Plus que 365 jours… (127/365)

Ardeurs de juin – VI

Le Tessin descend du Nufenen, la Moesa du San Bernardino ; la première vient d’un canton qui porte le même nom qu’elle – en fait, c’est elle qui lui a donné son nom, à ce canton viril, il faudrait s’en souvenir ! – la seconde vient des Grisons mais les deux se comprennent, car elles parlent italien, ou plutôt des dialectes ; elles se rencontrent à Arbedio-Castione, une commune accrochée au nord de Bellinzone. Elles se comprennent, se racontent la plus vieille histoire du Monde et  fluent de conserve pour aller se jeter dans les bras du  Pô avec lequel elles voyagent jusqu’à l’Adriatique qu’elles rejoignent juste au-dessous du Golfe de Venise, sans soupirer.
Gaspard ne parle pas italien mais son oreille saisit que les accents diffèrent d’une vallée à l’autre. Le Tessin et la Moesa roulent les cailloux différemment – leurs pentes ne sont pas les mêmes, les débits ne sont pas comparables et la géologie des vallées n’est pas exactement semblable –, alors l’accent des riverains s’en ressent et les « r » ne se roulent pas de la même manière dans le Val Mesolcina qu’il remonte que dans les vallées qu’il a descendues depuis le Gothard. Il s’en rend compte sur les terrasses où il s’arrête pour commander una birra ou un bicchiere di vino rosso. Et tandis qu’il pique-nique sur ces terrasses où l’on peut encore le faire, il écoute les gens parler et se souvient de ce beau vieillard de Sarreyer qui lui disait un jour que les montagnards connaissent les cimes mais pas les frontières ; ce vieil homme lui parlait des patois des vallées voisines, certes différents, mais pas assez pour séparer les gens. – Les patois sont comme les cols, disait-il à Gaspard, ils nous relient, et les mots, parents ou différents, disent les vallées et les accents disent les villages. Le vieux montagnard racontait alors à Gaspard ses heures de marche pour rejoindre les amis de la Valpelline par la Fenêtre de Durand, de longues heures passées à marcher mais aussi à se réjouir des retrouvailles. Et au retour ses oreilles bourdonnaient des joyeuses discussions qu’on avait eues, mais aussi du vin qu’on avait bu. A l’aller le sac ne tintait pas de la même manière qu’au retour ; on amenait du vin suisse et on rentrait avec du vin italien. Pas de douaniers dans nos montagnes, que des montagnards.
Dans l’oreille de Gaspard qui remonte la Moesa, il y a aussi un doux bourdonnement, celui de l’accent d’Heinrika qui semble lui demander quelque chose :
– Chercherais-tu avec moi un coin de montagne où nous pourrions vivre ensemble ?
– Pourvu que cet acouphène ne disparaisse pas, se dit Gaspard en cheminant vers Riga.

Plus que 365 jours… / résumé I

Résumé des épisodes 1 à 126

La rédaction avait d’abord imaginé un résumé mensuel, puis trimestriel, puis… Mais l’auteur et le narrateur font la sourde oreille dès qu’il s’agit de travail supplémentaire, et lorsqu’on les met au pied du mur, ils se contredisent – le lecteur sait pourtant bien que, en général, l’auteur et le narrateur ne font qu’un…   :
– J’ai deux autres jobs, dit l’auteur, et ceux qui m’emploient me paient, eux !
– J’aime conjuguer le verbe procrastiner, surtout au présent, dit le narrateur.
Sans espoir d’obtenir davantage de ce couple schizophrène, la rédaction s’en est remise à l’esprit le plus sain (sic) de cette trinité, à savoir Gaspard, le marcheur qui voit et qui écrit. On lui a proposé de résumer l’histoire, son histoire en somme, et il a dit oui, lui. On le remercie et on publie son résumé tel quel, sans changer une virgule, il y en a tant…

