Plus que 365 jours… (200/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XVII

Deux cents!
Il faudrait faire une fête, on passe un cap, déjà qu’on n’a rien fait pour le cent, on ne va quand même pas attendre le trois cents, ou bien?
Ou bien quoi?

Deux sans
Une fête, un cap, c’est quoi cette histoire? Ils ne sont même pas réunis! Une fête ça doit rassembler, faut au moins être deux pour faire une fête! Un cap ça réunit ou ça sépare – tout dépend du point de vue –, mais faut être deux, encore une fois! Prenez le Cap Horn par exemple: L’Atlantique et le Pacifique, rien que ça! Alors ces deux, H. et G., avant courants, tourbillons, cotillons et tout le tralala – avec ou sans s –  ils ont encore du chemin à faire, peut-être bien qu’ils sont en vue de Bonne Espérance, mais faut encore qu’ils rament avant d’être réunis par l’esperluète, H&G, ou bien?
Ou bien quoi?

Un sens, deux sens, contresens?
Pour être collés, par l’esperluète ou par autre chose, encore faut-il se rapprocher, hein? Et qui peut dire à l’heure qu’il est où ce qu’ils sont ceux qui voudraient esperluer, hein, où ce qu’ils sont H. et G., hein, où ce qu’ils sont? Et d’abord, marchent-ils dans le même sens, ces deux-là? Celui qui trace devant Heinrika est-il bien sûr de ne pas se casser le nez sur elle, hein? Et celle qui trotte derrière Gaspard est-elle bien sûre de ne pas se faire doubler par lui, hein? Alors pour la fête on repassera, bon sang!

Et ce sera tout pour aujourd’hui! ajoute Carroll qui est définitivement du côté des non-anniversaires.

Plus que 365 jours… (199/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XVI

Il n’y a pas que Gaspard qui laisse des traces dans une ville pour quelqu’un – Mayence, Heinrika –, il y a aussi Mathilde, Paola et Marguerite qui le font dans une autre ville, elles ne sont pas seules à faire cela pour les autres, elles le font avec les membres de l’association Vivre ici en lien avec d’autres associations, Femmes Solidaires Sans Frontières, une bibliothèque interculturelle, une association d’aînés, et caetera, et caetera.
Contrairement aux traces de Gaspard – des traces éphémères imaginées pour rapprocher deux êtres, deux âmes –, les traces de Mathilde, Paola, Marguerite et de tous ceux qui les soutiennent sont pérennes et sont pensées pour rapprocher tous les habitants d’une ville en profonde mutation.
Ces traces se matérialisent de différentes manières; au fur et à mesure des semaines, des points apparaissent sur le plan géant de la librairie Les Yeux Fertiles – chaque point désigne un lieu important de la ville, un lieu de l’écrit, un lieu de parole, un lieu d’apprentissage, un lieu qui nourrit – et les chemins qui relient ces points sont en couleur, faisant apparaître toutes les rues et ruelles que l’on peut emprunter pour atteindre ces lieux, aller s’y nourrir et, ce faisant, nourrir ces lieux; et dans ces rues et ruelles il y a des pochoirs verts sur des façades ou des vitrines dont les propriétaires ont donné leur accord et ces pochoirs, en forme de flèches, permettent aux habitants de ne pas se perdre en reliant ces lieux; dans certains commerces et cafés de la ville, on trouve ce plan en format poche en libre service, une feuille A3 in octavo. Régulièrement, le plan géant et son alter ego lilliputien sont mis à jour.

Plus que 365 jours… (198/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XV

Il tend sa carte, l’employé la regarde, le regarde, lui rend sa carte, se lève, disparaît un instant, revient, lui tend une carte et dit:
– La poste suisse et la deutsche Poste sont vraiment les meilleures du monde, hier à Hospental, aujourd’hui à Mayence !
Il remercie distraitement, se met de côté et lit:
Gaspard, mon cher Gaspard,
Je pars d’Hospental aujourd’hui par le train de 7h41, j’arriverai à Mayence à 15h18, donc bien avant cette carte que je poste à l’instant pour toi.

