Ardeurs de juin — XV
Peut-on manger des nepitelle — ce dessert calabrais que l’on sert à Pâques — au mois de juin ?
OUI !
Peut-on réussir des nepitelle tout en parlant migration avec passion, dans une cuisine surchauffée ?
FAUT VOIR…
Prenez une cuisine, mettez-y deux personnes, faites-les parler d’un sujet qui leur tient à coeur, mais pour que cela ne soit pas de la tarte, ajoutez du piment en leur faisant réaliser parallèlement à leur propos une recette de quelque chose qu’elles adorent, qui viendrait de leur enfance.
Première difficulté : des nepitelle d’accord, mais quelle recette ? Celle de la mère de Paola ou celle de la tante de Giuseppe ? On est dans la cuisine de Paola, elle a tous les ingrédients sous la main : avantage Paola. Giuseppe s’incline mais jure qu’il aura sa revanche — la recette de ma tante, dit-il, fille naturelle d’un évêque, est forcément meilleure que celle de ta mère mariée à un communiste, c’est un dessert de Pâques, ne l’oublions pas ! Paola lui casserait bien un ou deux oeufs sur la tête, à Giuseppe, histoire de le remettre à sa place, ce petit-neveu d’évêque libertin, et histoire aussi de ralentir la chute de ses cheveux, à Giuseppe — on fait bien des shampoings aux oeufs —, mais elle relit la recette est constate qu’elle n’aurait pas assez d’oeufs. Alors elle réalise la recette, avec Giuseppe, et non pas contre lui.
La recette / la discussion
- Préparez d’abord la pâte : cassez 1 œuf en séparant le blanc du jaune. Tamisez la farine dans une jatte, versez le sucre en pluie / chez nous il pleuvait rarement, à mon arrivée en Suisse j’ai été surprise mais une bonne âme m’a prêté un parapluie / et creusez une fontaine / dans mon village, la fontaine était comme un bistrot, mais ouvert à tout le monde et à tous les vents ; on venait chercher de l’eau, boire entre amis, s’initier à la politique, chercher l’âme soeur. / Cassez 2 œufs au centre de cette fontaine, ajoutez le jaune d’œuf, 165 g de beurre en noisettes / le premier garçon que j’ai embrassé c’était dans le gros noisetier, à mi-chemin entre l’église et l’école ; arrivée en Suisse beaucoup d’hommes voulaient m’embrasser dans les recoins, mais moi je ne voulais pas / et le sel. Travaillez du bout des doigts pour obtenir une pâte lisse et malléable. Roulez celle-ci en boule, / quand j’ai commencé à travailler à l’usine, j’avais la boule au ventre, toujours peur de faire faux, alors je regardais les autres et je faisais comme eux, mais quand ils disaient que les Italiens étaient moins que les chiens, je ne répétais pas et j’avais froid dans le dos / enveloppez-la dans un linge et mettez-là au réfrigérateur.
- Pendant ce temps, préparez la garniture : faites tremper les raisins secs / j’ai toujours aimé lire, surtout des romans, mais après la lecture des Raisins de la colère, je me suis syndiqué et j’ai commencé à lire des essais politiques / pendant 15 mn dans de l’eau tiède. Faites bouillir de l’eau dans une casserole et plongez-y les figues pendant 5 minutes. Faites griller les amandes dans une poêle à revêtement antiadhésive / j’avais un copain qui s’est gravement brûlé en travaillant à la zinguerie de Renens, pas d’AI, rien, le patron lui a donné quelques billets, dont un simple course pour Naples / puis passez-les à la moulinette électrique avec les noix et les clous de girofle. Lavez les oranges et essuyez-les.
- Égouttez les figues et hachez-les finement. Égouttez les raisins secs. / Ma voisine a bossé toute sa vie chez IRIL, et après IRIL, plus rien ; ses deux mois de retraite elle les a passés à l’hôpital, où elle est morte ; les médecins ont dit que l’usine l’avait lessivée. / Râpez le zeste des oranges au-dessus d’une jatte, puis ajoutez-y les figues hachées, la poudre de noix d’amande et de clou de girofle, les raisins secs, la marmelade et la cannelle. Mélangez bien.
- Sortez la pâte du réfrigérateur. / Au début, en hiver, on sortait le moins possible, on n’avait pas d’habits chauds ; nos enfants sont nés en septembre, janvier était le mois le plus froid. / Farinez un plan de travail et abaissez la pâte au rouleau à pâtisserie sur une épaisseur de 5 mm environ. / A côté d’eux on n’était rien, les mots pour nous rabaisser étaient légions, leur chef s’appelait Schwarzenbach. Découpez ensuite la pâte en disques de 10 cm de diamètre à l’aide d’un moule à tartelette. / Au triage de Renens, y en a un qui s’est coupé la jambe avec une disqueuse pour découper l’acier ; ça a fait tout une histoire, il était suisse. Allumez le four 160°C / Au premier août on ne voyait pas leurs feux, on était dans la famille, en Italie, mais on disait quand même « cochon de Schwarzenbach ! »
- Battez légèrement le blanc d’œuf que vous avez réservé. Déposez une noix de la préparation précédente sur chacun des disques de pâte, puis rabattez la pâte en badigeonnant les deux bords opposés avec du blanc d’œuf battu pour les souder. Incisez légèrement le bord arrondi des chaussons à l’aide d’un couteau. / Des bagarres, y en avait souvent. Au début, pour avoir plus d’argent, on jouait le jeu des patrons et on acceptait les heures sup., mais quand on sortait, à 22 heures, et qu’on voulait boire un verre avant de rentrer, les syndiqués nous cassaient la gueule pour nous apprendre à dire non. Des fois y a des couteaux qui sortaient alors les courtepointières nous faisaient des point de sutures au mercurochrome.
- Enduisez la plaque du four avec le reste du beurre. Cassez le quatrième œuf dans un bol et battez-le, puis badigeonnez-en les chaussons à l’aide d’un pinceau. Rangez ceux-ci sur la plaque. Mettez au four et faites cuire pendant 25 ou 30 mn, jusqu’à ce que les chaussons soient bien dorés et gonflés. Servez chaud ou froid. / Quand j’ai travaillé à Yverdon, j’ai été amoureuse d’un pâtissier, mais y avait mon patron qui me tournait autour, la nuit il rôdait en chaussons, j’ai failli avoir un croissant dans l’four, mais heureusement, y avait la patronne, une sainte femme.
— Je dois être honnête avec toi, Paola, ces nepitelle sont sublimes, j’espère que ta mère m’entend là où elle est !
— Soyons honnêtes, Giuseppe, elles sont dures ces histoires de migration, mais il faudra les faire sortir, que tous les entendent, même les morts, là où ils sont. Ne pas fermer les yeux sur le passé*, déposer les fardeaux, passer à autre chose et ne pas recommencer avec ceux qui arrivent par les mers et les océans au péril de leur vie, dans l’espoir de ressusciter.
*Nepitelle serait dérivé du mot latin palpebra qui signifie paupière.
Fermé, ouvert, clin d’oeil.