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Août rougeoie – XXI
Lieux et dialogues de l’été – XX
Friche

De nombreux membres de l’association Vivre ici ont adopté le credo de Paola « …il est urgent de relier les lieux importants de notre ville, les lieux de l’écrit, les lieux de parole, les lieux d’apprentissage, les lieux qui nourrissent », Rose ne fait pas exception. Aussi, lorsqu’elle parcourt la ville, est-elle plus attentive à tout ce qui fait les rues et les ruelles: bâtiments, échoppes, trottoirs, balcons, arrière-cours, jardins, gens qui passent, enfants qui jouent, badauds et autres personnes qui stationnent: personnes âgées, parents qui gardent un oeil sur les enfants qui jouent tout en discutant par petits groupes, marginaux, squatteurs, chiens errants, et caetera, et caetera.
Traînant son caddie dans la canicule d’un après-midi d’août – ce mois qui rougeoie, mais dont la fin approche –, elle n’a pas le courage de rentrer chez elle, à cette heure de l’après-midi son appartement est une étuve, alors elle cherche le frais dans la ville, Rose. En débouchant de la grand place, côté ancienne gendarmerie, elle avise la petite rue qui débouche sur l’artère qui longe l’ancien triage – des voies de fer qui dessinent comme un muscle bombé lorsqu’on regarde la carte topographique. Elle n’est plus passée dans cette rue depuis longtemps, Rose, cette rue qui sentait bon autrefois, mais la savonnerie n’est plus là. Elle s’arrête et observe ce qui fait cette rue, Rose. Deux bâtiments modernes au commencement, un de chaque côté, puis du vide; d’un côté ce vide est un terrain vague qui accueille de temps à autre une petite fête foraine, de l’autre côté ce vide est un peu aménagé, quelques bancs en bordure et des jeux pour les enfants. Plusieurs bancs sont à l’ombre mais ils sont occupés. Rose avise la chapelle qui fait suite à la place de jeu, – tiens, se dit-elle, elle est toujours debout, et si j’entrais un instant? Rose imagine qu’elle pourrait y trouver le frais, comme parfois l’été dans une chapelle isolée au milieu de la campagne brûlante, mais la porte est fermée et un panneau orange annonce une mise à l’enquête en cours, on veut détruire la chapelle pour construire des logements et un café – une autre fin qui approche, l’édifice désuet ne verra sans doute pas décembre. Rose avance un peu dans la rue, sur le trottoir qui est à l’ombre; soudain une porte bleue l’invite à traverser, alors elle brave le soleil quelques mètres, Rose. De l’air frais et humide jaillit de la vieille bâtisse par la porte ouverte, Rose s’approche et commence à lire l’ardoise de bistrot appuyée contre le mur. Elle n’a pas lu trois mots qu’une voix chaleureuse l’invite à entrer:
– Accepteriez-vous que je vous offre une kombucha et qu’on bavarde un instant?

Plus que 365 jours… (172/365)

Août rougeoie – XX
Lieux et dialogues de l’été – XIX
Table

Durant le deuxième acte, modestement intitulé minestrone, melon d’eau, caffè e basta, on reparle de l’entremets en trois actes – qu’on appellerait entracte dans une capitale, sauf qu’ici on n’est pas dans une capitale, mais collé à l’ouest d’une capitale, donc ici c’est pas comme ailleurs – et aussi du premier acte, cette sorte de prélude dînatoire. Et comme on le voit ci-dessous, tout le monde parle de tout, et en même temps, et en mangeant. Morceaux choisis:

Quel bel orage, dans mon ventre ça gronde aussi, des lueurs du tonnerre, aïl aïl aïl ces anchois, pas tombés de la dernière pluie, miam cette soupe, rafale de vents, purée ces olives, parfait ce Jorat, plus de place pour la soupe, tu es plein?, non Pompette, appelle-moi Séraphine, je voulais dire  à cause des levures, rafales de vent, bière ou cenovis?, sangria, je l’ai roté mon ouzo, et moi ma courgette je… et caetera, et caetera.

