Plus que 365 jours… (183/365)

Août rougeoie – XXXI
Lieux et dialogues de l’été – XXX
Caldarium

Ici, on entre librement, attiré par la chaleur, même quand le trottoir est brûlant. La chaleur de ce qu’on rôtit dans ce point chaud; il y a ceux qui en dégustent et ceux qui se contentent de l’odeur. La chaleur des humains; ici on se regarde, on se parle, on s’écoute, on se rencontre.

Du quai 3 qui est à un jet de ballast, on peut savoir si le point chaud est allumé, on ne voit pas l’enseigne mais on la sent. Dans cette gare-là, l’horaire est aussi olfactif. En descendant du train, Mlle Pillonel, institutrice retraitée, est pressée de rentrer chez elle pour classer les échantillons de sables qu’elle rapporte de ses vacances. Elle habite au sud des voies, pourtant elle se dirige au nord, non pas que son nez, qui n’est pas long, l’y attire comme l’aiguille d’une boussole, mais parce que son nez, qui est fin, lui rappelle qu’aujourd’hui on rôtit. Alors, avec armes et bagages, elle s’en va acheter sa livre hebdomadaire.
– Moulez-le moi bien fin, s’il vous plaît, comme ce sable de Turquie.
On l’invite à s’asseoir un instant et on lui offre un café glacé. Par la porte restée ouverte on entend entrer une chanson:
à la pêche aux moules moules moules
je n’veux plus y aller maman
les gens de la ville ville ville
m’ont pris mon panier maman…

Plus que 365 jours… (182/365)

Août rougeoie – XXX
Lieux et dialogues de l’été – XXIX
Frigidarium

On y entre par devoir, se déplacer, penduler, peut-être aussi par plaisir, sillonner, excursionner, voir du pays, quoi que.
La mobilité est devenue, pêle-mêle, une valeur, un droit, un devoir, l’aune à laquelle on mesure toute société: bougez, soyez mobiles!
On devrait être contents d’y entrer, il fait une des ces tièdes sur le quai! Plus que deux classes, de véritables salons climatisés, baies vitrées, électricité, Wi-Fi, bar à roulettes, et pourtant…; ça résonne comme dans une chambre froide, les gens ont du blanc aux oreilles, téléregardent mais ne voient pas, téléphonent mais ne s’adressent pas la parole, écoutent de la musique mais ne chantent pas ; au contrôleur ils montrent leur QR code, avec ou sans fluide glacial.
Plus de pique-nique partagés en troisièmes dans ces wagons frigorifiques, la climatisation mais pas d’atmosphère. Propos glaçants, morceaux choisis, vies privées, étalement du trivial. Difficile de parler, de lire, de rencontrer.
Alors on regrette presque la canicule du quai bondé, la sueur qui n’est pas froide et on se met à rêver de points chauds, le front collé à la glace.

Plus que 365 jours… (181/365)

Août rougeoie – XXIX
Lieux et dialogues de l’été – XXVIII
Trace

Malgré les panneaux – jaunes en toutes saisons – la forêt recèle encore quelques coins à explorer, encore faut-il les trouver.

Méthode
Ouvrir les yeux, se dire que les pieds peuvent suivre le chemin tout seuls – après tout, ils sont deux –, donc regarder ailleurs, être à l’affût de ce qui cloche, faire des hypothèses, tester ces hypothèses, conclure et, au besoin, ajouter un post-scriptum.

Exemple
Quelle est cette trace qui semble serpenter en amont du chemin balisé, juste après le grand virage? Une sente, un ancien sentier, une facétie des Muses?
Suivre la trace malgré les obstacles, écarter les ronces, enjamber les troncs ou se glisser sous eux, progresser. Considérer la nature du sol caché sous les feuilles mortes, est-il tendre? est-il dur? sur quelle largeur? sur quelle longueur? et caetera, et caetera.
Avoir la surprise de déboucher sur un chemin connu, la trace relie donc deux chemins qui doivent être cartographiés – regretter de ne pas avoir emmené la carte, mais se dire qu’on vérifiera plus tard.
Synthétiser: la trace est visible malgré les feuilles mortes qui la recouvrent car le sol est dur et tassé sur toute la longueur entre les deux chemins; la largeur du tassement correspond à celle d’un sentier – des humains sont passés par là à une époque, sans doute avant l’implantation de l’usine – et non d’une sente, à moins que de gros gibiers fréquentent cette forêt, ou des animaux obèses, ce qui n’est pas la même chose.
Au retour de l’exploration, activer ses réseaux pour trouver une carte d’avant l’usine – début des années soixante. Ouvrir cette carte délicatement – elle est usée jusqu’à la trame –, constater que la trace est bien celle d’un ancien sentier.
Conclure: trace de sentier des années soixante et non pas d’une sente; cette forêt semble donc dépourvue de gros gibiers et d’animaux obèses.

