Plus que 365 jours… (163/365)

Août rougeoie – XI
Lieux et dialogues de l’été – X
Ban-c-s (suite)

Lorsque Jean arrive – il passe en général à l’improviste, ce vieil ami de la famille – le buffet n’est plus qu’un souvenir, mais peu importe, Jean est plus musique et soupe que buffet froid. Il salue ceux qu’il connaît, s’étonne de l’absence de Gaspard – Mathilde lui explique brièvement –, assemble son cor et se met à en jouer.
Le son des Alpes modifie les sons qui proviennent des bancs placés çà et là dans le jardin, les conversations s’arrêtent ou se font très feutrées et, lorsque les paroles de l’air soufflé sont connues, des cordes vocales se mettent à vibrer au rythme de l’air que Jean fait retentir; un dialogue s’installe entre les chanteurs et Jean, on lui réclame des airs dont on connaît les paroles.
Pas de montagnes dans le quartier, ni de vallées, mais des murs – tours, immeubles, villas – et des rues ou ruelles, assez pour que les sons se répercutent, ricochent, rebondissent, se diffusent, et en retour des gens qui arrivent des quatre points cardinaux: voici Eric avec son cor, il rejoint Jean à côté du feu, voici des voisins, voici des curieux et des vers luisants qui se dandinent. On les accueille, on regroupe les bancs autour du foyer, donc de la soupe, on se serre pour faire de la place, le muret disparaît sous les chanteurs, il est devenu banc. 
Pour qu’ils reprennent leur souffle, on sert des verres aux cornistes et aux choristes et, lorsque le répertoire s’épuise, les cors se font clairons pour annoncer la soupe. Avant qu’on attaque la collation de minuit, quelqu’un lance un ban pour souhaiter bon appétit, il est repris par tous, mais banc par banc, comme un canon, mais sans artifice.

Plus que 365 jours… (162/365)

Août rougeoie – X
Lieux et dialogues de l’été – IX
Ban-c

Des lampions éclairent le jardin, ainsi que de petits feux dans des vasques en fer. La nuit s’installe, on commence à être repus mais le buffet reste ouvert, chacun a envie de goûter à tout, même les allergiques de tout poil – heureusement qu’il y a les petits cartons de Pierre.
A l’heure des discours qui précèdent les feux d’artifice, Séraphine se lève, sans artifice mais un verre dans une main et un couteau dans l’autre. Lorsqu’elle a l’attention de tout le monde – on est quand même une cinquantaine dans ce jardin –, elle ouvre la bouche et s’apprête à prendre la parole. Mais elle n’est pas grande, Séraphine, alors pour que tous la voient et l’entendent – on est quand même pas loin d’une cinquantaine dans ce jardin surchauffé –, Fernando l’attrape par la taille, la fluette Séraphine, et la pose sur un banc où la voici dressée, Séraphine.
– Merci Fernando, grâce à toi j’ai pris un peu de hauteur, mais je vous avertis, les amis, mes propos seront brefs, sans fard ni artifice, celles et ceux qui veulent un vrai discours de 1er août sur fond de crise migratoire, de crise climatique et d’élections fédérales n’ont qu’à allumer la TV, la radio ou ces trucs qu’on a aujourd’hui dans la poche…
– Excuse-moi, Séraphine, interrompt Mathilde, je profite de ton introduction pour rappeler à tous que l’usage de ces appareils est proscrit dans le jardin!

Rires, verres qui se remplissent – santé, hourra, vivent les bougies et les feux sans artifice, vivent les mots sans fard, Séraphine, un discours!

– Donc, disais-je, je parlerai sans fard ni artifice, et brièvement…

Rires, verres qui se remplissent – bravo, santé, hourra, vivent les mots sans fard ni artifice, Séraphine, un discours, et que ça saute, mais brièvement!

– Donc, poursuit celle qui aime parler brièvement sans fard ni artifice, grâce à Giuseppe, un compatriote – je suis Italienne par mariage, une Sicilienne de Ropraz – j’ai appris l’existence de l’association Vivre ici…

Rires, verres qui se remplissent – bravo, santé, hourra, viva l’Italia, viva la Sicilia, allez Ropraz, vive ici, Séraphine, aux faits, sans tarder!

