Ardeurs de juin – VII
Il préfère les montées, Gaspard, c’est pourtant léger qu’il dévale la pente vers Hinterrhein, il volerait presque. C’est qu’il a écrit Gaspard, il a écrit à Mathilde. Ça lui a pris du temps à Gaspard d’écrire à Mathilde, de trouver les mots justes, de les agencer, de les relire, de tracer, de raturer, de recopier, de déchirer, de recommencer. La lettre est plus courte que prévu, mais elle est a une annexe, le résumé fourni à la rédaction il y a quelques jours ; il s’est dit, Gaspard, que ce serait un bon éclairage complémentaire, un éclairage honnête, il est convaincu que Mathilde y sera sensible, il a bon espoir d’avoir de ses nouvelles à la poste de Coire. Il se sent à la fois léger, comme quand on a fait son devoir, et lourd, comme quand on attend un résultat ; jamais il n’a dû écrire comme cela à Mathilde, Gaspard, mais il a fait sont devoir, autrefois ils se sont promis de tout se dire, alors il a honoré sa promesse, comme elle l’aurait fait. Ce n’est pas pour lui qu’il a la boule au ventre, mais pour elle, comment va-t-elle réagir Mathilde ? Et si elle a besoin de soutien, Mathilde, sur qui pourra-t-elle s’appuyer ?
Mais pour l’instant, c’est le léger qui l’emporte, alors il se hâte vers la vallée, le petit matin est frais, il a bien dormi, la veille il a glissé son enveloppe dans la boîte aux lettres de l’Hospice du San Bernardino. Mais alors pourquoi s’arrête-t-il net, juste à l’endroit où le sentier est presque parallèle au Maseggbach qui est dans sa dernière ligne droite avant de se jeter dans le Rhin postérieur ? Un bruit anormal, un coup de tonnerre dans un ciel bleu – le ciel de ce petit matin frais est bleu –, puis un second, puis un troisième. Il ne compte plus, il a compris. Le premier coup provenait d’un char de commandement qui lance un exercice, et les autres suivent, évidemment. Il enrage Gaspard, des chars sur la place de tir d’Hinterrhein, il ne pourra pas remonter ce bras du fleuve – le Rhin postérieur – Scheisse Schiessplatz ! répète-t-il très vite plusieurs fois, la route est barrée pour les militaires qui tirent, le seul endroit de Suisse où ils peuvent tirer avec de vrais obus, de vrais obus dans des chars allemands le long d’un bras de fleuve alimenté par le Glacier du Paradis, Paradiesgletscher, il enrage Gaspard, Scheisse Schiessplatz ! Il aurait préféré un vrai orage, il aurait dévalé la pente à côté du torrent, le Maseggbach, il aurait trouvé un abri au fond de la vallée – une marquise de béton sous laquelle se planquent les militaires – et il aurait contemplé le spectacle, Gaspard, l’orage au fond de l’auge glaciaire. Les torrents qui enflent et font monter le fleuve, les éclairs, le tonnerre – le vrai ! –, les cailloux qui roulent, la pluie qui fouette, le vent qui hurle. Une fois, c’était vers le milieu d’une journée d’août avec son père, il avait assisté au spectacle, il avait dix ans, il n’avait pas peur, son père était là. Après l’orage, le temps s’était levé et ils étaient montés dormir à la Zapporhütte. Chemin faisant, son père lui apprenait à lire le paysage, le bras du fleuve, les torrents, le fond plat de la vallée, ses versants verticaux – on appelle ça une auge glaciaire, lui disait-il, et Gaspard buvait ses paroles. Son père lui désignait aussi de grandes sentinelles, pas des militaires, mais de hauts sommets, fiers gardiens de ce château d’eau d’Europe : Chilchalhorn, Lorenzhorn, Schwarzhorn, Höhberghorn, Zapporthorn, Breitstock, Piz Moesola, Marscholhorn. Depuis la Zapporhütte, Gaspard et son père avaient suivi un chemin jusqu’à ce qu’il s’arrête net, comme un cul de sac, en plein milieu d’un cirque, à 2400 mètres d’altitude. Et de ce point central, son père lui montrait des fils d’eau qui dévalaient l’amphithéâtre pour alimenter le Rhin postérieur – on appelle ça un chevelu hydrographique, lui disait-il, et leurs rires explosaient dans le cirque comme des torrents pendant l’orage. Ils reprenaient leur souffle et le père apprenait encore à Gaspard le nom du glacier qui alimentait le Rhin chevelu : Paradiesgletscher.
Cochons de militaires, pensait Gaspard, et à sa rage se mêlaient des larmes pour son père disparu.