Deux becs et une bise,
Heinrika
Il sait qu’il est le seul client dans le bâtiment, le premier du matin, pourtant il se retourne et inspecte les alentours; comment comprendre cette carte, que veut-elle dire exactement?
Il a toutes ses affaires avec lui, il a bien déjeuné, il pourrait reprendre immédiatement la route et semer des traces entre la poste, la sortie de la ville et le cours du Rhin en direction de Eltville, mais il décide de passer la journée à laisser des traces à l’intérieur de la ville, il quittera Mayence à la nuit tombée.

Plus que 365 jours… (197/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XIV

L’aval et l’amont sont distants de mille mètres environ, un petit kilomètre, une quinzaine de minutes à pied. Si chacun faisait la moitié du chemin sur la berge, tranquillement, en maîtrisant ses émotions, il leur faudrait sept minutes et demie pour atteindre le zéro, leur zéro.

Pour l’instant il dort dans une auberge au bord de l’eau, le vent l’a couché sur le dernier lit de la dernière chambre qui était libre à cet endroit précis de l’eau-berge de ce fleuve qui vient des montagnes par lesquelles il est passé ce printemps.
Dans la langue de celle qui dort sur la même berge, un petit kilomètre en amont, dans une auberge qui ressemble à celle où il dort, les mêmes lettres, dans le même ordre mais avec un b majuscule, signifient montagnes, avec un s, minuscule – berge, Berge, montagnes.
Ils sont donc couchés à environ mille mètres l’un de l’autre mais leurs rêves se mélangent, comme si le fleuve était ici estuaire, comme si ses eaux mélangeaient leurs espoirs et leurs craintes, eaux douces, eaux salées, flux, reflux: carte égarée, « poste exceptionnellement fermée aujourd’hui », l’apercevoir dans la foule, faire durer le moment qui précède les retrouvailles, se suivre de loin, lui écrire sur un banc pendant qu’elle le dessine d’une terrasse, sentir qu’on est photographié tandis qu’on admire une image, se perdre, se retrouver.
Avant de s’endormir elle se disait qu’elle n’avait pas le droit d’aller à la poste le lendemain; en lui écrivant, elle a accepté la règle du jeu, en arrivant avant la carte, elle a enfreint la règle, un peu? beaucoup? Mon impatience est grande, mais je n’irai pas à la poste demain, se disait-elle avant de s’endormir, non je n’irai pas, se répétait-t-elle avant de sombrer dans l’eau douce amère des rêves mélangés.
Avant de s’endormir il vérifie une énième fois que sa carte d’identité est à sa place habituelle. Demain, se disait-il, j’irai à la poste à la première heure.

Plus que 365 jours… (196/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XIII

Il est largement passé 17h lorsque son train arrive en gare de Mayence; plus de Tourist Service Center, ni de musée.
Chercher une chambre. Elle marche en direction du Rhin, le besoin d’être reliée à son pays montagneux; elle ne se sent pas très à l’aise dans cette ville qui donne un semblant de relief à ce plat pays rempli de rases campagnes; le Rhin vient des montagnes – elle repense aux mots que lui a envoyés Gaspard, ces mots qui disent les montagnes grisonnes, des pentes et des glaciers qui alimentent le fleuve. Elle a envie de voir cette eau, de la toucher, avec les pieds, avec les mains, de s’y rafraîchir. L’idée de renouer avec le voyage la réjouit, mais elle sent qu’elle a besoin de sentir encore un peu ce fil qui la relie à ses montagnes. Elle se dit que dans les villes fluviales il y a des hôtels sur les berges.
Une auberge attire son regard, quelque chose lui rappelle celle qu’elle tient à Hospental, sans doute le côté simple et chaleureux qui transparaît de la devanture. Elle entre. On lui dit que c’est complet, on a loué la dernière chambre à midi et on a oublié de mettre le panneau habituel sur la porte. Elle est déçue, le réceptionniste le remarque bien. Il décroche son téléphone et la fait patienter un instant. La conversation est brève; elle comprend qu’une chambre l’attend quelque part.
– C’est un petit hôtel comme le nôtre, lui dit-on, au bord de l’eau, à une quinzaine de minutes en amont; on vous y attend.
Elle remercie et s’en va dans la direction qu’on lui indique. Elle suit le Rhin sur un petit kilomètre.
Tandis qu’Heinrika remonte cette eau qui descend de Suisse, Gaspard dort sur un banc, un kilomètre en aval. La distance zéro s’éloigne.

