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Ardeurs de juin — XII

Plutôt que de chercher d’où vient cet état qu’il ne connaît pas, ou qu’il connaît de très loin — l’enfance ? —, si loin, il continue à faire fonctionner ses jambes, Gaspard, et en faisant fonctionner ses jambes, de drôles d’idées lui viennent, à Gaspard, ou plutôt des souvenirs d’abord, ceux de ces jeux qu’ils faisaient enfants, ses frères et soeurs et lui : tu préfères être sourd ou aveugle, qu’on te coupe une jambe ou un bras, le gauche ou le droit ? S’en suivaient des heures entières les yeux bandés, ou des tampons dans les oreilles et un gros turban sur la tête — comme dans une aventure de Tintin —, ou à cloche-pied ou un bras attaché dans le dos. Ces souvenirs font venir de drôles d’idées à Gaspard, ou plutôt des questions ; que se passerait-il si le trac, ou quelque chose d’autre lui coupait à nouveau les jambes, les deux jambes, et que cette fois il n’y avait personne pour le soutenir, pas de préposé avec ou sans casquette ? Ces drôles d’idées ne sont heureusement pas assez fortes pour l’empêcher de faire fonctionner ses jambes, alors il avance Gaspard, d’un bon pas, un peu comme si le diable le poursuivait ; cette idée l’amuse, et c’est dans un état de joie quasi zoroastrienne qu’il arrive au débouché de Töbeli — petit ravin aurait dit Molière s’il avait pu traduire Goethe —, juste après Landquart, en rive gauche du Rhin, là où surgit un torrent de la montagne comme un diable surgit de sa boîte.
Ce torrent tout gentillet fait raisonner la vallée encaissée comme un « V » — tout le contraire d’une auge glaciaire qui est large comme un « U » — de son doux murmure. Gaspard s’arrête pour boire et pour écouter ce chant. Assis sur un caillou, il continue à ruminer ses drôles d’idées, mais parmi elles en surgit une qui l’apaise : il se souvient qu’enfant, il choisissait toujours d’être sourd plutôt qu’aveugle — ça lui faisait trop peur de perdre ses yeux noisette — et durant ces heures enturbannées, il dessinait et buvait les images qu’il n’entendait pas. Alors il se dit, Gaspard, que si quelque chose de plus grave que le trac lui coupe définitivement une jambe ou deux, il dessinera pour se consoler de ne plus marcher et, sur son gros caillou, il se met à dessiner, Gaspard, et comme il n’a pas de turban, ses oreilles l’aident, le font accélérer ; il entend en effet que le murmure se fait moins doux, que le filet de voix enfle en même temps que le fil de l’eau, le torrent se met à gronder comme l’orage qui semble venir de l’amont. Alors Gaspard se dit que la météo lui offre un exercice pour se préparer à quand il ne pourra plus marcher : dessiner vite, saisir le temps qui change. Il sort son carnet et sa petite boîte de couleurs, il fixe le ciel : chaque page prend la couleur du ciel à un instant T, il veut saisir toutes les nuances du ciel traversé par l’orage : du bleu de la carte postale aux gris-noirs zébrés de l’orage, des gris-noirs zébrés de l’orage aux couleurs lumineuses qui le suivent, jusqu’au moment où le ciel redevient carte postale, toute brillante.