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Août rougeoie – V
Lieux et dialogues de l’été – IV
Le feu (suite)

Il reste là à attendre, mais à l’écart du foyer, à l’abri d’un bosquet – voir sans être vu.

– Grand-Maman, y a un homme couché dans le bosquet!
– Vivant ou mort?
– Il dort, comme un bébé!
– Alors laisse-le dormir et prépare deux baguettes de plus!

Gaspard avait bien entendu des branches qu’on écarte, mais d’instinct il avait gardé les yeux fermés – faire semblant de dormir, écouter. Puis, d’un oeil entrouvert, il voit une jeune-fille couper des branches dans un des noisetiers. Il ne se manifeste pas, attend un peu et rejoint les deux femmes autour du foyer. Il se présente – marcheur au long cours – et dit deux mots de son amour des feux de crête.
– On vous a préparé des baguettes, dit la grand-mère, cervelas et marshmallows, ça vous convient?
– Parfait! j’ai du pain, quelques tomates et un peu de fromage à partager.
– Vous n’avez pas peur des chiens? Voici Argos, mon fidèle guide; depuis que mon mari est mort c’est lui qui m’emmène marcher tous les jours, plusieurs heures. Avec mon mari, on montait ici plusieurs fois par année, pour le réveillon, la Saint-Jean, le 1er août, la Sainte-Lucie, les solstices, les équinoxes, on aimait dormir à la belle étoile, ou sous tente suivant la saison; dormir dehors et allumer des feux, on l’a fait avec nos enfants, nos petits enfants et maintenant je continue grâce à Louise, la plus jeune de mes petites-filles qui vient chez moi chaque fois qu’elle peut.
– Je travaille à Bâle, au Kunstmuseum, à temps partiel, le reste du temps je fais des recherches pour ma thèse sur l’art dégénéré.

Le feu a pris, au propre et au figuré. Autour du foyer, un repas frugal, mais un festin de paroles, de rires, de silences, de sourires. Par-dessus le foyer, une orgie: les chauves-souris qui volent dans le secteur ratiboisent tous les insectes attirés par les flammes. Et sur un arbre perché, un vieux hibou – donc sage – entend tout. On lui demanderait bien le procès-verbal de ce joyeux feu de camp, il aurait sans doute grand plaisir à parler des heures enchantées que passe la grand-mère à écouter sa petite-fille lui raconter les tableaux qu’elle ne peut pas voir, des questions enthousiastes de Gaspard à propos de l’art dégénéré, des étés enchantés que Louise  passe avec sa grand-mère, et caetera.

En guise de bonne nuit, Louise décrit le premier ciel d’août à sa grand-mère et Gaspard écoute, religieusement. Très émue, Augusta – c’est le nom de la grand-mère – remercie Louise:
– Ce ciel est magnifique, Louise, tu es aussi douée que ton grand-père pour me faire voir le Monde, dans toutes ses dimensions. Je ne sais pas si ma vie aurait été aussi belle avec mes yeux.

Avant de s’endormir, Gaspard pense au ravi de la crèche de La Pastorale des Santons de Provence, ce bienheureux qui raconte le Monde à l’aveugle de naissance, et à l’aveugle qui décline le miracle de la Vierge qui veut lui rendre la vue:
– Vu par les yeux du ravi le Monde est si beau que j’aurais peur d’être déçu en le voyant de mes propres yeux.