Plus que 365 jours… (131/365)

Ardeurs de juin — X

Gaspard, mon cher Gaspard,

Avant toute autre chose, je veux te dire que, quoi qu’il arrive, je reste ta meilleure amie, ta confidente si tu le souhaites, et toi tu restes mon meilleur ami, mon confident le plus précieux, celui à qui l’on peut tout dire ; comme tu l’écris dans ta lettre, que j’ai lue et relue, que je lis et relis, rien ni personne ne peut ni ne pourra nous enlever cela.

Au fil de toutes ces années passées ensemble, des lettres échangées, des paroles prononcées, des silences complices, toi et moi sommes devenus experts d’entrelignologie — tu te souviens des tous ces mots que nous avons inventés en nous écrivant, en faisant l’amour, en cherchant des prénoms pour les enfants, en imaginant les histoires que nous leur racontions ? Recommençons, écrivons-nous à nouveau, plus souvent, joyeusement, inventons des mots pour ce qui nous arrive, restons vivants, soyons heureux !

Je ne te cache pas, mon cher Gaspard, que ton courrier m’a d’abord perturbée. J’ai lu et relu ta lettre — merci de ne pas l’avoir publiée, ou fait publier, je ne sais pas exactement ce qu’il faut dire ! merci de ta délicatesse et merci de tes mots, surtout ! —, j’ai lu et relu le résumé des épisodes 1 à 126, j’ai mis du temps à réaliser, comme toi sans doute, mais j’y suis parvenue. Un auteur, quelqu’un comme toi en somme, et comme notre cher fils Antoine, s’est donc emparé de notre histoire et la fait publier sur un blog, c’est beau je trouve, et si contemporain !

J’ai mis du temps à trouver ce blog, mais je l’ai trouvé ! Sais-tu comment ? Je te le dis dans la lettre annexée, gardons un peu d’intimité, et montrons au Monde entier que les vrais personnages échappent à leur auteur, au narrateur et à la rédaction, surtout lorsqu’elle édite sans bourse délier ! L’histoire est intéressante et très contemporaine. Je proposerai bientôt un résumé complet à la rédaction et je te l’enverrai, tu mérites de connaître toute l’histoire — l’entrelignologie a tout de même des limites !

Comme tu le devines dans ton résumé, mon  entrelignologue préféré, cette histoire est truffée de personnages qui sont parvenus, plus ou moins consciemment, à une charnière de leur vie. Il y a plusieurs héros, me semble-t-il, mais il faut que tu saches que toi et moi sommes au centre, avec Heinrika et Fernando. Oui, Gaspard, j’ai quelque chose à te dire, moi aussi, et je te le dis ici, car le.a lect.eur.trice virtuel.le le sait déjà. Il y a Heinrika mais il y a aussi Fernando.

Fernando est ce monsieur qui habite la tour qui domine notre jardin, cet homme timide qui dit bonjour quand on le croise,  celui que nous avons toujours salué humblement pour qu’il comprenne qu’il pourrait nous parler quand il voudrait, faire sortir sans honte ces mots qui semblaient bloqués en lui. Et bien Fernando est venu et les mots sont sortis, grâce à Pessoa. Ces belles choses que tu as vécues avec Heinrika et que tu vivras sans doute encore dès octobre — tes mots le disent si bien, sans rien me cacher, sans me blesser —, je les vis tous les jours avec Fernando. L’amour n’est pas loin, mais nous le retenons encore, un peu comme ces romans que nous lisons à petits pas, de peur d’arriver au bout trop vite. 

Oui, Gaspard, nous sommes à un carrefour de notre vie. Si nous voulons être à la hauteur de notre amour, nous devons être capables de nous laisser partir. Nous nous le sommes promis, comme toi, je m’en souviens. Mais toutes les promesses doivent-elles être tenues ? Oui, à condition qu’elles aient été prononcées librement. Celle-ci le fut. Cela ne signifie pas qu’elle est facile à tenir, ni pour toi, ni pour moi, mais toi et moi savons que nous allons rester amis, confidents, complices, rien ni personne ne peut ni ne pourra nous enlever cela.

Sans la communauté qui est née autour de moi, avec moi, jamais je ne pourrais accepter que tu me laisses la maison et le jardin, c’est nous qui avons fait ce lieu, nous et les enfants. Mais maintenant notre lieu fait vivre et revivre des humains, et ces humains le font vivre autrement, en lien avec d’autres lieux dans lesquels d’autres humains essaient aussi de faire changer le Monde. Alors j’accepte que tu me laisses la maison et le jardin, j’accepte que tu ne prennes que le strict nécessaire pour poursuivre ton chemin, j’accepte que tu arpentes le Monde et que tu vives de ta plume, oui Gaspard, je te laisse partir si c’est ce que tu veux, mais je continuerai à dire notre maison, notre jardin, tu y auras toujours ta place, repasse quand tu veux, présente-moi Heinrika, invitons les gens de l’alpage jurassien, les deux fifres bâlois, amène aussi Odile et Anton, il y a ici des belles personnes que j’aimerais vous présenter.

Ce que tu prends pour de la distance, lorsque tu parles de la carte que je t’ai envoyée à Olten, n’est pas exactement de la distance. Je me sens toujours très proche de toi mon Gaspard, de nos valeurs, de nos idéaux, mais je ne savais pas comment te parler de Fernando, je cherchais encore, j’attendais le bon moment ; tu l’as bien senti entre les lignes et c’est sans doute ce qui t’a poussé à parler le premier, et de cela je te suis infiniment reconnaissant, mon Gaspard.

Tu me permets de t’appeler encore mon Gaspard, Gaspard, même si on n’a jamais été mariés, même si je te laisse partir ?
Je t’aime Gaspard — tu sais que je ne dis pas facilement ces mots — et je te laisse partir. Merci de m’avoir écrit que tu m’aimes et que tu me laisses rester dans la maison et dans le jardin, mais tu y auras toujours ta place, je te le redis.

Mathilde