Paola synthétise la discussion avant de partager le dessert, la pastèque coupée en tranches:

On est bien d’accord, les ateliers Cuisine et migration auront lieu ici, dans ma cuisine et les repas se prendront dans le living; la table autour de laquelle nous venons de partager la minestrone peut accueillir huit convives. Comme Pierre en a fait l’expérience le 1er août, enseigner une recette en la reliant à son contexte culturel et à une histoire personnelle est très exigeant, il faut donc peu d’élèves et de l’intimité. Comme hôte de l’appartement, je serai présente à chaque atelier, l’atelier sera proposé et dirigé par une personne volontaire et Pierre prendra des notes – recette, discussion, anecdotes –, cela fait donc cinq places, donc cinq élèves. Comme convenu, Séraphine ouvrira les feux avec sa caponata.
Ensuite Pierre rédigera un portrait de celui qui a proposé l’atelier, un descriptif de la recette et l’on pourra consulter les textes aux Yeux fertiles, premier lien. Un second lieu pourrait être relié à ces ateliers, le local des Femmes solidaires: on peut tout à fait imaginer, comme le suggéraient tout à l’heure Raffaella et Sofia, que certaines recettes soient au menu des repas qui ont lieu une fois par mois dans ce local. Il y a enfin le jardin de Mathilde, ce jardin partagé: on pourrait en tirer des ingrédients pour les recettes et peut-être y organiser des repas.
Ma synthèse est-elle un fidèle reflet de la discussion, peut-on commencer sur cette base?

Tonnerre d’applaudissements.

J’ai juste une question, ajoute Séraphine, on peut avoir le café en même temps que le dessert? Je tombe de sommeil.
– Sei ubriaca? demande quelqu’un.
– Appelle-moi Pompette!

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Août rougeoie – XIX
Lieux et dialogues de l’été – XVIII
Fenêtres

Dans certaines capitales, durant l’entracte d’un spectacle, il y a des gens qui dînent au restaurant du théâtre. C’est un dîner léger, un amuse-bouche en quelque sorte, entre les actes d’une pièce amusante ou pas. Pour éviter que l’entracte ne tourne à la tragédie, que l’amuse-bouche ne vire au casse-gueule, les tables ont été attribuées, les mets et les boissons choisis à l’avance; ainsi l’entracte se mue en balai où l’on voit entrer des dîneurs qui vont droit à la table où se trouvent déjà leurs boissons et se mettent à boire en attendant la nourriture qu’on voit arriver dare-dare portée par des garçons-voltigeurs qui ne sont pas rats; on mange, on boit encore, on paie et on s’en va – trois petits tours et caetera –, parfois en zigzaguant, suivant la boisson, mais peut-être aussi suivant le spectacle: spectacle enivrant, spectacle à oublier, chercher le courage d’embrasser quelqu’un dans le noir, et caetera, et caetera.

Chez Paola, on a tellement mangé avant le plat de résistance – ah, ces apéro dînatoires en terrasse! – qu’un entremets s’impose, en trois actes.
I – Lointains roulements de tambours sur le Jura, accompagnés de faibles lueurs; installés aux fenêtres ouest, certains spectateurs craignent que l’on ne soit rentré pour rien.
II – Rafales de vent, trombes d’eau, le régisseur pousse les basses, les éclairagistes disjonctent; coup de foudre du public qui est maintenant derrière la baie vitrée orientée sud, les places les plus chers; quelqu’un s’exclame « on a bien fait, et pis dans vingt ans on s’ra plus là! »
III – Les percussions et la lumière filent direction la Capitale, decrescendo; tonnerre d’applaudissements des spectateurs massés derrière les fenêtres qui donnent à l’est; plusieurs rappels, les acteurs reviennent en zigzaguant dans le ciel; spectacle enivrant, spectacle impossible à oublier. Avant que Paola ne rallume les lampes de son attique, Marguerite et Pierre s’embrassent dans le noir. Embrasement.

– Qu’est-ce qu’on disait déjà, sur la terrasse avant l’orage? demande quelqu’un.
– A table! s’écrie Paola, on fera un résumé entre minestrone et pastèque.

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Août rougeoie – XVIII
Lieux et dialogues de l’été – XVII
Terrasse

Nous revoilà chez Paola, mais sur la terrasse, pour l’instant. Une chaude journée d’août s’achève et l’air s’agite, comme pour annoncer l’orage. La discussion est elle très calme, aucun risque d’orage de ce côté-là. On en est à l’apéritif et on scrute le ciel pour savoir si l’on mettra le couvert dehors ou dedans.