– Alors pas de Muse ? demande quelqu’un.
– Je suis sur l’affaire, j’active mes réseaux! répond l’explorateur du dimanche.

P.-S. Becs aux Muses facétieuses, où qu’elles soient, et une bise.
– Combien sont-elles? demande quelqu’un.
– Secret Défense! répond l’explorateur.

Plus que 365 jours… (180/365)

Août rougeoie – XXVIII
Lieux et dialogues de l’été – XXVII
Balcon

Si elle n’était pas court vêtue – un simple maillot de bain –, si elle était dressée et non pas affalée, on pourrait croire à une sentinelle perchée dans la nuit tropicale, tendue pour scruter le noir horizon.
Elle guette bien quelque chose, mais sans les yeux. Sa peau capte les premiers mouvements de l’air, suivis d’odeurs du verger tout proche – pruneaux, mirabelles; ses oreilles confirment, des branchages frémissent et entament posément leur long va-et-vient.
Une première piqûre fraîche, une deuxième, quelques autres puis plus rien. Le corps respire mieux mais l’air se remet au calme. Impatience. Moiteur qui revient. Gouttes qui perlent.
L’air se remet à bouger, sèche un peu la peau, frissons. Son et odeur reviennent, brise fruitée, souffle sucré; le vent s’installe, le goutte à goutte reprend, fait dresser la silhouette qui se met à tourner comme une lente girouette pour répartir le frais. Lorsque les gouttes deviennent pluie, la silhouette ne tourne plus; immobile, elle présente son visage au ciel qui l’a entendue. Salves de néons qui tremblotent, ribambelles de tambours qui roulent. Pour la gratifier de son attente, l’orage fait  danser la silhougirouette qui lui crie des remerciements à contretemps, tandis que le ciel se purge.

 

Plus que 365 jours… (179/365)

Août rougeoie – XXVII
Lieux et dialogues de l’été – XXVI
Lisière

Un lieu, vraiment?
Un parasol naturel, une ombre fraîche, la rumeur de la brise.
Une sorte de parapluie, un délicieux goutte à goutte, un rythme.
Un sol vert, tendre et moussu, la caresse de la rosée.

Un lieu, vraiment?
Un promeneur prenant le frais au milieu d’une flore qu’il découvre.
Un lambin buvant au milieu de gastéropodes qu’il admire.
Un dormeur à la fraîche comptant les étoiles au milieu des branches.

Une frontière entre des mondes.

Lisières.

 

Plus que 365 jours… (178/365)