– J’y viens, j’y viens, dit Séraphine. Merci de l’accueil, merci de ce buffet, merci de votre humanité désintéressée et déconnectée, et caetera, et caetera…

Rires, verres qui se remplissent – et caetera, et caetera…

– Pour qu’une association soit vivante, enchaîne Séraphine, il faut des membres actifs. En accord avec Giuseppe, Paola, Marguerite et Pierre j’inaugurerai les ateliers Cuisine et migration avec la recette de la caponata et, si la mayonnaise prendje proposerai dans la foulée celle de la soupe des Brigands du Jorat…

– Garçon, un demi, et du pain pour la mayonnaise! bravo, santé, hourra, viva la caponata, vivent Al Capone et les brigands du Jorat!

– Et pour conclure, ajoute celle qui habite un bloc d’une banlieue Ouest, à mi-chemin entre Ropraz et Marsala, à mi-cuisson entre boutefas et pancetta, j’aimerais que dès maintenant chacun fasse sien cet ukase historique: « Ne demandez pas ce que Vivre ici peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour Vivre ici. »

– Garçon, du Marsala, et de la tarte au vin cuit! bravo, santé, hourra, vivent les ukases, à mort les buffets tièdes – vomissons-les –, vivent ceux qui agissent, vive ici, vivent le buffet froid et le café glacé, santé Séraphine!

Et quelqu’un de lancer un ban, que tous reprennent en choeur:
– Pour Séraphine, hip hip hip hourra!
– POUR SÉRAPHINE, HIP HIP HIP HOURRAH!
– POUR SÉRAPHINE, HIP HIP HIP HOURRAH!
Et caetera, et caetera…

Rires, verres qui se remplissent, gens qui se ruent sur les restes du buffet froid – et caetera, et caetera… 

Plus que 365 jours… (161/365)

Août rougeoie – IX
Lieux et dialogues de l’été – VIII
Le jardin (suite)

On ne sait pas exactement combien il y a d’invités, c’est la loi du bouche à oreille, la loi de Vivre ici, mais à vingt heures tapantes Mathilde et Rose déclarent d’une seule voix que le buffet est ouvert. Personne ne se rue, tout le monde prend le temps d’admirer les plats de ce buffet froid qu’on a pris soin de dresser loin du foyer où mijote la soupe – il fait encore plus de trente degrés dans le jardin –, alors la soupe ce sera pour plus tard, comme souvent lors des fêtes qui se prolongent tard dans la nuit. Pour l’instant on admire la diversité des plats et des couleurs. Il y a du salé, de l’aigre-doux, du sucré, de l’amer, du doux, de l’acide, du vif, du sombre, du transparent.
Mathilde, Paola et Rose ont accueilli celles et ceux qui ont été guidés jusqu’ici par leurs oreilles avec des plats du monde entier pour régaler les bouches; elles ont agencé ces plats sur les tables dressées à cet effet tandis que Pierre, en discutant avec les cuisinières et les cuisiniers, a rédigé de petits cartons sur lesquels on peut lire le nom du plat, sa région d’origine – une caponata de Sicile, un fromage du Jorat – et ses ingrédients: gare aux sans poisson ni fruit de mer, aux sans lactose, aux sans gluten, aux gourmands, aux religieux de tout poil, et caetera, et caetera. Avec les pains cantonaux confectionnés par l’équipe du four à pain et les boissons – vins, vins sans sulfite, bières, bières sans alcool, jus de fruits, thés, tisanes et cafés froids – tous les continents sont représentés sur les tables, donc au jardin.
Mathilde n’est pas peu fière que son jardin devienne un Monde miniature, surtout en ce 1er août, en cette fête qui doit – qui devrait – unir tous les habitants du pays, au-delà des allergies de tout poil.