Raffaella est venue avec de petites tartines à la tapenade, des anchois piqués sur des cure-dents et une bonbonne de sangria glacée; Sofia est là avec ses fameuses feuilles de vignes et de l’ouzo; Séraphine a disposé sa caponata sur des tranches de pain de campagne – le mariage parfait de la Sicile et du Jorat! s’esclaffe-t-elle; Marguerite a taillé en jolis bâtonnets des légumes de saison accompagnés de sauces d’une exquise légèreté;  Pierre a préparé de généreux toasts au cenovis et au parfait – le cenovis doit complètement recouvrir le beurre et le pain, explique-t-il, comme un zélé fonctionnaire qui expliquerait comment se préparer à la naturalistion; Giuseppe a copieusement garni des tranches de bruschetta toastées avec des dés de tomate parfumés à l’aïl et au basilique, il a aussi apporté de la bière, locale.
– J’espère que vous aurez encore faim pour ma minestrone et le dessert! s’exclame Paola.
– Et qu’on ne sera pas trop pompettes! répondent en choeur les six autres.

On est donc sept sur la terrasse; mais que fait-on là? de quoi parle-t-on? de quoi est-il question? On le saura tout à l’heure, pendant l’orage, quand tout le monde sera rentré pour le plat principal et le dessert. Mais la lectrice et le lecteur doivent attendre demain, et aussi savoir qu’il n’y aura pas de fromage entre la minestrone et la pastèque, c’est comme ça.

Plus que 365 jours… (169/365)

Août rougeoie – XVII
Lieux et dialogues de l’été – XVI
Berge (suite)

Gaspard marche à nouveau pieds nus à rebours du Rhin, mais cette fois il n’est pas seul, Gabriele, Arnold et Louise l’accompagnent.

Personne n’est surpris de croiser des marcheurs en maillot de bain sur l’ancien chemin de halage. Quiconque arrive à Bâle un chaud jour d’été a tôt fait de comprendre que le Rhin et ses berges sont l’artère principale de la ville; comme dans n’importe quelle rue, on croise ici toutes sortes de gens, mais à certaines heures ce sont les baigneurs que l’on remarque le plus; dans l’eau, sur les berges, solitaires ou en groupes, costauds qui remontent le courant, nonchalants qui dérivent, marcheurs pressés de sauter à l’eau, corps mouillés qui sèchent, baigneurs de soleil. Gabriele, Arnold et leurs invités se sont immergés à la hauteur de Solitude, le parc qui jouxte le Musée Tinguely, et se laissent paresseusement emporter par le fleuve. On aurait bien demandé à Ulysse de garder les affaires, mais Ulysse a disparu – Louise avait raison, il manque quelque chose à ce chien –; mais que risquent les affaires, des linges, des habits d’été, des sandalettes et un panier pique-nique? Pour l’instant on croise les Rheinfähren, on salue les ponts, on pense aux artistes du groupe die Brücke et on se dit que si des petits malins piquent nos affaires on ira boire une bière et manger une saucisse dans un Biergarten éphémère le long de ce ruban qui s’est mué en artère principale, cette artère dans laquelle on est en train de couler, cette eau froide qui stimule notre sang.

Plus que 365 jours… (168/365)

Août rougeoie – XVI
Lieux et dialogues de l’été – XV
Berge (suite)

Sur la pointe des pieds, Gaspard rompt le silence pour parler à Louise d’un de ces tableaux auxquels il pensait l’autre jour en montant sur la crête dans l’idée d’y faire un feu.

– Je vois des liens entre Berg, de Christian Rohlfs, et le feu: formes, couleurs, mouvements et d’autres choses que je ne saurais nommer avec précision mais qui me renvoient à mon expérience du feu, en fait je crois que j’entends ce tableau et que je le sens plus que je ne le vois. Ne peut-on pas voir ce tableau comme une prémonition des guerres mondiales?
– Rohlfs peint ce tableau en 1911, mais à part cela rien ne permet de faire un lien avec les guerres à venir. Quant à ton ressenti à propos du feu, cela me fait réfléchir; ma thèse en est encore à ses débuts, alors je vais garder une trace de tes propos dans mon cahier et peut-être que tu auras un peu d’influence sur mon travail, qui sait? En ce moment, je m’intéresse de très près à Karl Schmidt-Rottluff qui n’est pas sans lien avec ta question. En 1905, il a vingt et un an, il suit des cours d’architecture à Dresde et fonde avec des camarades le groupe die Brücke. Le projet de ce groupe d’artistes était, selon ce qu’en dit Schmidt-Rottluff lui-même, « …d’attirer à lui tous les facteurs de révolution et de fermentation »; l’expressionnisme allemand était né. En 1906 Schmidt-Rottluff abandonne ses études d’architecture et se consacre entièrement à l’art. Dans plusieurs de ses oeuvres d’avant 1915, très colorées, l’eau est très présente: ports, bateaux, moles, etc. En 1915 il est mobilisé et participe à la Grande Guerre. Dans une série de gravures sur bois qui imitent le style religieux, il dénonce les horreurs de la guerre, à l’encre noire. Il y a donc un lien avec ta question, Gaspard, oui, plusieurs artistes dont l’art est qualifié de dégénéré par les nazis dès le début des années trente sont fortement influencés par les premières décennies du XXème siècle, une grande partie de leurs oeuvres sont exhibées à Munich en 1937 lors de la grande exposition mise sur pied par le régime, Entartete Kunst. Schmidt-Rottluff est interdit de peinture et d’exposition dès 1941. Après la guerre, il sera nommé professeur à l’Académie des beaux-arts de Berlin et participera à plusieurs grandes expositions. Et la couleur revient dans ses oeuvres.

