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Ardeurs de juin — XIII

Bilan de l’exercice : chaque page aurait dû prendre la couleur du ciel à un instant T, il voulait saisir toutes les nuances du ciel traversé par l’orage : du bleu de la carte postale aux gris-noirs zébrés de l’orage, des gris-noirs zébrés de l’orage aux couleurs lumineuses qui le suivent, jusqu’au moment où le ciel serait redevenu carte postale, toute brillante. Alors, qu’y a-t-il sur les pages du carnet ?

Sur la première on voit des bleus : c’est assez réussi. Sur la seconde arrivent du jaune et du orange qui se mélangent au bleu et le dominent, le ciel d’orage : peut faire mieux, beaucoup mieux. Et dès la troisième, ça se gâte, certes le gris et le noir dominent, mais avec des mots ; il n’a pas réussi à suivre, le pauvre Gaspard, alors il a noté des mots qui l’aideront à retrouver les couleurs du ciel pendant l’orage, à tête reposée, quand il reprendra l’exercice — avec Heinrika penchée sur lui pour l’épauler ? Non, reprendre ce travail avant octobre, avant Riga, dessiner tout l’été, devoir de vacances !

En attendant, il fait fonctionner ses jambes sous la pluie, Gaspard, car l’orage se prolonge, comme pour lui faire les pieds.

Franges des jours II

Ils les prennent d’abord pour de simples promeneurs qui se seraient arrêtés sur la crête pour reprendre leur souffle et admirer le paysage, des promeneurs matinaux, comme eux. Par ces très chaudes journées de juin, Judith et Peter aiment sortir de bon matin devant le chalet pour faire provision de fraîcheur.

Les deux hommes s’attardent, l’un semble dessiner, assis, les genoux repliés en guise de pupitre pendant que son compagnon cueille des fleurs. Les fleurs cueillies, il s’assied, arrange le bouquet et le présente au dessinateur qui semble acquiescer de la tête. Lorsque celui qui dessine a rangé son matériel dans une petite sacoche en cuir, les deux hommes restent assis, discutent en regardant le chalet à la dérobée. Lorsqu’ils se lèvent, Judith et Peter sont convaincus qu’ils sont venus pour eux. Judith reboutonne un peu sa blouse qu’elle a laissé ouverte pour nourrir Maryam qui ne va pas tarder à se faire entendre et demande à Peter si elle est présentable ; il lui sourit, caresse ses cheveux, l’embrasse tendrement et l’entraîne à la rencontre des deux hommes.

Nous aussi sommes venus voir la petite, disent-ils avant de les embrasser comme on embrasse les gens qu’on aime. Judith et Peter sont un peu surpris mais l’acceptent en toute simplicité, comme on accepte un supplément de fraîcheur et un bouquet champêtre avant une journée qui s’annonce caniculaire. On boit le café dehors, avec des bagels encore tièdes. En se servant dans la corbeille qu’on lui tend, le fleuriste dit que c’est aussi un peu pour les bagels qu’ils sont venus ; la bonne humeur éclate et on se met à parler.
– Je m’appelle Jean, je viens de Genève, je suis le pasteur de la commune. J’ai été chassé de ma paroisse pour une obscure raison, ainsi que de l’Eglise, mais ici on m’a accueilli, les gens de ce village sont magnifiques et savent ce que signifie choisir son pasteur.
– Je m’appelle Paul, j’ai été curé en Gruyère. Un jour, alors que j’herborisais dans les vertes montagnes, j’ai aperçu Jean qui dessinait sur une crête. L’obscure raison dont parlait Jean avec la pudeur des protestants – il rit bruyamment alors que Jean se contente de sourire, avec retenue –, c’est qu’on a eu le coup de foudre et on a décidé de vivre ensemble, alors j’ai jeté mon froc aux orties, voilà.
– Que voulez-vous, on est en avance sur notre temps, il faudra sans doute encore bien des décennies pour que nos églises ouvrent vraiment leur coeur.
– Si elles en ont un ! Et moi je vous dis que ce sera plutôt des siècles.
– Il n’y a qu’ici qu’on nous accepte comme on est. Dans cette commune il y a quelque chose de particulier, une sorte d’énergie puissante et humaine, quelque chose d’indestructible.
– Comme un avant-goût de Paradis ! ajoute Paul en reprenant un bagel.
– Le Synode d’ici n’est pas mieux que celui de Genève, il ne me reconnaît pas, mais la communauté a racheté la cure et nous y a installés…
– Comme des mariés ! ajoute Paul dans un grand éclat de rire, et il manque de s’étouffer avec un morceau de bagel qui passe par le trou du dimanche.
– Paul s’occupe du jardin et des animaux, on a une belle basse-cour et quelques brebis…
– Et un bouc !
– Il veut dire un bélier ; il tient la maison et cuisine comme personne. Il me seconde aussi dans mon ministère, il connaît bien les humains et les aime.
– Une vraie femme de pasteur, en somme !

Malgré les éclats de rire, on entend que Maryam est réveillée, en gazouillant elle amène sa part à ce pur moment de joie. Judith va la chercher et se met à l’allaiter sans gêne, comme lorsqu’on est entre égaux. Lorsqu’elle est rassasiée, Peter prend Maryam dans ses bras. Jean et Paul se lèvent, s’approchent de la petite, la bénissent et récitent une prière que Judith et Peter reprennent avec eux.

– La voilà baptisée, dit Jean.
– Les femmes du village seront ses marraines et les hommes ses parrains.
– Et les enfants ses amis.