Plus que 365 jours… (160/365)

Août rougeoie – VIII
Lieux et dialogues de l’été – VII
Le jardin

Dans le jardin de Mathilde, on n’a pas dormi, mais on a dîné, légèrement. On en est au café, du café froid avec des glaçons, le canicule est de retour. Pour l’instant, il n’y a qu’une demi-douzaine de personnes à l’ombre du pommier, mais on attend du monde dès la fin d’après-midi pour la fête, une sorte de garden party de 1er août, mais simple et conviviale, dans l’esprit de l’association Vivre ici.
Au fil de l’après-midi, de petits groupes se forment à l’ombre, là où on a mis des bancs, ainsi que dedans et dehors, là où on a installé des tables. Ici on discute, là on cuisine, ailleurs on fait les deux. Un groupe s’affaire autour de la cabane, à côté du four à pain, sous la toile qu’on a tendue en guise de parasol, mais assez haut car il y aura un feu – sans artifice – pour faire mijoter une soupe. Pierre dirige les opérations; en apprenant la recette de la soupe de chalet aux volontaires qui l’accompagnent, il raconte de l’arrivée de sa famille dans cette ville industrielle dont la vie était rythmée par les sirènes d’usine et les sifflets des cheminots.
– J’étais enfant et nous débarquions du fin fond de la Gruyère, de la partie où l’on parle le suisse allemand. C’était pas simple pour nous, on nous traitait – nous les Fribourgeois – de paysans illettrés buveurs de pomme, de gens sales vivant dans la promiscuité, de pondeurs d’enfants, comme au Tiers-Monde et en plus on était catholiques en terre protestante, bref, pour certains on n’avait aucune qualité, seulement des tares. Parfois, on avait l’impression d’être juste un peu mieux que les Italiens, c’est-à-dire égaux aux chiens! Heureusement qu’on avait notre paroisse et notre Cercle, on se serrait les coudes et on s’intégrait peu à peu, un subtil équilibre entre ouverture et ghetto.

 

Plus que 365 jours… (159/365)

Août rougeoie – VII
Lieux et dialogues de l’été – VI
Le café (suite)

– Hier soir, poursuit Oskar, j’étais au village pour les festivités du 1er août. Le discours du syndic m’a ulcéré. Malgré mon âge – j’aurai 83 ans en décembre –, je garde espoir que le monde devienne meilleur, que citoyens et politiques travaillent dans ce sens, ensemble. Les défis sont nombreux et seule l’union nous permettra de les relever. Hier notre syndic s’est surpassé, au nom des valeurs des Waldstätten – il parlait comme s’il les avait connus personnellement  –, il a prôné, une fois de plus, l’alleingang. Je ne suis pas le seul à avoir compris que notre cher syndic, conseiller national qui brigue un nouveau mandat aux élections fédérales de cet automne, a en fait lancé sa campagne électorale. Nous avons été bien peu nombreux à nous lever pour quitter ostensiblement la fête après ces mots qui, sous couvert de patriotisme et d’histoire, ont fait l’apologie de la division, de l’intolérance et de la fermeture. Je ne supporte plus ces fêtes nationales qui divisent au lieu de rassembler. Cette nuit je n’ai pas fermé l’oeil et ce matin j’ai eu besoin de prendre de la hauteur; je suis heureux de vous trouver là, mes amis, merci Louise de continuer à guider ta grand-mère vers les sommets, même si nos sommets sont bien modestes dans cette région de la Suisse.

Gaspard semble avoir envie de prendre la parole et tous l’y encouragent, d’un regard, d’un sourire ou d’un geste.

– Cet hiver, j’ai passé deux mois sur un alpage jurassien, un modeste pâturage à l’image de celui du serment des trois premiers Confédérés. Au début des années trente, un couple qui fuyait le nazisme a trouvé refuge dans ce lieu à l’abandon depuis les années vingt. A l’occasion de la naissance de leur premier enfant, ce couple est entré en lien avec les habitants de la commune où se trouvait cet alpage; les habitants ont pris cette famille sous leur protection, malgré les risques qu’ils encouraient, et ont décidé, dès le premier été de cette histoire, de fêter le 1er août sur cet alpage. Depuis huitante cinq-ans, plus que votre âge Oskar, cette commune jurassienne invite tous ses habitants pour un banquet sur l’alpage, pas de feux d’artifice mais un immense feu de joie, pas de discours mais un rappel de l’histoire de ces réfugiés, leurs réfugiés. Les descendants de ce couple habitent toujours la commune, commune restée fidèle à ses valeurs d’accueil et de modernité. Ses citoyens sont à la pointe des nombreux défis de notre second millénaire et n’hésitent pas à combattre pour porter ces valeurs dans leur canton et dans notre Confédération.

