Plus que 365 jours… (100/365)

Neige de mai – III

Des carrés assemblés qui forment un rectangle, voilà ce que l’on pourrait dire d’autre à propos de cet espace tacite.

Des carrés cousus ensemble pour orienter un rectangle dans le sens du paysage.

Des carrés brodés pour saisir le sens du paysage, dans toutes ses dimensions. Du brun pour dire la pente, du bleu pour montrer ce qui coule dessus, du vert, du noir pour montrer comment la pente est habillée, le noir disant aussi comment la gravir, la pente ou comment la dévaler, tout droit ou en zigzags, sans s’encoubler dans les lacets.

Des carrés légendés pour décoder ce que l’on n’a pas tout de suite saisi.

Des carrés qui donnent envie d’aller vérifier in situ si les traits du paysage correspondent aux fils qu’on a lus, un corrigé grandeur nature, un visage qu’on a palpé et que l’on peut enfin contempler.

Des carrés pour jouer à la marelle, mais en plus grand, en plus long, des kilomètres, des kilomètre carrés.

Dessine-moi une carte, brode-moi une histoire, montre-moi encore ton visage.

Plus que 365 jours… (99/365)

Neige de mai – II

Deux marcheurs se faufilent dans le brouillard de ce jour blanc. Ils savent bien que les chemins qu’ils empruntent ne sont pas des fils, ni des faufils, et tandis qu’ils écoutent les silences profonds dont les parois leur renvoient les échos, ils se disent, les deux marcheurs, qu’ils faufilent quelque chose, quelque chose qui se tisse fil après fil, quelque chose qui peut devenir solide. Ils se le disent sans mot, leurs pas sont un accord tacite.

Les deux marcheurs qui se faufilent dans le brouillard de ce jour blanc savent très bien qu’ils marchent en fait sur des traits, des traits indiqués sur des cartes dont il n’ont pas besoin puisque celui qui est habillé en rouge, et qui est suivi par le second, connaît le tracé. Ils n’ont pas besoin des cartes qu’ils savent pourtant lire – et pas de travers. Ils savent que sur ces cartes les traits qu’ils suivent sont noirs, pleins ou tillés et ils savent que sur certaines cartes ces traits noirs, pleins ou tillés ont été passés en rouge pour dire qu’on est en montagne, ce qui se voit pourtant bien sur les cartes, si on sait les lire et ce qui s’entend bien quand on marche tacites et qu’on écoute les échos des silences profonds qui ricochent sur les parois. Alors pourquoi passer les traits en rouge ?

Ils savent, les deux marcheurs, que la plupart des traits sur lesquels ils se faufilent dans le brouillard de ce jour blanc sont tillés et comme le jour est blanc, peu importe que ces traits tillés soient noirs ou passés en rouge sur les cartes, pour eux qui marchent ils sont blancs, blancs comme les faufils de quelque chose que l’on veut coudre.

Silencieux, les deux marcheurs qui se disent qu’entre eux quelque chose se tisse et se coud, descendent et remontent par le même chemin, comme on coud quelque chose qu’on a d’abord faufilé.

Hospental – Andermatt – Göschenen – Andermatt – Hospental.

Anton – Gaspard.

Plus que 365 jours… (98/365)

Neige de mai – I

Aussi loin qu’il se souvienne, il y a du blanc en mai, des blancs, différents de ceux de janvier, mais pas tous.

Le blanc dont il est sûr, c’est celui du viburnum opulus roseum, une viorne qui se couvre de boules blanches au printemps, on l’appelle aussi boule de neige. Il y avait un arbuste de ce type dans le jardin des gamins turbulents qu’ils étaient et qui commençaient à communier en mai ; du coup, les gamins turbulents qu’ils étaient pouvaient devenir enfants de choeur. Lorsqu’ils communiaient pour la première fois, l’arbre était couvert de boules d’un blanc légèrement crémeux, léger, mousseux, la neige de mai. Lui, il s’imaginait que c’était de la manne céleste.

Les aubes des premiers communiants étaient blanches, du même blanc que celui de janvier, l’aube de l’année ; l’aube d’une année dure un mois et ce mois est blanc, comme les aubes des premiers communiants qui cachent des gamins facétieux face aux cieux. Et quand les premiers communiants devenaient enfants de choeur – tous ses frères turbulents et lui y avaient passé – ils portaient une autre aube, d’un autre blanc, presque beige, comme les hosties. Il se disait que les hosties teintaient les aubes, pour ne pas que l’on confonde les premiers communiants turbulents avec les enfants de choeur, qui ne l’étaient pas forcément, enfants de choeur. Il se souvient d’ailleurs d’une première communiante qu’il regardait. Qu’est-elle devenue ? Toujours oie blanche ? Sainte-Nitouche ? Mariée en blanc ? Mariage blanc ? Couple distant ? Couple glacial ? Couple grillé ? Amour frigide ? Tombée de haut ? Toute crevassée ? Au fond du trou ?

Quand il a ces pensées, Gaspard, la route du col n’est pas encore ouverte, on est le 1er mai. Il marche dans le blanc, il y en a sous ses pieds et autour de lui, jour blanc. Il suit du rouge, un mètre devant lui, Anton, qui n’est pas habillé en orange ce jour-là, car il ne travaille pas. Etonnamment, Anton est rouge, ce qui est rare dans ces contrées où l’on est plutôt noirs, la couleur des catholiques, ces drôles de gens que l’on baptise en blanc et qui communient en beige, que l’on marie en blanc mais que l’on enterre en noir, donc en catholiques. Ensuite ils montent aux cieux qui ressemblent au brouillard dans lequel Anton marche avec Gaspard. Quand on est rouge on ne travaille pas le jour du muguet, on défile ; mais dans ces contrées noires et primitives, là où habite Anton, pas de défilé pour les rouges. Alors au lieu de défiler en groupes, comme dans les villes, on part marcher seul dans des défilés que l’on enjambe grâce à des ponts du diable, le diable qui est rouge, c’est bien connu, donc les rouges c’est le diable, c’est en tout cas ce que pensent les noirs dans ces contrées catholiques. Alors pas de défilé d’ouvriers, pas de défilé rouge, le rouge se défile, seul sur les ponts du diable, étroits fils jetés par-dessus des défilés ; fils rouges.

En suivant Anton dans le blanc, ce blanc intense qui par moments masque le rouge, masque Anton, Gaspard pense à la première communiante qu’il regardait. Auraient-ils pu marcher ensemble, faire un bout de chemin ? Qui serait devant, Gaspard ou l’oie blanche ? Jeu de l’oie ? Blanche est Gaspard ? Le silence est d’or, bec en or. Peut-être que le fil rouge de sa vie rencontrera à nouveau ce blanc, ce blanc ou une autre couleur subtile, se dit celui qui n’est plus premier communiant et encore moins enfant de choeur.

Aussi loin qu’il se souvienne, il y a du blanc en mai, mais mai est-il blanc pour autant ? Pas sûr.