Préambule
Avant d’accepter ce mandat – rédiger un résumé – j’ai exprimé ma surprise, pourquoi moi ? Pourquoi pas Mathilde ? Le rédaction m’a promis qu’elle réfléchirait à la possibilité de faire parler d’autres personnages, tout en me laissant entendre que Mathilde était très occupée. J’ai senti que la rédaction a immédiatement regretté de m’avoir parlé de Mathilde, ayant sans doute peur que cette information m’inquiète ; mais elle ne m’inquiète pas du tout, j’en parlerai plus tard.
Certains faits ou certaines informations que j’ai choisi d’introduire dans mon résumé ne sont peut-être pas dans les épisodes, je ne connais que mon histoire, mais pas l’entier du feuilleton ; on m’a dit qu’il s’appelait Plus que 365 jours, mais je ne sais pas qui est au centre de cette histoire, il y a sans doute passablement de gens, ou de personnages  – comme vous préférez – qui sont à une charnière de leur vie, pour qui l’année en cours est une année de transition ; je serais très surpris d’être le héros de cette histoire, même un héros parmi d’autres.
Comme le mandat de la rédaction n’a pas été explicité, ce qui me convient, je me sens libre de résumer la seule histoire que je connais, la mienne, comme bon me semble, mais avec le projet d’éclairer le.a lect.eur.trice.

Résumé
Je m’appelle Gaspard, ma compagne s’appelle Mathilde, nous vivons ensemble depuis plus trente ans, nos trois enfants sont maintenant hors de la coquille, la petite dernière, qui me dépasse d’une tête et qui a la moitié de mon âge, vingt-six ans, est partie de chez nous l’été dernier, elle vit sa passion à Londres et sa passion la fait vivre, elle est photographe. Son frère et sa soeur l’ont précédée de quelques années ; l’aînée a commencé à exercer son métier de juriste dans diverses organisations internationales, ce qui l’a amenée dans beaucoup de pays avant qu’elle décide de s’arrêter en Australie où elle est devenue brasseuse de bière ; leur frère, l’enfant du milieu, vit de sa plume comme moi ; il partage son temps entre des mandats de journaliste et différents projets d’écriture ; il vit au Japon, sur l’île de Kyushu.
Avant d’habiter ensemble, Mathilde et moi pensions déjà que pour un couple la liberté était un lien plus fort que celui du mariage, plus beau aussi ; nos enfants ont embelli et renforcé ce lien, leur départ et les masses d’eau qu’il y a entre nous – mers et océans – le mettent à rude épreuve.

Je suis à un moment charnière de ma vie, nous sommes, devrais-je dire, Mathilde et moi, à un carrefour de notre vie. J’ai toujours travaillé à la maison, ce qui m’a permis de m’occuper des enfants et de les voir grandir. J’ai été un homme au foyer, tandis que Mathilde avait en ville,  dans notre petite ville, un cabinet d’art-thérapeute. Nous avons éduqué nos enfants ensemble, Mathilde s’occupait du jardin et moi de l’intérieur, mais nous partagions certaines tâches, tant intérieures qu’extérieures, et les enfants nous ont aidés dès que leur âge l’a permis. Lorsque les enfants ont commencé à être autonomes, j’ai pu commencer à pratiquer la marche solitaire, toujours en lien avec mes activités d’écriture. Durant ces périodes, jamais plus de quelques semaines lorsque les enfants n’étaient pas encore indépendants, Mathilde modifiait ses horaires et recevait parfois des patients à la maison qui est à deux pas du centre-ville où elle avait son cabinet. En octobre dernier, elle a remis ce cabinet à son associée ; elle a toujours envie de consacrer du temps aux autres, mais différemment, elle souhaite aussi avoir du temps pour elle, reprendre des activités créatrices dans différents domaines qu’elle maîtrise – Mathilde a de l’or au bout des doigts.
Depuis que nous sommes seuls à la maison, tantôt l’un sur l’autre, tantôt jaloux de nos territoires, nous avons brusquement réalisé que nous devions réinventer notre vie, notre couple, mais sans savoir comment. Nous n’avons pas su anticiper cette étape et le départ de Marie pour Londres a fini de nous déboussoler : trois enfants, trois continents, comment rester une famille ? Et dans l’immédiat, comment rester un couple ? L’automne fut pour nous semblable aux marées d’équinoxes, des rafales de mots, des discussions agitées, des querelles houleuses, du tonnerre sans éclair dans un épais brouillard. Entre Noël et Nouvel An, bien tristes fêtes sans les enfants, nous avons décidé de réfléchir chacun de notre côté, Mathilde à la maison et moi sur les chemins, une année pour y voir clair.