Plus que 365 jours… (195/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XII

Le vent a couché un bouquet d’arbres sur les rails, le train est arrêté en rase campagne.
Rester calme, maîtriser son impatience, s’échapper par le dessin sans passer par la fenêtre, qui est fixe, sans regarder la campagne, qui est rase. Faire vivre cette campagne par des traits.
Quand on est né à la montagne, et qu’on y vit, on est tenté de lui donner du relief, à la campagne, mais lequel, et comment ? Des bâtiments en béton lavé, brossés à gros traits, posés sur un gazon délimité par des fleurs en bacs et des arbres en pots ? Des usines, mais jolies, avec des toits en sheds, des cheminées en terre cuite, ou alors en béton gris avec du rouge et du blanc au sommet pour que les avions ne les piquent pas du nez ? Un zoo au milieu des vaches, avec dromadaires, chameaux et girafes ? Un parc d’attractions avec grandes roues, montagnes russes, Kremlin et toutes sortes de monuments hauts en couleurs ? En gare de Strasbourg, elle a vu un TGV en partance pour Paris, sur le train un slogan ventant un parc d’attraction venu d’outre atlantique disait en lettres bleues :
(…), des émotions pour toujours. Tous les jours.
Tandis qu’elle trace les courbes des montagnes communistes, le train s’ébranle sans crier gare, son crayon dérape et fait une pyramide. Sa gare est annoncée avec deux heures de retard, pourtant son train était parti du pays des coucous.

Plus que 365 jours… (194/365)

Septembre est une jardinière de prunes – XI

A marché, a beaucoup marché.

Pourquoi a-t-il marché si vite, presque couru, dormi si peu, à peine mangé? Se sentait-il poursuivi par le diable? Aimanté par une démone? Il ne sait pas Gaspard.

Il ne sait pas Gaspard et il est midi lorsqu’il pose son sac à l’auberge, au bord du Rhin. On ne lui avait pas menti, c’est une bonne adresse, simple et chaleureux. Il file au port, pas de musée aujourd’hui, il a envie d’être dehors, appel de l’air.

Appel d’air, le vent le tire jusqu’au bassin du port. Peu d’activités à cette heure, juste une grue qui remplit le ventre d’une péniche. Il se rappelle qu’il a faim – a mangé, a si peu mangé. Il avise un bâtiment en grès rouge, comme ce bistrot de Bâle qu’il aime, ce vieux stamm collé à ancienne brasserie.

Ancienne brasserie, brasserie ancienne, ici c’est une brasserie ancienne. Il entre, s’attable, commande, mange, trop, boit, trop. Appel d’air, il paie, sort, le vent le reprend, l’attire plus loin. Un parc, des bancs, il se couche, s’endort, sans rêve.

Sans rêve il se réveille, de nuit. Le vent a tourné. Le vent le ramène à l’auberge au bord du Rhin. Il monte dans sa chambre, enclenche la bouilloire, se fait du thé, ouvre la fenêtre.  Le vent s’engouffre, fait valser ses habits, le vent est debout et le couche sur le lit. Le vent le borde, l’endort. Il rêve que le Rhin déborde, que le vent fait voler des lettres jusqu’à lui – by air mail –, que la poste centrale est fermée pour cause d’inondation.

A rêvé, a beaucoup rêvé.

Morgen, Zentralpoststelle.

Plus que 365 jours… (193/365)

Septembre est une jardinière de prunes – X

A la gare d’Hospental, elle poste sa carte et prend un simple course  pour Mayence.  Dans le train qui l’emmène, d’abord à Brig, elle imagine Gaspard en train d’explorer ce port du Rhin, ou alors en train d’écrire dans le musée Gutenberg.
Elle sera à Mayence – Mainz – à 15h18, de la gare elle ira directement à l’office du tourisme, une quinzaine de minutes à pied en direction du Rhin, lui a-t-on dit au guichet d’Hospental; le Tourist Service Center ferme à 17h, a rajouté l’employé sans casquette.