– Rendez-vous sur cet alpage l’an prochain, s’écrie Oskar, et en attendant, allons dîner dans mon jardin; je n’ai pas dormi, donc pas dîné!

Plus que 365 jours… (158/365)

Août rougeoie – VI
Lieux et dialogues de l’été – V
Le café

Le fumet qui le réveille n’est pas homogène, il y a l’odeur du feu, un arôme de café et un parfum sucré, comme dans une boulangerie un jour de fête.

Gaspard ouvre les yeux, puis les écarquille: trois visages assistent au lever du marcheur, deux connus, ceux d’Augusta et de Louise, et un inconnu, celui d’un homme qui doit avoir à peu près l’âge d’Augusta. Gaspard s’extrait de son sac de couchage, s’assied autour du feu et saisit la tasse qu’on lui tend; du café chaud versé d’une cafetière italienne – modèle 18 tasses – posée sur un caillou à côté du feu. On lui tend aussi un de ces fameux petits pains du 1er août, un drapeau suisse planté dedans.
– Je m’appelle Oskar, je suis le voisin d’Augusta.
– Oskar nous accompagnait souvent autrefois, ajoute Augusta, mais aujourd’hui ses rhumatismes l’empêchent de dormir dehors, alors il se rattrape en amenant le petit-déjeuner chaque fois qu’il peut; son café est excellent, il le torréfie lui-même, et son ami le boulanger lui offre souvent des invendus de la veille, les petits pains sont légèrement rassis mais les drapeaux flottent encore, c’est l’essentiel.

Et, comme à l’heure du café, où que l’on soit, on se met à parler.

Plus que 365 jours… (157/365)

Août rougeoie – V
Lieux et dialogues de l’été – IV
Le feu (suite)

Il reste là à attendre, mais à l’écart du foyer, à l’abri d’un bosquet – voir sans être vu.

– Grand-Maman, y a un homme couché dans le bosquet!
– Vivant ou mort?
– Il dort, comme un bébé!
– Alors laisse-le dormir et prépare deux baguettes de plus!

Gaspard avait bien entendu des branches qu’on écarte, mais d’instinct il avait gardé les yeux fermés – faire semblant de dormir, écouter. Puis, d’un oeil entrouvert, il voit une jeune-fille couper des branches dans un des noisetiers. Il ne se manifeste pas, attend un peu et rejoint les deux femmes autour du foyer. Il se présente – marcheur au long cours – et dit deux mots de son amour des feux de crête.
– On vous a préparé des baguettes, dit la grand-mère, cervelas et marshmallows, ça vous convient?
– Parfait! j’ai du pain, quelques tomates et un peu de fromage à partager.
– Vous n’avez pas peur des chiens? Voici Argos, mon fidèle guide; depuis que mon mari est mort c’est lui qui m’emmène marcher tous les jours, plusieurs heures. Avec mon mari, on montait ici plusieurs fois par année, pour le réveillon, la Saint-Jean, le 1er août, la Sainte-Lucie, les solstices, les équinoxes, on aimait dormir à la belle étoile, ou sous tente suivant la saison; dormir dehors et allumer des feux, on l’a fait avec nos enfants, nos petits enfants et maintenant je continue grâce à Louise, la plus jeune de mes petites-filles qui vient chez moi chaque fois qu’elle peut.
– Je travaille à Bâle, au Kunstmuseum, à temps partiel, le reste du temps je fais des recherches pour ma thèse sur l’art dégénéré.