Je suis parti de chez nous durant la nuit de l’An, sur la pointe des pieds. Cette dernière soirée partagée n’a pas été très joyeuse, mais nous étions presque apaisés par notre décision, peu de remous entre nous et même un peu de tendresse. Nous avons cuisiné ensemble, mangé, écouté de la musique, lu et lorsque minuit a sonné, nous étions dans notre lit à nous raconter la plus vieille histoire du Monde.
Je suis parti vers l’ouest, à la rencontre du blanc. J’ai d’abord marché dans un grand élan, mais celui-ci s’est brisé contre le mur d’un alpage jurassien. Là, un couple m’a recueilli, m’a aidé à remonter la pente, à me remettre en état, comme on répare une horloge détraquée. J’ai passé plusieurs semaines chez eux, j’ai rencontré de nombreuses personnes, certaines de chair et d’os, d’autres surgies du passé, racontées par les vivants ou découvertes dans un vieux livre intitulé Chroniques. J’ai découvert dans le Jura un lieu étrange et fascinant, né de la mort mais dédié à l’accueil et au soin des vivants.
Ce lieu m’a soigné et, cheminant d’abord vers Bâle puis vers le Gothard, je n’ai cessé de penser qu’il faudrait que j’y revienne avec Mathilde. Lui présenter ces gens qui eux aussi ont dû réinventer leur famille, leur couple – mais à la suite de circonstances tragiques, la mort brutale de leurs enfants –, parler avec eux, s’inspirer de ce lieu pour partager notre maison, notre jardin, à notre manière, dans notre environnement.
A Bâle, j’ai fait une autre rencontre surnaturelle, un couple de fifres, durant le carnaval. Mathilde et moi aimons cette ville, aimons ce carnaval, ensemble et chacun à notre manière. Nous aimons découvrir une ville grâce à ses habitants et nous avons plusieurs fois suivi des musiciens isolés ou en couple durant le carnaval. Une année, nous avions suivi un couple de fifres durant toute la nuit du Morgenstreich. Ce couple m’a reconnu – contrairement à eux, je ne porte jamais de masque durant le carnaval –, ils m’ont offert l’hospitalité quelques jours, avant que je prenne la route du Gothard – j’avais initialement pensé remonter le Rhin, mais le sud m’a appelé alors que j’étais sur le Mittlere Brücke, ce pont qui vit passer tant de diligences pour le Tessin et l’Italie.
Ce qui m’a paru surnaturel dans cette rencontre, ce sont les liens nombreux entre l’alpage jurassien et cet appartement bâlois. Des liens entre un douanier qui a sauvé des Allemands au début des années  1930 et la famille de la femme de ce couple de fifres. Des liens entre certains livres de l’alpage et beaucoup de livres de cet appartement, mais aussi avec des tableaux accrochés aux murs des deux musiciens. Et aussi des liens entre ce couple de fifres et le couple que je forme avec Mathilde, des questions semblables, des doutes semblables, de moins en moins de certitudes. 
Mon optimisme proverbial m’avait fait imaginer un passage rapide du Gothard, mais l’hiver tardif m’a appris que même les proverbes changent, ou en tout cas qu’ils ne sont pas les mêmes partout. C’est ainsi qu’en mai je n’ai pas fait ce qui me plaisait, ou plutôt oui, mais pas ce que j’avais imaginé. J’ai logé plusieurs semaines à Hospental, en attendant l’ouverture du col, dans une auberge où j’avais dormi enfant avec mon père et deux de mes frères et soeurs, auberge tenue aujourd’hui par Heinrika et Odile. J’ai maintenant passé le Gothard, Heinrika est restée à Hospental où la saison d’été a commencé, mais elle est avec moi, nuit et jour, elle est dans ma tête, je suis dans la sienne. Est-ce de l’amour ? Nous ne savons pas encore. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, avons parlé, ri, mangé, lu, écrit, dessiné, échangé sur des choses intimes, mais ne nous sommes pas raconté la plus vieille histoire du Monde. Avant de se quitter, on s’est pourtant longuement serrés dans les bras, pour que chaque corps se souvienne de l’autre, comme nos esprits. Nous avons la conviction de nous revoir, de réaliser des choses ensemble, mais quoi ? Lorsque Heinrika fermera son auberge pour l’hiver, nous nous rejoindrons à Riga. Pourquoi Riga ? Sans doute parce que la balle virtuelle de la partie de ping-pong qui a précédé notre séparation est tombée dans ce golfe au fond duquel se trouve la ville de Riga.

