnes au beurre d’alpage avec, par-dessus le beurre frais, des coussins gris de nuages dans les mêmes tons que les pierres qu’on avait taillées pour construire le mur sur lequel j’étais assis, face au paysage, au-dessus du compost parfumé.

Appuyé à mon mirabellier, quelque part en Alsace, je me dis que septembre est une salade de prunes, tandis que le Rhin reine-claude coule vers le nord et que je file vers Heinrika.

Plus que 365 jours… (184/365)

Septembre… – I

Quand revient septembre, beaucoup de choses reprennent, ou ne reprennent pas, continuent ou s’arrêtent.
Il a passé une partie de l’été avec sa boîte de crayons et un carnet dans lequel il n’a pas le droit d’écrire, en principe. On y  voit deux ou trois choses pas inintéressantes, quoi que…
On dirait que quelque chose est tari, du côté des couleurs. Il voit bien du bleu et du gris, mais il ne sait pas dans quel ordre et il ne sait même pas quel bleu et quel gris exactement; il ne sait pas non plus s’il faut utiliser le singulier ou le pluriel – bleus, gris.
Bleus des ciels d’été qu’on aimerait retenir? Gris des ciels d’orage qu’on aimerait fixer?
Encre et plomb. On dirait que quelque chose est tari.

Septembre…