Août rougeoie – XXVI
Lieux et dialogues de l’été – XXV
Sables

De sa place elle regarde longuement deux enfants jouer au sable. Ils ont tout ce qu’il faut: seaux, pelles, râteaux, tamis, eau et sable à profusion, pourtant ils n’utilisent que leurs mains et leurs bras. Elles ne peut pas entendre les quelques mots qu’ils prononcent lorsqu’ils s’arrêtent un instant et prennent du recul sur leur construction, semblant se concerter. Ils accumulent des brassées de sable et les façonnent en épais bourrelets qui se ramifient, comme un système montagneux. Ils tassent, consolident puis essaient de donner à chacun des plis une crête particulière. Quand le massif leur plaît – elle n’a maintenant plus aucun doute, il s’agit bien de montagnes –, ils se mettent à percer des tunnels, d’abord à l’aide d’un gros bâton, puis en enfilant leurs bras dans l’édifice pour élargir les galeries. Lorsque la maquette est prête, ils font circuler leurs trains: de petits morceaux de bois accrochés les uns aux autres avec de la ficelle. Derrière eux, l’horizon est bleu foncé et bleu clair, mer et ciel. Elle plisse les yeux et les deux bleus se mélangent, ils forment maintenant une couleur qu’elle connaît bien, celle du Jura qu’elle apercevait de la fenêtre de la classe située derrière les élèves qui écrivaient dans leur cahier tandis qu’elle était au pupitre. Cette fenêtre encadrait le Mont Tendre et le Pré Anselme, ce triangle qui dessine comme une flèche en direction de la plaine, blanche en hiver, claire en été. Entre la dernière rangée de tables et la fenêtre d’Anselme, il y avait du sable, dans une caisse posée sur deux chevalets.
En regardant les enfants jouer au sable, elle se souvient de son sable à elle, celui qu’elle mouillait pour façonner les leçons de géographie. Elle aussi n’utilisait que ses mains, mais à la fin, quand le relief lui plaisait, elle prenait un couteau dans la caisse des travaux manuels, perçait des tunnels avec le manche en bois, râpait de la craie avec la lame – du bleu pour les lacs, du blanc pour la neige, du vert pour la forêt – et tranchait des brins de laine bleue pour les rivières. Lorsque la maquette était prête, elle rassemblait les enfants autour du sable et la leçon commençait. En repensant à cette géographie elle se perd, un peu comme on se perd dans la montagne ou dans le labyrinthe de sa mémoire.
Lorsqu’elle refait surface, la plage est déserte, il n’y a plus qu’elle sur le sable, l’horizon a changé de couleur et la marée s’engouffre dans les tunnels des deux enfants.

 

Plus que 365 jours… (177/365)

Août rougeoie – XXV
Lieux et dialogues de l’été
XXIV
Babel ou jardin de curé?

Est-elle perdue la dame toute ridée qui déambule dans cet espace mi-clos la tête couverte de paille?

Elle n’y voit plus très clair mais distingue M. Licht qui agite sont chapeau en guise de salut et l’invite à bavarder dans son patchwork de fleurs.
– Avant octobre je vous emmène au Palais Lumière, il y a une très belle exposition sur L’expressionnisme allemand, on ira en bateau.

Elle n’entend plus très bien mais reconnaît le tintement de la cuillère dans le verre. C’est l’heure du thé qu’elle aime prendre avec Mlle Clerc, au milieu de ses carrés de plantes médicinales.
– Mon concubin était Marocain, il adorait cette menthe qui se mariait si bien avec les pignons qu’il recevait de sa famille restée au pays.

Elle n’a plus tout son odorat mais retrouve toujours le chemin de la tonnelle du jeune couple portugais qui l’invite le dimanche.
– Sans thym et sans marjolaine il manque quelque chose aux sardines grillées, c’est ce qu’on dit dans notre village.

Elle n’a plus toutes ses papilles mais lorsque elle maraude une mûre pas mûre, elle grimace de plaisir; si son amant était avec elle – le dernier, celui qui a filé avec une moins ridée –, elle lui dirait:
– Allons faire catleya dans la cabane au Marcel, on ne risque rien, il ne rapplique jamais avant midi!

Elle ne sent plus bien le sol sous ses pieds, avance à petits pas en s’aidant d’une canne mais adore se perdre dans ce labyrinthe où les orties lui caressent les jambes tandis que les épines des roses lui mettent du rouge aux bras.

Ces jardins familiaux sont pour elle un Éden, un avant-goût de l’éternité à laquelle elle ne croit pourtant pas.

Plus que 365 jours… (176/365)

Août rougeoie – XXIV
Lieux et dialogues de l’été – XXIII
Escalier et table

Il aime cet escalier non pas parce qu’il donne accès à une grande surface, mais parce qu’il fait face à une rue qui ouvre sur les montagnes derrière lesquelles apparaît le soleil chaque matin d’août.

Elle aime cette table non parce que c’est la seule table à deux de la terrasse, mais parce que de cette table elle observe chaque matin d’août un homme qui vient attendre le soleil, sans être vue de lui.

Il ne la voit pas arriver quelques minutes avant lui, allumer le percolateur, préparer le bar et s’asseoir à sa table.

Elle le voit arriver quelques minutes après elle, s’étirer comme un chat, bailler aux corneilles et s’asseoir en haut des marches.

Il se lève en même temps que le soleil et se dirige lentement vers sa table.

Elle se lève en même temps que lui et se hâte vers le moulin à café.

