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Août rougeoie – XXVI
Lieux et dialogues de l’été – XXV
Sables

De sa place elle regarde longuement deux enfants jouer au sable. Ils ont tout ce qu’il faut: seaux, pelles, râteaux, tamis, eau et sable à profusion, pourtant ils n’utilisent que leurs mains et leurs bras. Elles ne peut pas entendre les quelques mots qu’ils prononcent lorsqu’ils s’arrêtent un instant et prennent du recul sur leur construction, semblant se concerter. Ils accumulent des brassées de sable et les façonnent en épais bourrelets qui se ramifient, comme un système montagneux. Ils tassent, consolident puis essaient de donner à chacun des plis une crête particulière. Quand le massif leur plaît – elle n’a maintenant plus aucun doute, il s’agit bien de montagnes –, ils se mettent à percer des tunnels, d’abord à l’aide d’un gros bâton, puis en enfilant leurs bras dans l’édifice pour élargir les galeries. Lorsque la maquette est prête, ils font circuler leurs trains: de petits morceaux de bois accrochés les uns aux autres avec de la ficelle. Derrière eux, l’horizon est bleu foncé et bleu clair, mer et ciel. Elle plisse les yeux et les deux bleus se mélangent, ils forment maintenant une couleur qu’elle connaît bien, celle du Jura qu’elle apercevait de la fenêtre de la classe située derrière les élèves qui écrivaient dans leur cahier tandis qu’elle était au pupitre. Cette fenêtre encadrait le Mont Tendre et le Pré Anselme, ce triangle qui dessine comme une flèche en direction de la plaine, blanche en hiver, claire en été. Entre la dernière rangée de tables et la fenêtre d’Anselme, il y avait du sable, dans une caisse posée sur deux chevalets.
En regardant les enfants jouer au sable, elle se souvient de son sable à elle, celui qu’elle mouillait pour façonner les leçons de géographie. Elle aussi n’utilisait que ses mains, mais à la fin, quand le relief lui plaisait, elle prenait un couteau dans la caisse des travaux manuels, perçait des tunnels avec le manche en bois, râpait de la craie avec la lame – du bleu pour les lacs, du blanc pour la neige, du vert pour la forêt – et tranchait des brins de laine bleue pour les rivières. Lorsque la maquette était prête, elle rassemblait les enfants autour du sable et la leçon commençait. En repensant à cette géographie elle se perd, un peu comme on se perd dans la montagne ou dans le labyrinthe de sa mémoire.
Lorsqu’elle refait surface, la plage est déserte, il n’y a plus qu’elle sur le sable, l’horizon a changé de couleur et la marée s’engouffre dans les tunnels des deux enfants.