En sortant du Nibelungenmuseum de Worms, il reprend le chemin du fleuve avec hâte; il se dit que s’il avance bien il sera à Mayence le lendemain en milieu d’après-midi; mais d’abord marcher, souper, dormir, déjeuner, marcher, dîner, marcher, arriver.
Il s’imagine déjà déposer son sac dans la petite auberge qu’on lui a conseillée à Mayence, puis aller dessiner, au port ou au Fastnachtmuseum, s’il est encore ouvert. Il n’ira à la poste que le lendemain de son arrivée, ne pas tout mélanger, laisser faire le hasard.

Hâte-toi, Gaspard, mais lentement.

Plus que 365 jours… (192/365)

Septembre est une jardinière de prunes – IX

Worms, le 9 septembre 2019

Heinrika, ma Chère Heinrika,

Le ciel semble en effet être de notre côté, et on dirait qu’il n’est pas habité que par des bergers; il doit y avoir là-haut quelqu’un qui veille au courrier A – un pigeon voyageur, un facteur décédé, Saint Zénon, l’Archange Gabriel ou alors le zélé Hermès aux pieds itou. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé ta lettre à la poste de Worms en arrivant ce jour. Je te réponds par retour de courrier en espérant que l’un des êtres ci-dessus – tu sais que ma préférence va au pigeon – fera en sorte que tu me lises bientôt.
Ta question est purement rhétorique, je le sais, mais permets-moi de pimenter notre quête de la distance zéro, notre danse de la fusion. Bien qu’il me tarde de te voir – tu connais ma rhétorique –, jouons un peu. Tu connais mon itinéraire, en tout cas jusqu’à Cologne et tu sais le genre de lieux que j’aime fréquenter, ces lieux que tu aimes, toi aussi. Alors voici ce que je te propose: je vais dorénavant t’envoyer régulièrement des cartes postales pour te signaler la localité dans laquelle je fais étape, ce qui complètera la liste des postes restantes que je t’ai déjà envoyée; il te suffira alors de te rendre dans une localité à l’aval et de guetter mon arrivée. A toi d’estimer le rythme de ma progression et de m’envoyer, au bon endroit si possible, le signal de ton départ. Dès ce signal je ne t’écrirai plus, mais je laisserai des traces de mon passage que tes sens aiguisés ne manqueront pas de percevoir.

Il me tarde de recevoir ta réponse, adresse-la à Mayence, j’y séjournerai quelques jours.

Je t’envoie deux becs et une bise – cette formule est désormais la nôtre. (Dans ma tête, je te serre aussi dans mes bras.)

Gaspard

Plus que 365 jours… (191/365)

Septembre est une jardinière de prunes – VIII

Apercevoir Vénus avant de s’endormir peut-il rendre une nuit de sommeil plus belle?
La nuit qu’il passe couché contre le tronc qui le protège de l’humidité du fleuve débute sous un ciel étoilé. En ce début septembre, il voit, ou croit voir Vénus se lever timidement. Il lui souhaite bonne nuit tandis qu’elle le regarde s’endormir. Quoi qu’il en soit, sa nuit est peuplée de rêves joyeux, de randonnées alpestres, de voyages lointains, de récits colorés.
Juste après l’aube, une petite bruine le réveille à demi; il garde un pied dans son rêve grâce aux clochettes qui prolongent sa vision: il est en Crète chez un ami, c’est tôt le matin et ils partent marcher; ils rencontrent un pasteur qui mène ses brebis vers une nouvelle pâture et font un bout de chemin avec lui.
Un martèlement sourd le réveille pour de bon, un troupeau s’installe dans un pré tout proche, un pré clôturé. Avant de quitter ses bêtes, le bouvier avise le dormeur éveillé qui assiste au spectacle appuyé sur ses coudes et s’approche de lui. Gaspard s’extirpe de son sac, saute dans ses chaussures et prépare du thé. Tandis que l’eau chauffe, on cherche dans le ciel l’Etoile du berger.
Rêve évaporé.