Chaque fois que je suis parti marcher seul, quelques semaines ou quelques mois, j’ai toujours envoyé des nouvelles à Mathilde et aux enfants ; de simples cartes postales, mais régulièrement. A la fin de ces cartes j’indiquais les prochaines localités par lesquelles je passerais, leur permettant ainsi, s’ils les désiraient, de m’envoyer eux aussi des nouvelles, en poste restante.
Depuis janvier j’ai écrit plusieurs fois à Mathilde. J’ai reçu une fois de ses nouvelles, à Olten. Elle me dit qu’elle est très occupée à réinventer la vie de notre jardin et celle de notre maison – elle ne dit pas notre vie. Elle me dit que la maison et le jardin sont à nouveau très animés, que des gens – dont je connais certains – y travaillent avec elle. Je la sens enthousiaste, mais aussi un peu distante ; je ne retrouve pas dans les mots qu’elle utilise l’amour de nos lettres passées – Mathilde et moi avons échangé une abondante correspondance depuis le début de notre histoire. De mon côté je lui ai parlé des mes espoirs et de mes doutes, mais de façon encore vague, tout en sachant qu’elle lit mieux que moi entre les lignes. Je travaille sur le brouillon d’une lettre que je souhaite lui envoyer bientôt, je dois lui parler d’Heinrika, je me le dois, je le lui dois, notre couple s’est construit dans la liberté et s’est développé dans la vérité. Mathilde a-t-elle aussi quelque chose à me dire ?  Serais-je capable de la laisser partir ? Serait-elle capable de me laisser partir ?

Plus que 206 jours…

Plus que 365 jours… (126/365)

Ardeurs de juin – V

Il aurait pu dire Ankara, Roma, Luanda, Lisboa mais il a dit Riga, Gaspard, alors ce sera le nord, mais par le sud. 
Maintenant il chemine le long du Tessin tout en traçant dans sa tête des itinéraires pour Riga. En ce jour frais et nuageux, il se dit qu’il pourrait descendre la rivière jusqu’à Castione, remonter la Moesa depuis l’entrée des Grisons, passer le San Bernardino, suivre le Rhin jusqu’à Cologne, puis prendre la direction de Brême ou de Hambourg et rejoindre la Baltique par le canal de Kiel.
– Oui, repasser par Bâle, se dit Gaspard, boucler une première boucle. Cette perspective l’enthousiasme, lui donne des ailes, les pas s’enchaînent, et avec eux les idées, les ailes amènent le désir, le désir amène une capitale aimée et le voilà en train d’imaginer un autre itinéraire, qui passe par la porte de Brandebourg.

