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Ardeurs de juin – VI

Le Tessin descend du Nufenen, la Moesa du San Bernardino ; la première vient d’un canton qui porte le même nom qu’elle – en fait, c’est elle qui lui a donné son nom, à ce canton viril, il faudrait s’en souvenir ! – la seconde vient des Grisons mais les deux se comprennent, car elles parlent italien, ou plutôt des dialectes ; elles se rencontrent à Arbedio-Castione, une commune accrochée au nord de Bellinzone. Elles se comprennent, se racontent la plus vieille histoire du Monde et  fluent de conserve pour aller se jeter dans les bras du  Pô avec lequel elles voyagent jusqu’à l’Adriatique qu’elles rejoignent juste au-dessous du Golfe de Venise, sans soupirer.
Gaspard ne parle pas italien mais son oreille saisit que les accents diffèrent d’une vallée à l’autre. Le Tessin et la Moesa roulent les cailloux différemment – leurs pentes ne sont pas les mêmes, les débits ne sont pas comparables et la géologie des vallées n’est pas exactement semblable –, alors l’accent des riverains s’en ressent et les « r » ne se roulent pas de la même manière dans le Val Mesolcina qu’il remonte que dans les vallées qu’il a descendues depuis le Gothard. Il s’en rend compte sur les terrasses où il s’arrête pour commander una birra ou un bicchiere di vino rosso. Et tandis qu’il pique-nique sur ces terrasses où l’on peut encore le faire, il écoute les gens parler et se souvient de ce beau vieillard de Sarreyer qui lui disait un jour que les montagnards connaissent les cimes mais pas les frontières ; ce vieil homme lui parlait des patois des vallées voisines, certes différents, mais pas assez pour séparer les gens. – Les patois sont comme les cols, disait-il à Gaspard, ils nous relient, et les mots, parents ou différents, disent les vallées et les accents disent les villages. Le vieux montagnard racontait alors à Gaspard ses heures de marche pour rejoindre les amis de la Valpelline par la Fenêtre de Durand, de longues heures passées à marcher mais aussi à se réjouir des retrouvailles. Et au retour ses oreilles bourdonnaient des joyeuses discussions qu’on avait eues, mais aussi du vin qu’on avait bu. A l’aller le sac ne tintait pas de la même manière qu’au retour ; on amenait du vin suisse et on rentrait avec du vin italien. Pas de douaniers dans nos montagnes, que des montagnards.
Dans l’oreille de Gaspard qui remonte la Moesa, il y a aussi un doux bourdonnement, celui de l’accent d’Heinrika qui semble lui demander quelque chose :
– Chercherais-tu avec moi un coin de montagne où nous pourrions vivre ensemble ?
– Pourvu que cet acouphène ne disparaisse pas, se dit Gaspard en cheminant vers Riga.