Et Louise de décrire des tableaux qu’elle aime, comme elle le fait souvent avec sa grand-mère Augusta. Gaspard ne regarde plus le feu, il a fermé les yeux pour mieux voir ces tableaux qui défilent. Le dernier que Louise lui montre s’intitule Dünen und Mole, peint par Schmidt-Rottluff  en 1917; – sur ce tableau, conclut Louise, les traits sont noirs et épais, le blanc domine, mais aussi le bleu; ce bleu me fait penser à un ciel d’été une nuit de pleine lune.
Et Louise passe de l’art dégénéré au ciel du Rhin qu’elle fait contempler à Gaspard qui garde les yeux fermés.
Et Louise l’entend lui murmurer – tu es une conteuse d’exception, Louise, tu me guéris de la peur d’être aveugle qui ne me lâche pas depuis l’enfance.

Plus que 365 jours… (167/365)

Août rougeoie – XV
Lieux et dialogues de l’été – XIV
Berge (suite)

C’est sur l’un de ces bancs herbeux que Louise est Gaspard s’installent pour bivouaquer le premier soir, au pied d’un vieux  saule qui a colonisé la berge, entre le lit mineur et la digue.

Les pattes du chien ont bien tenu le coup, mais il les rafraîchit tout de même en sautant dans le fleuve. – Il nage correctement et semble bien élevé, fait remarquer Louise. En sortant du bain, le canidé a en effet le bon goût de ne pas venir s’ébrouer vers eux, Gaspard qui prépare le repas et Louise plongée dans son cahier de travail tout en regardant, de temps à autre, le fleuve qui ondule et le feu qui rougeoie – tout comme la lectrice, le lecteur se souvient qu’on est en août, le 15, pour être précis. Ulysse – c’est ainsi qu’on a baptisé le vagabond, des fois qu’Augusta accepterait un nouveau compagnon – mange à la table herbeuse des marcheurs qui sont très attachés, comme on l’a déjà vu, aux valeurs de l’accueil et de l’hospitalité. Au menu: pâtes, ratatouille, boules de Bâle grillées, fruits de saison – pêches, abricots –, café et biscuits à l’épeautre et aux raisins secs.

Tandis qu’Ulysse veille sur le bivouac, tel Rantanplan – Louise reste persuadée qu’il manque quelque chose à ce chien –,  les marcheurs veillent au feu. Louise et Gaspard connaissent la valeur du silence et du temps qui passe.

 

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Août rougeoie – XIV
Lieux et dialogues de l’été – XIII
Berge

A peine ont-ils commencé à marcher qu’un chien errant se met à les suivre.

– Toi aussi tu vas à Bâle? lance gaiement Louise au chien.
– Je ne me souviens pas d’un chien dans le Carnaval des animaux, répond Gaspard.
– Tu as raison, ce chien a l’air trop sérieux pour jouer à la ba-bâle.
– S’il est aussi sérieux qu’il en a l’air, peut-être devrais-tu le faire adopter par ta grand-mère?
– Tu es sérieux? Mais es-tu sûr que ce chien a tous ses sens?
– On verra à Bâle.
– Bâle et retour.

Pour l’instant le chien marche au pas, ce qui lui fait au moins un lien avec le carnaval de Bâle. Si en plus du rythme qu’il semble avoir dans la peau, ce chien maîtrisait la dictée musicale et qu’on lui demandait de retranscrire cette marche vers la ville, il y aurait beaucoup de rondes sur la portée, et de blanches, quelques croches, aucune double croche et beaucoup de silences; on pourrait peut-être même deviner, entre les lignes, les accents du trajet de Louise et Gaspard le long du Rhin: frais sentier argileux sur la berge et, sur la digue, tantôt chaud chemin de terre battue avec pierres et cailloux brûlants, tantôt route au noir goudron bouillonnant; des son mous, des sons sourds, des sons qui collent. Et le son tiède des bancs d’herbe sur lesquels on se laisse tomber un instant pour se reposer et prendre une fraîche golée, la tête levée vers les bancs de nuages d’où est venue un jour cette eau que l’on déguste.