Plus que 365 jours… (125/365)

Ardeurs de juin – IV ter

S’il reste des lect.eurs.rices et que parmi elles/eux (ordre alphabétique) il y en a encore qui se posent des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre seuls, il se peut alors que quelqu’un se demande qui a narré l’épisode précédent – 124/Ardeurs de juin – IV bis –, puisque le narrateur a été privé de son sifflet dans cet épisode, justement. Eh bien la réponse est simple, chère lectrice virtuelle, cher lecteur virtuel, on peut narrer sans sifflet, à condition d’avoir une main adroite – qu’elle soit de droite ou de gauche –, comme la main d’Heinrika qui dessine des miniatures. Ainsi, foi de rédaction, c’était bien le narrateur, celui que vous connaissez depuis l’épisode 1, qui narrait hier. Et si quelqu’un se demande comment on peut narrer d’une main adroite tout en gesticulant pour essayer de faire taire l’auteur, qu’il soit permis à la rédaction de préciser que narrer est tout un art ; l’auteur dit que c’est juste un métier, quant au narrateur il ne dit rien mais fait comprendre par gestes que c’est son job point
Fin de la séance de questions.

On se retrouve vendredi ou samedi pour un résumé des épisodes précédents – 1 à 123. La rédaction a bien senti que les rangs de lecteurs s’éclaircissent et qu’il faut remotiver les troupes. D’ici fin décembre, la rédaction aimerait bien pouvoir faire siens ces vers inspirés du grand Corneille :
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort de gars
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port, de Riga.
D’un autre côté, on sait qu’en octobre, à Riga, il y  aura au moins Gaspard et Heinrika, et on se dit que s’ils sont seuls, ces deux-là, ils trouveront bien une façon de s’occuper, par exemple en voguant vers l’ouest. Mais n’anticipons pas.

Un lecteur :
Et là, c’est qui qui narre ?
La rédaction :
On a dit fin de la séance de questions !
Une lectrice :
Y a un port à Riga ?
[Gros soupir]

Plus que 365 jours… (124/365)

Ardeurs de juin – IV bis

On peut être surpris par ce dessin d’Heinrika vu par les yeux de Gaspard, ce dessin né d’un texte dans un cahier, ce texte né d’un phrase dans un carnet, ce carnet qui appartient à celui qui aimerait être né de la dernière pluie et parcourir le Monde comme un ravi, mais sans crèche et tout ce qui va avec. Ce dessin que nous vîmes donc hier, sur ce blog qui pourtant n’en montre pas, peut faire naître chez le lecteur de légitimes questions, pour autant que le lecteur, ce lecteur virtuel, s’en pose des questions, légitimes ou pas.

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes :
D’accord il foisonne, ce dessin, mais quel est son format, qu’on se rende un peu compte, il n’est tout de même pas comme les affiches de Sempé ?

Rédaction (en communication permanente avec l’auteur, le narrateur, etc., etc.) :
Il est vrai que l’auteur ou le narrateur – nous les renvoyons dos à dos – aurai.en.t pu préciser, aurai.en.t dû préciser, que le cahier noir acheté par Gaspard à Hospental est de format A5, et que le lecteur aurait dû être informé qu’Heinrika a dessiné sur une double page sans tourner le cahier, donc que le dessin est un format A4 dans le sens paysage.

[Le narrateur bouillonne, fulmine, voudrait se défendre mais l’auteur le fait taire ; il a quand même le temps de jeter à la face de l’auteur : « tu n’es qu’un pisse-copie vendu à la rédaction ! » avant que l’auteur lui coupe le sifflet.]

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes :
A4 d’accord, mais on peut vraiment voir tout ça sur le dessin ?

Rédaction (en communication permanente avec l’auteur, le narrateur, etc., etc.) :
Tout ça quoi ?