Le feu a pris, au propre et au figuré. Autour du foyer, un repas frugal, mais un festin de paroles, de rires, de silences, de sourires. Par-dessus le foyer, une orgie: les chauves-souris qui volent dans le secteur ratiboisent tous les insectes attirés par les flammes. Et sur un arbre perché, un vieux hibou – donc sage – entend tout. On lui demanderait bien le procès-verbal de ce joyeux feu de camp, il aurait sans doute grand plaisir à parler des heures enchantées que passe la grand-mère à écouter sa petite-fille lui raconter les tableaux qu’elle ne peut pas voir, des questions enthousiastes de Gaspard à propos de l’art dégénéré, des étés enchantés que Louise  passe avec sa grand-mère, et caetera.

En guise de bonne nuit, Louise décrit le premier ciel d’août à sa grand-mère et Gaspard écoute, religieusement. Très émue, Augusta – c’est le nom de la grand-mère – remercie Louise:
– Ce ciel est magnifique, Louise, tu es aussi douée que ton grand-père pour me faire voir le Monde, dans toutes ses dimensions. Je ne sais pas si ma vie aurait été aussi belle avec mes yeux.

Avant de s’endormir, Gaspard pense au ravi de la crèche de La Pastorale des Santons de Provence, ce bienheureux qui raconte le Monde à l’aveugle de naissance, et à l’aveugle qui décline le miracle de la Vierge qui veut lui rendre la vue:
– Vu par les yeux du ravi le Monde est si beau que j’aurais peur d’être déçu en le voyant de mes propres yeux.

Plus que 365 jours… (156/365)

Août rougeoie – IV
Lieux et dialogues de l’été – III
Le feu

L’été studieux de Gaspard se poursuit, il suit scrupuleusement le fil du Rhin qui ressemble à une grosse corde aux couleurs changeantes, dessine, écrit et tente de répondre aux questions qu’il a notées dans son carnet; souvent ce ne sont pas des réponses qui viennent, mais d’autres questions, qu’il note dans son carnet ou pas.
Mais c’est la première question, celle qui en a amené d’autres, qui le taraude le plus – où se situe la limite entre le brouillard et les nuages? Il est convaincu qu’il faut chercher à voir cette limite et que la montagne reste le lieu privilégié pour l’apercevoir. Toutefois, en cheminant au fil du Rhin, il a quitté les Alpes, Gaspard, et les crêtes qu’il voit maintenant vibrer dans la chaleur de l’été sont bien plus modestes, on est à la fin du Jura, du côté de la Suisse orientale. En regardant ces modestes hauteurs depuis le Rhin, son fil de l’été, Gaspard voit flotter des tissus rouges et blancs et, au fil des drapeaux qui flottent, il se souvient qu’août débute. Alors il se dit, lui qui a toujours aimé les feux sur les crêtes, qu’il va grimper sur l’une d’elles – tant pis pour sa modestie – et allumer un feu, en solitaire. Il quitte alors le fil du Rhin pour prendre un peu de hauteur et monte en se réjouissant des flammes qui éclaireront sa veillée d’éclaireur solitaire. En tandis qu’il monte en se réjouissant des flammes, des images lui viennent dans la tête, des tableaux aux couleurs chaudes, des tableaux dont on reconnaît bien le sujet – une montagne, un arbre en automne, un village aux toits pointus – mais qui se brouillent suivant la manière dont on les regarde. Gaspard a vu ces tableaux dans des livres, sur l’alpage jurassien et dans un appartement bâlois – chez deux fifres – et pour lui ces tableaux ressemblent à du feu: il y a du pointu, du chaud et des vibrations, comme dans les flammes qu’il se réjouit d’allumer tout à l’heure. Ces tableaux sont de Christian Rohlfs, considéré en son temps comme artiste dégénéré.
En arrivant sur la modeste hauteur d’où il voit le fil du Rhin, son fil de l’été, Gaspard remarque un empilement de bois, un feu prêt à être allumé et une réserve de bois pour alimenter ce qui sera sans doute un feu de 1er août, un feu de crête comme il les aime. Il pourrait être déçu, Gaspard, de ne pas avoir sa veillée d’éclaireur solitaire, il pourrait avoir envie d’aller plus loin, mais il reste là à attendre, convaincu qu’il y aura des choses à partager autour de ce foyer où il ne sera pas seul.