Plus que 365 jours… (165/365)

Août rougeoie – XIII
Lieux et dialogues de l’été – XII
Banc-s (suite)

Il y a bien plus de six bancs le long du Rhin, entre le jardin d’Oskar – où l’on a dîné, soupé et pris un copieux petit-déjeuner – et la ville vers laquelle se dirigent maintenant Louise et Gaspard.
Autour du feu de 1er août on a évidemment parlé de l’appartement des deux fifres bâlois, des livres et des tableaux qu’on y trouve et Louise a évidemment fait le lien avec Gabriele et Arnold. Gabriele enseigne l’histoire de l’art à l’université de Bâle, c’est la directrice de thèse de Louise; Arnold est l’un des conservateurs du Kunstmuseum de Bâle. Louise fait partie de leur cercle d’amis et, à ce titre, fréquente régulièrement leur appartement. Elle a trouvé excellente l’idée de Gaspard de leur rendre visite en repassant par Bâle, alors elle leur a téléphoné et ils sont enthousiastes, – venez quand vous voulez, ont-ils dit, nous passons l’été dans nos lieux préférés: notre appartement, la bibliothèque universitaire, le Kunstmuseum et le Rhin, prenez vos maillots!
Louise et Gaspard vont croiser bien plus que six bancs durant les deux jours de marche qui les séparent de Bâle, mais ils ne s’en soucient pas. Ils marchent d’un bon pas, parlent d’art, de nature et sont sensibles à d’autres bancs: bancs de nuages, bancs de poissons, bancs de sable, bancs de calcaire, bancs de vapeur, bancs de poussière, bancs de brume, nuées de papillons, essaims d’abeilles, vols de martinets, nuages de moucherons, troupeaux de marcheurs.

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Août rougeoie – XII
Lieux et dialogues de l’été – XI
Banc-s (suite)

La jardin s’éclaircit  peu à peu. Des bancs sont à nouveau déplacés et retrouvent les recoins qu’ils occupent habituellement. Sur certains de ces bancs des conversations reprennent, feutrées. A côté d’un feu en train de mourir dans une vasque en fer, une dame âgée parle à Mathilde:

– J’aime votre jardin, Madame, j’aime son intimité, le confort de ses bancs, les gens qu’on y rencontre, la simplicité de votre accueil. Dans le quartier où j’habite, il y a devant les barres d’immeubles une magnifique esplanade d’où l’on domine le lac et les montagnes. J’ai passé beaucoup de temps sur les six bancs de cette terrasse, mais je n’y vais plus guère car on les a enlevés et mes jambes ne sont plus toute jeunes. C’est à cause des vandales, a dit la gérance lorsque j’ai téléphoné, mais a-t-on le droit de faire cela sans rien demander à personne? Ces jeunes ne m’effrayaient pas, au contraire, et lorsqu’ils faisaient trop de bruit, ou qu’ils squattaient tous les bancs, je leur parlais et on trouvait toujours un terrain d’entente. Une fois ou l’autre j’ai bien eu droit à quelques noms d’oiseaux – vieille chouette, sale vieille, Tatie Danielle –, rien de bien méchant, et je ne suis pas en sucre, heureusement pour mon diabète! Les soirs de premier août, le quartier était en fête. A la nuit tombée, on grimpait tous sur le toit de l’immeuble central – un immeuble de huit étages – pour admirer les feux d’artifice, de Lausanne aux pieds du Jura. Mais la gérance a condamné l’accès au toit, toujours à cause des vandales… C’est si dommage que seuls quelques vieux comme moi parlent à ces jeunes que tout le monde ignore. Est-ce de la peur, un refus d’être d’adultes, le manque de temps? Je ne sais pas, mais il manque du lien dans ce quartier. Certaines nuits, je fais des rêves très doux: je fume des joints sur les six bancs avec soixante-sept ados, un éducateur soixante-huitard, vieux mais beau, rapplique, nous gronde puis, sans transition, je finis avec lui sur le toit, au septième ciel. D’autres nuits, je fais d’affreux cauchemars: les gens de la gérance, ces vandales, nous informent que le quartier va être entièrement rasé.

Mathilde a un frisson et remet une bûche dans le feu.