Ardeurs de juin — XI
Ni lourd, ni léger, ni soulagé, ni tendu, un état qu’il ne connaît pas, ou alors de très loin, si loin…
Ne pas ouvrir l’enveloppe n’importe où, se dit-il, trouver le bon lieu, lire et relire, l’enveloppe est épaisse, il faudra du temps. Debout devant la poste, immobile, il réfléchit ; trouver un lieu tranquille, un lieu où il sera seul, dehors de préférence ; marcher pour trouver ce lieu, marcher dans cette ville qu’il ne connaît pas, mais comment marcher ? le trac lui coupe les jambes.
Midi sonne ; le préposé sort, il est surpris de le voir toujours là, planté devant son office, 7000 Chur. Il prend d’abord un air soupçonneux, mais quelque chose sur le visage de celui qui vient de retirer une lettre en poste restante lui dit que ses soupçons sont infondés, que cet humain planté là a besoin de soutien ; alors il le prend par le bras avec un mélange de force et de douceur. L’immobile n’oppose aucune résistance, se laisse conduire comme un enfant perdu qui se laisserait entraîner par un inconnu.
Le préposé marche d’un pas alerte ; on s’éloigne de la gare en direction sud-est, l’Altstadt, une pelote de ruelles coincée entre deux pans de montagne au pied de la colline de la cathédrale. Dans ce dédale frais, le préposé guide celui à qui il a tendu une lettre, tout à l’heure, à travers un guichet. Il s’arrête devant une porte en fer, rouillée, sort des clés, ouvre la porte ; on entre dans un jardin, entre ombre et lumière. Celui qui a tendu la main à celui à qui il a d’abord tendu une lettre installe celui qui va ouvrir la lettre sous la tonnelle. L’automate redevient Gaspard, sort son couteau, ouvre la lettre. Le préposé enlève sa casquette et disparaît dans la maison attenante au jardin.
Il réapparaît de longues minutes plus tard avec un lourd plateau ; sans un mot, il dresse la table, sert à boire, lève son verre ; Gaspard l’imite, ils boivent en silence, à quoi ? semble interroger le préposé sans casquette qui s’est transformé en humain, un humain qui scrute le visage de Gaspard et semble lui dire qu’il peut parler ou garder le silence, à son aise. Gaspard ne parle pas. On mange sans bruit. Après le café, l’humain débarrasse la table, disparaît quelques instants et réapparaît avec sa casquette. Gaspard comprend qu’il retourne à l’office et se lève. Dans la rue, devant la porte en fer qui vient d’être refermée, Gaspard serre l’homme dans ses bras — remercier avec son corps, fraternellement — et chacun part de son côté ; Gaspard a retrouvé l’usage autonome de ses jambes.
Il n’est ni lourd, ni léger, ni soulagé, ni tendu, c’est un état qu’il ne connaît pas, ou alors de très loin, si loin… Continuer à faire fonctionner ses jambes.