Plus que 365 jours… (155/365)

Août rougeoie – III
Lieux et dialogues de l’été – II
L’ombre (suite)

En bas du parc, sous le gros arbre qui donne de l’ombre jusqu’en fin de matinée, Giuseppe dit à ses camarades de banc : « Je vois que vous êtes perplexes et je vous comprends, laissez-moi vous expliquer, mais avant tout, je le répète, c’est ma façon de voir les choses; je crois cependant que l’ombre et la migration sont liées de mille manières et que chacun peut étayer cette affirmation par des exemples personnels, peut-être enfouis tout au fond de lui, dans l’ombre. » Et dans l’ombre fraîche du bas du parc, dans ce lieu propice au dialogue, Giuseppe se met à éclairer ses interlocuteurs restés muets.
Aurais-je pris la route de la migration si je n’étais pas né dans ce village de piémont peu ensoleillé d’octobre à mars? Aurais-je vendu pour trois fois rien la maison bâtie par mes aïeux et entretenue par mon père si ce dernier n’était pas mort quelques semaines après ma naissance? Aurais-je quitté définitivement mon pays si ma mère tant aimée n’était pas morte le jour de mes vingt-sept ans? Je ne sais pas.
Mon oncle n’a pas été un père, mais un soutien financier pour ma mère et moi, modeste soutien mais décisif pour mon avenir. Mon maître d’école avait dit à ma mère qu’il fallait m’inscrire au lycée technique, l’Italie avait besoin de jeunes comme moi pour développer son industrie. Ma mère fit des démarches pour m’obtenir une bourse d’études, mais on me la refusa, pour d’obscures raisons. Ma mère pouvait tout juste payer l’écolage et les livres, mais pas le transport jusqu’à la ville, matin et soir, ni le repas à la cantine; mon oncle accepta de prendre ces frais à sa charge, en souvenir de son frère décédé. Mes bons résultats  et un travail acharné me permirent d’être embauché dans un grand atelier mécanique puis de devenir contremaître; très vite on me confia les apprentis. J’avais le projet de m’installer en ville, dans un joli quartier ensoleillé non loin de mon travail, mais l’ombre a pris le dessus.
Ma mère est morte le jour de mon anniversaire, alors que j’allais signer le bail pour l’appartement dans lequel elle se réjouissait d’aller vivre avec moi. Le lendemain de sa mort, j’ai reçu une lettre recommandée de Suisse, avec un permis B. Un atelier mécanique de l’Ouest lausannois m’embauchait, ma réputation avait passé la frontières avec d’anciens apprentis partis pour la Suisse. L’un d’eux avait parlé de moi à son patron, c’est ce que j’appris en téléphonant en Suisse. Je fis exhumer les restes de mon père, ils furent incinérés avec le corps de ma mère et je dispersai leurs cendres au vent de la montagne, vendit la maison et partit pour la Suisse.
Douze mois de soleil, certes pas tous les jours, un bon travail, une femme aimée, des enfants, aujourd’hui des petits enfants, une bonne retraite, mais aussi l’ombre des années Schwarzenbach, les humiliations, mes mensonges, mes lâchetés, mon assimilation – Joseph, plus suisse que les Suisses –, ma rencontre avec Paola – à l’ombre d’un noyer –, ma honte puis mon envie de redevenir Giuseppe.
– Oui les amis, pour moi l’ombre et la migration sont deux inséparables compagnes, de vraies ou de fausses jumelles, comme l’ombre et le soleil.