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes :
D’accord, trois bateaux aux noms mièvres qui naviguent de conserve vers l’ouest avec des fruits et légumes frais, mais ce qui ce passe sur les vaisseaux, on peut vraiment le voir ?

Rédaction (en communication permanente avec l’auteur, le narrateur, etc., etc.) :
Sans vouloir défendre l’auteur ou le narrateur, ou les deux, on vous rappelle, cher lecteur virtuel, que des fois on peut répondre par soi-même aux questions légitimes. On peut lire dans le texte d’hier que Gaspard est comme une vigie en haut d’un mât, alors, cher lecteur soi-même, réfléchissez un peu, et si vos questions sont légitimes c’est que vous n’en êtes pas à votre premier livre, n’avez-vous donc jamais lu que les vigies en haut des mâts ont des longues-vues ?

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes :
D’accord, et alors ?

Rédaction (en communication permanente avec l’auteur, le narrateur, etc., etc.) :
Mais tonnerre de Brest, imaginez vous Gaspard debout sur le dessin avec une longue-vue !

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes :
Debout sur le dessin avec une longue-vue ? Gaspard, le soir, avant de s’endormir, après une journée de marche ? Vous plaisantez ? Expliquez-donc !

[Silence gêné de la rédaction, pourtant en communication permanente avec l’auteur, le narrateur, etc., etc.
L’auteur prend la parole, ignorant le narrateur qui essaie, par gestes – le lecteur se souvient qu’on lui a coupé le sifflet, au narrateur – de l’empêcher de prendre la parole pour sauver la rédaction qui est dos au mur.]

L’auteur indépendant et d’une droiture exemplaire :
Chère Lectrice Virtuelle, chère Rédaction, chers Amis,
Aucun.e de vous ne sait encore qu’Heinrika aime les miniatures ; elle les dessine grâce à une loupe d’horloger offerte par son grand-père paternel. Gaspard la dévorait des yeux quand elle dessinait de sa main adroite, la loupe collée à l’oeil gauche ; ensuite il avait l’impression de voir le dessin avec ses yeux à elle quand elle lui prêtait la loupe d’horloger pour découvrir ses complications. Vous comprenez ?

[Silence gêné de la rédaction, pourtant en communication permanente avec l’auteur, le narrateur, etc., etc.]

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes :
D’accord, mais Gaspard, le soir, avant de s’endormir, après une journée de marche, il fait comment pour voir les complications qu’a réglées Heinrika de sa main adroite, la loupe collée à l’oeil gauche ?

L’auteur indépendant, d’une droiture exemplaire et qui s’est rendu compte que la rédaction a décroché :
Chère Lectrice Virtuelle, chers Amis,
Avant qu’il parte, Heinrika a offert une loupe d’horloger à Gaspard, une loupe moderne avec une lumière led à pile. Vous comprenez ?

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes :
D’accord, mais ça devient compliqué ! Il faisait quoi le grand-père paternel d’Heinrika ? Horloger ? Automaticien ? Bijoutier d’exceptions ? Répétiteur ? *

La rédaction, l’auteur et le narrateur, enfin à l’unisson :
Lire ça sert aussi à stimuler l’imagination, alors on va pas tout expliciter, sans compter qu’il ne nous reste plus que 241 épisodes et qu’ils sont loin d’être à Riga, Gaspard et Heinrika !

Les Amis :
Hé, l’auteur-narrateur-marcheur, c’est vrai que tu as appris à embrasser avec une bêcheuse, dans un jardin ?

La rédaction, l’auteur, le narrateur, toujours à l’unisson, et le marcheur qui les a rejoints :
Non mais, de quoi on se mêle, et la vie privée, vous en faites quoi ?!

Lecteur virtuel qui se pose des questions légitimes mais qui commence à y répondre lui-même :
Hé, les Amis, faites comme moi, un peu d’imagination !

*bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou

Plus que 365 jours… (123/365)

Ardeurs de juin – IV

Dessin réalisé par H. dans le cahier noir à partir d’un texte de G. écrit dans ce même cahier noir, texte écrit à partir d’une phrase tirée du carnet de marche de G.

AVERTISSEMENT
Comme ce blog ne diffuse pas — encore ? — de dessin, le dessin de H. pour G. est décrit ci-dessous, mais de façon non exhaustive.

Un peu comme un enfant qui redemande chaque soir son histoire préférée et qui finit par la savoir par cœur — ce qui ne simplifie pas la tâche de celui qui raconte —, Gaspard ouvre régulièrement son cahier noir à la page du dessin d’Heinrika et découvre chaque fois un nouveau détail ; comme dans un dessin de Sempé, mais dans un style très différent, ça foisonne, Heinrika a imaginé une multitude de petites scènes — de véritables saynètes.
Ça ressemble à une scénographie qui s’articulerait autour de trois jardins, de ces jardins miniatures qu’on peut poser sur un balcon ou que l’on commence à voir fleurir timidement dans certains espaces publics : un socle surmonté d’un cadre rempli de terre.
Au milieu de ces jardins rectangulaires il y a chaque fois trois tuteurs plantés en ligne, parallèlement aux plus grands côtés des rectangles ; le tuteur du milieu est grand, les deux autres sont de taille moyenne ; sur chaque tuteur il y a des tuteurs secondaires, fixés perpendiculairement, on dirait des mâts et leurs vergues. Le long de ces bois poussent des plantes garnies de fruits, de légumes ou de fleurs, et ces plantes sont recouvertes de filets verts, on dirait des voiles. Autour des plantes qui grimpent le long des mâts on voit des fraisiers, du persil, du basilic, une ciboulette en fleurs, de la salade à tondre, de la menthe, on devine des radis, des oignons, on dirait même qu’il y a de l’ail.
Tout cela peut sembler banal, mais une chose fascine Gaspard, chaque jardin est habité. De petits personnages vivent dans ces jardins-vaisseaux, certains s’activent dans les voiles ou sur les ponts, tandis que d’autres sont au repos, on dirait des équipages. Ce sont les scènes qui se passent sur les ponts qui sont les plus difficiles à repérer, alors telle une vigie du haut de son mât, Gaspard scrute les verts, les rouges et toutes les couleurs de ce qui pousse par-dessus ces Lilliputiens. Il n’a pas encore tout vu, mais déjà il a ses scènes préférées : le cuistot  rondouillard qui s’est perché sur un escargot pour attraper une fraise qui manque de l’écraser, le couple qui s’exerce à s’embrasser à l’ombre du persil, se croyant à l’abri des regards — oui, sur les trois bateaux les équipages sont mixtes —, la jalouse qui les regarde s’embrasser, le bêcheur qui ne veut embrasser personne, la bêcheuse qui aimerait bien instruire le bêcheur, une partie de balle à deux camps, une capitaine — oui, ça existe, tonnerre de Brest ! — et son second, rouges comme des tomates, et qui s’engueulent, bref, toutes ces scènes qui font le sel de la vie, les joies du quotidien des équipages qui voguent vers l’inconnu.
Heinrika est restée très vague sur le décor dans lequel évoluent les trois bateaux, mais il est clair qu’ils naviguent de conserve, vers l’ouest. Elle aurait pu leur donner des noms espagnols, mais elle a préféré les baptiser en fonction de leurs mâts : le premier s’appelle Capucine, le second Framboise et le dernier Tomate-Cerise, c’est le navire amiral.

Plus que 365 jours… (122/365)

Ardeurs de juin – III

[Extrait du carnet jaune — sous un dessin d’Heinrika, Gaspard a écrit un texte.]

