Trompettes de juillet – VII
[journal du marcheur – extraits]
Certains jours le fleuve se pare des couleurs de la mer pour nous rappeler où il va et peut-être aussi pour nous inviter à le suivre jusqu’au bout. Je ne connais pas encore l’itinéraire exact que j’emprunterai pour aller à Riga, mais j’ai encore le temps. A Cologne je déciderai si je continue à filer le long du Rhin ou si je quitte son bassin pour rejoindre celui de l’Elbe, direction Hambourg et le canal de Kiel. Mon coeur balance encore entre la Mer du Nord et la Baltique – Mathilde, Heinrika. […]
Mais ce sera peut-être avant Cologne que je saurai. Je commence à avoir des réponses à une des questions que j’ai notées quelques pages en amont – le brouillard et les nuages sont-ils des humeurs du ciel? Oui, je le crois, du moins d’une certaines manière; c’est comme si les nuages m’avaient prescrit de baisser la tête pour reposer les muscles que j’avais las, ils me l’ont dit avec force – surtout les fronts orageux –, un peu comme si eux aussi étaient las de quelque chose, peut-être las d’être regardés? Certes, ils auraient pu disparaître, s’évaporer, mais en ces jours chauds et orageux, les nuages sont condamnés à revenir en fin de journée. En quelque sorte les nuages m’ont forcé à regarder le fleuve qu’ils alimentent, le fleuve m’a rendu quelques vers oubliés et il m’a aussi parlé de la mer en variant les nuances de ses verts, et en me parlant de la mer, le fleuve m’a invité à me baigner comme on se baigne dans la mer lorsqu’on a trop chaud. Est-ce aussi lui qui a invité la dame en blanc, la dame au petit chien?
Je marchais le long de la mer – je trouve qu’on peut déjà dire la mer lorsque un fleuve prend la couleur de sa mer comme un enfant prend la couleur des yeux de sa mère – à la recherche d’un lieu où je puisse cacher mon sac et mes habits; j’avais l’intention de faire ce que j’ai fait plusieurs fois à Olten dans l’Aar avec mon ami Alex, me laisser porter quelques centaines de mètres par le cours d’eau, me rafraîchir, babiller – avec Alex ou avec les poissons –, faire la planche, donc faire bronzer les parties rondes et émergées de mon corps – mon visage et mon bedon. Alors que je marche, mon regard est attiré par une forme blanche et légère qui se déplace avec grâce devant moi, comme au-dessus du sol, une femme habillée en blanc. Alors que j’arrive à une dizaine de mètres d’elle, son chien – le femme avait une robe blanche et un petit chien de la même couleur – fait demi-tour et me fonce dessus en aboyant. Je n’ai pas peur des chiens, mais je m’arrête et dis quelques mots à l’animal pour le calmer. La dame arrive à grand pas, s’excuse en m’expliquent que son chien la protège de toute personne qui la suit. Elle se penche, finit de calmer son chien – mes mots et ma voix avaient commencé à le faire – et lui dit doucement que je ne suis pas une menace. Elle se relève, me sourit, je lui propose de la dépasser, elle se propose de me laisser un peu d’avance en attendant sur le banc tout proche qui semble avoir été mis là pour ce seul usage. On se salue et je poursuis la recherche d’une cachette pour mon sac et mes habits, sans avoir parlé de mon projet ni à la dame, ni à son chien. Je déniche l’endroit, y laisse mes affaires à l’exception de mon maillot de bain je remonte la mer – c’est-à-dire le fleuve –, pieds nus comme la dame en blanc, à la recherche d’un lieu propice pour m’immerger, sauf les deux parties rondes qui caractérisent mon anatomie – pour l’instant. Tout à ma recherche et au plaisir anticipé de la baignade, je ne remarque pas en passant à la hauteur du banc que la dame et son petit chien sont toujours là; peut-être que si le banc n’avait pas été blanc, je les aurais remarqués, peut-être. La dame, elle, me remarque, peut-être à cause de mon bedon blanc; mes jambes et mes bras sont bronzés, mon visage aussi, mais pas mon bedon – si j’étais un apollon je ne marcherais pas torse nu, peut-être. Elle me salue joyeusement, me fait remarquer que la berge à l’aplomb du banc blanc est parfaite pour se jeter à l’eau et me demande si nous pouvons naviguer de conserve en ajoutant « je parie que vous avez laissé vos affaires sous le grand saule à quelques nautiques d’ici! ». J’acquiesce, pour le saule et pour la dérive à deux, et nous voilà dans l’eau, avec le chien; lui dérive sans nous, pour son compte – elle a dû lui répéter que je n’étais pas une menace pour elle. […]
Arrivés au saule, nous sortons de conserve, je me rhabille à l’abri des branches tandis que la nageuse au petit chien y cache sa nudité; la dame était partie promener juste avec sa petite robe et son petit chien, blancs. […]
En retournant chercher la robe blanche de la dame, la robe cachée dans un buisson clair juste derrière le banc blanc, la robe de la dame nue cachée dans un saule qui semblait avoir été planté là pour ce seul usage, j’étais sur un nuage, rose; je pensais aux jolis pieds blancs et nus de la dame, et une conviction se forgeait lentement en moi: oui, les nuages sont des humeurs du ciel, des humeurs bien malicieuses. Tout cela n’est pas très scientifique, je le concède, mais comme je l’ai dit à Heinrika, j’ai basculé du côté de la poétique du Monde. Et, en me remémorant ces paroles dites à Heinrika, je me disais aussi, tout en marchant gaiement vers la robe de la dame aux jolis pieds blancs, que dès l’automne je me baignerais dans la Baltique avec Heinrika et que nous allions découvrir que, comme les nuages, le brouillard est une humeur malicieuse du ciel, peut-être. […]