Ils partagent la même table mais il ne le sait pas.
Ils parlent la même langue mais elle ne le sait pas.
Ils se sourient mais ne savent rien l’un de l’autre.

Elle aimerait que d’un geste il l’invite à s’asseoir.

Il aimerait qu’un matin elle amène due espressi.

Plus que 365 jours… (175/365)

Août rougeoie – XXIII
Lieux et dialogues de l’été – XXII
Placette

A vue de nez, cette petite place-là est bien plus petite que celle des Babibouchettes, mais on n’a pas mesuré. Elle est en tout cas configurée différemment que celle d’Albert le Vert; cette petite place-là ce sont des bâtiments qui la font, sans eux, pas de place; mais ce sont aussi des rues qui la font, cette petite place-là, sans elles, elle serait une cour, cette petite place-là, et cela changerait tout pour le facteur Hyacinthe.
On est au nord de la Suisse, pourtant cette petite place-là prend souvent des airs de sud. Les habitants des bâtiments qui font la place l’occupent, cette petite place-là; des enfants jouent, leurs chats grimpent aux arbres et le soir, on sort des chaises, comme dans le sud; des fois pour lire, des fois pour contempler, des fois pour surveiller. Ce soir c’est pour discuter qu’on a sorti des chaises sur la placette pavée qui ouvre sur le levant

Plus que 365 jours… (174/365)

Août rougeoie – XXII
Lieux et dialogues de l’été – XXI
Friche (suite)

– Savez-vous, Mademoiselle, qu’il y a une semaine encore je ne savais pas ce qu’était la kombucha? dit Rose en riant. J’apprécie particulièrement, celle au thé vert et à le menthe, en avez-vous?
– Oui, à la menthe poivrée, c’est encore meilleur!

La jeune femme installe Rose dans une sorte d’arrière cour, à l’ombre d’un bouleau et va chercher les boissons. Rose se sent tout de suite à l’aise dans ce lieu qu’elle a bien connu lorsqu’elle était fleuriste. Elle livrait des fleurs dans cette menuiserie-ébénisterie; les patrons habitaient à l’étage et le patronne aimait beaucoup les fleurs, ainsi que Rose qu’elle invitait souvent à boire un café accompagné de pâtisseries qu’elle confectionnait elle-même. Aujourd’hui l’arrière-cour n’est plus un dépôt de bois, mais la terrasse d’un café;  le mobilier est simple, tables en fer et bancs en bois mais aussi des meubles fabriqués avec des palettes. Rose pense à l’ancienne gare de triage toute proche, à ses entrepôts avec leurs quais de chargement mais aussi à Berlin, plus précisément au quartier dans lequel habite une de ses cousines et dans lequel on trouve ce genre de bistrots fréquentés par plusieurs générations et plusieurs milieux.

– Savez-vous, Mademoiselle, que j’ai bien connu ce lieu autrefois?
Et Rose de raconter l’histoire du bâtiment et de ses habitants à la jeune-fille qui l’a si spontanément invitée à entrer.
– Vous ressemblez à ma grand-mère berlinoise, c’est pour cela que je vous ai invitée à entrer, et j’aime aussi parler! Cela me ferait très plaisir que vous m’appeliez par mon prénom, le même que celui de ma grand-mère, Klara.
– Alors appelez-moi Rose, Klara.
Et Klara de raconter à Rose comment elle a rencontré ce lieu, pourquoi elle a eu l’idée d’y ouvrir un magasin, qui tient à la fois de l’épicerie et du marché paysan, ainsi qu’un café-restaurant.
– Mon associé et moi tenons aux produits locaux, donc de saison, et si possible bio. Nous voulons contribuer à intensifier les liens entre la ville et la campagne et proposer de la nourriture slow food. Nos prix sont raisonnables et nous espérons que ce lieu restera dans le registre populaire sans devenir bobo; pour l’instant, nous avons ouvert mi-juin, notre clientèle est jeune, mais un certain mélange de générations commence à s’opérer et nous avons bon espoir que cela continue.
– Klara, vous pouvez compter sur moi pour faire fonctionner le téléphone arabe! Et je vous assure que nous allons faire reculer les buldozers, notre ville a grand besoin de friches comme celle-ci, des lieux dans lesquels des projets peuvent fermenter pour transformer la société, comme du thé fermente pour devenir Kombucha. Santé!
– Santé!