Il faut marcher loin, de plus en plus loin, pour trouver ce genre de bourgs pas encore perdus. Lovés dans un méandre, perchés sur un cône, une colline ou un python rocheux, ils ont trouvé leur coin pour naître et se développer tranquillement, au rythme qui convient à l’environnement avec lequel ils vivent en symbiose. Ici les limites sont franches, avant, c’est la campagne, après, c’est la campagne, entre deux, c’est le bourg. Ici pas de franges de villas, pas de cubes ni de parkings, les gens qui font le bourg savent se contenir. Des trains ou des bus relient encore ici avec ailleurs, mais pas de projets grandioses, trams automatiques ou bretelles autoroutières, on reste à son échelle, on se méfie des grands axes. Comme le fleuve voisin a ses crues et ses étiages, le bourg a son marché, ses foires, ses fêtes locales et ses vacances.
Marcher vers ces bourgs, y passer du temps, ensemble, vivre avec les gens, les peindre, les dépeindre.

Plus que 365 jours… (121/365)

Ardeurs de juin – II

Son dessin est une invitation à l’écriture…
Elle glisse la carte reçue du col dans son carnet jaune, pour marquer la double page sur laquelle il a écrit sous son dessin à elle — elle avait dessiné sur toute la largeur de cette double page, mais pas sur toute la hauteur, elle lui avait laissé de la place pour qu’il écrive dessous, environ un quart de la hauteur.
C’est un dessin très simple, comme souvent dans le carnet jaune qu’elle utilise pour des esquisses qu’elle reprend parfois plus tard, parfois à l’aquarelle, parfois dans un format plus grand.
Cette esquisse fait partie d’une série sur les paysages danubiens dans lesquels elle a vécu quelques mois, à plusieurs reprises. Elle aimerait mener à terme un travail de mémoire, et il lui a semblé que les mots qu’il pourrait écrire à partir de ces esquisses, celle-ci en particulier, pourraient l’aider à trouver son chemin. Elle relis ses mots — en fait il a écrit un texte avec ses mots à lui, sous son dessin à elle. Elle le relit parce qu’elle l’aime, ce texte ; il semble exprimer son désir d’aller marcher dans ces paysages qu’il ne connaît pas, ou alors de façon livresque — il lui a parlé d’Elias Canetti et d’autres écrivains qui sont liés au Danube. En relisant ce texte, elle se dit qu’elle aimerait bien le guider sur ces terres orientales, mais aussi y retourner pour voir ce qui a changé, ce qui n’a pas changé et revoir des gens qu’elle a connus.
Le dessin, son dessin à elle, représente quelques bâtiments à la sortie d’une ville — l’essentiel de la ville est hors du cadre du dessin —, puis une plaine dans laquelle alternent prairies, cultures et marais ; l’horizon est barré par des rideaux d’arbres qui bordent le fleuve que l’on devine plus qu’on ne voit, même aux endroits oû il y a davantage de distance entre les arbres. Derrière les arbres, le ciel est bas.

Plus que 365 jours… (120/365)

Ardeurs de juin – I

En route depuis cinq mois,  parti à la recherche des couleurs, et de moi-même, je ne suis même pas capable de qualifier juin avec précision. Je sais que sa couleur est parente de celle de février, qu’il y a du jaune et du orange dans cette couleur, mais ça reste vague. Elle est aussi liée à juillet et à août, la couleur de juin, liée par le vif. Beaucoup de jaune et peu d’orange dans juin, me semble-t-il, alors que juillet me paraît orange flamboyant et août rouge vif. Mais je crois que le flamboyant de juillet commence déjà en juin. Est-ce la joie de la fin de l’école qui couve, les cahiers au feu, la maîtresse au milieu ? Ou alors ces feux de la Saint-Jean que l’on improvisait en ville lorsque j’étais scout ? Ou tout simplement le soleil qui s’échauffe pour les vacances ? Ou peut-être nos projets pour ces vacances et nos ardeurs d’adolescents ?
Quoi qu’il en soit, il y a de l’orange et de l’ardeur dans  juin, des ardeurs, et aujourd’hui encore.