Sur le banc, il y a Séraphine, née au fin fond du sombre Jorat. Elle a écouté avec grande attention Séraphine, comme elle écoute toujours, et lorsque Giuseppe se tait, elle a prend la parole, Séraphine.
– J’étais sommelière au Lausanne-Moudon, je venais tous les jours à vélo de Ropraz. Lui venait de Sicile, comme toi il s’appelait Giuseppe, il travaillait comme mécano dans un garage du centre-ville. On a fait Pâques avant les Rameaux, alors on s’est marié dare-dare, pour éviter le scandale. Les amis, excusez-moi si je vous choque, mais nos soixante années de mariage ont été à l’image de notre première nuit au Parc Mon-Repos, fabuleuses!
Sur le banc, les hommes rougissent peu, pourtant ils sont sous le gros arbre qui donne de l’ombre jusqu’en fin de matinée. Séraphine enchaîne.
– Cette idée d’ateliers cuisine et migration est excellente, Giuseppe, maintenant que je suis veuve j’ai tout mon temps et je suis prête à montrer à qui voudra comment on réalise l’authentique caponata sicilienne, un plat frais et succulent, à vous faire monter au septième ciel! Et en cuisinant, je raconterai mes soixante années fabuleuses avec Giuseppe, authentique mécano sicilien, moi Séraphine, native de Ropraz.

De peur de rougir pour de bon, le soleil est en train d’arriver sous le gros arbre, les hommes se lèvent du banc en disant à demain! Toute joyeuse, Séraphine les retient encore un instant, le temps de faire à chacun deux becs et une bise.

Soudain
une ombre passe –
le vent.

Taneda Santoka

 

 

Plus que 365 jours… (154/365)

Août rougeoie – II
Lieux et dialogues de l’été – I
L’ombre

Assis sur son banc, Giuseppe se demande si l’ombre peut être considérée comme un lieu. Depuis quelques temps, plus exactement depuis qu’il a parlé avec Paola à l’ombre du noyer, fin juin, Giuseppe bavarde moins, affectionne la solitude, non pas celle du champignonneur qu’il continue d’être, mais celle de celui qui réfléchit davantage, pour lui-même mais aussi pour nourrir les conversations qu’il aime de plus en plus avoir avec les autres; c’est qu’il a aussi appris à écouter, celui qui, il y a quelques semaines encore, ne voulait pas qu’on l’appelle autrement que Joseph.

Si l’ombre est un lieu, se dit Giuseppe sur son banc, alors c’est un lieu migrant. Se disant cela, il contemple le parc dans lequel il se trouve – il est assis sur un des bancs du haut du parc, là d’où se lancent les enfants lorsqu’il y a de la neige. En verrai-je encore de la neige? se demande Giuseppe qui, à cet instant précis, se lancerait bien en luge dans cette pente avec ses petits enfants.

Il vient ici tous les matins Giuseppe, et migre avec le soleil, c’est-à-dire avec l’ombre. Au début, juste au moment où le soleil se lève – lui est déjà levé depuis longtemps –, il est seul, c’est le moment où l’ombre est le lieu du dialogue avec lui-même, ce moment où il est assis sur son banc préféré, celui d’où il voit le Crêt de la Neuve, pile en face. Les autres bancs se remplissent peu à peu, comme les banquettes d’un train, un banc, un vieux. On se connaît, on se salue discrètement, sans se déranger, un signe ou quelques syllabes; tous connaissent la valeur de ce moment de solitude, la solitude de l’ombre fraîche dont on fait provision en perspective des heures de canicule. Mais la terre tourne, et l’ombre se déplace, alors on se retrouve à plusieurs sur le banc du bas du parc, sous le gros arbre, celui qui donne de l’ombre jusqu’en fin de matinée. On ne reste jamais si tard, mais on discute un peu avant rentrer chez soi, de retourner en soi.

Sur le banc qui est sous le gros arbre qui donne de l’ombre jusqu’en fin de matinée, l’ombre est d’une autre qualité, c’est comme un autre lieu, le lieu du dialogue entre ceux qui ont vécu et vivent encore; certains ont toujours des projets, d’autres disent à quoi bon? Souvent on commente la marche du monde, on ressasse, on se navre de l’actualité, on se donne des nouvelles, mais depuis quelques temps, on philosophe. Giuseppe a parlé à ses compagnons de banc de Paola, de Mathilde, de Marguerite, de l’association Vivre ici et des projets en cours. Ce matin il leur parle de l’ombre, il leur dit que pour lui la migration et l’ombre sont deux inséparables compagnes, des jumelles, comme le soleil et l’ombre. Ce matin ils sont quatre, tous ont connu la migration d’une manière ou d’une autre, mais l’affirmation de Giuseppe les laisse perplexes.