Plus que 365 jours… (109/365)

Neige de mai – XII

[le texte sur le vent, tiré du cahier noir, donc qui est fictif…]

Mis au Monde
Voilà bien des années, on m’a mis au Monde.
Je le dois à ma mère, qui a fait le gros du travail, mais aussi à mon père. Elle et lui se sont unis, l’ont voulu, m’ont voulu et je ne leur en veut pas de m’avoir voulu, bien au contraire, mais comment le leur dire ? Comment dire, au bout d’une vie, qu’on ne leur en pas pas voulu de nous avoir voulu ? Comment combler le difficile désir de dire cela à ces deux êtres qui vous ont tant désiré ? Comment ne pas s’enfuir devant ce désir de dire, comment réussir à leur dire avant qu’ils aient sombré dans le noir, dans ce trou qu’on ne peut pas combler ? Est-on condamné à vie à vouloir combler avec des mots les trous qui ont englouti ceux qui nous ont donné la vie ?
J’ai une moitié de la réponse ; c’est la pierre de granit qui scelle la tombe de mon père. L’autre moitié je dois l’écrire et l’envoyer à celle qui m’a mis au Monde pour qu’elle la lise, non, plutôt aller chez elle et la lire, face à elle, à haute et intelligible voix, non, plutôt la savoir par coeur, la lui dire comme on déclare sa flamme, oui, c’est ça, déclarer sa flamme à celle qui nous a mis au Monde comme on allume une bougie, une bougie que l’on veut voir durer, et qui durera bien après nous, en principe. Ne pas attendre que celle qui m’a mis au Monde soit couchée dans du sapin pour lui déclarer ma flamme, lui déclamer mon amour avec flamme. Ne pas risquer que, une fois de plus, les mots demeurent lettres mortes ou alors qu’ils partent en fumée.

Si l’on peut considérer que l’hiver chasse l’automne et que la pluie est suivie par la neige, on peut alors considérer, ma très chère Maman, que tu m’as mis au Monde à la frontière des dernières pluies et des premières neiges. J’aime la neige, mais la pluie plus encore, elle est régulièrement la compagne de mes balades sur les sentiers qu’elle transforme en rus ; et lorsque je la quitte pour écrire – comme je le fais pour toi en ce moment – elle me relance de ces tic, tic sur la lucarne tandis que les touches de la machine à écrire font tac, tac, temps, contretemps. Tu te souviens, je pense, que j’écris sur la vieille machine de papa ; avant de partir il avait dit, entre les lignes, qu’elle serait pour moi. Elle était abîmée mais je l’ai fait réparer, temps contre temps. Lorsque je n’écris pas à la machine, les tic tic de la pluie sont le métronome de ma plume.

Mettre au Monde c’est douloureux, mais tu le savais, je n’étais pas le premier. Alors tu as certainement dû te dire, avec Papa, que ça valait le coup, car le Monde dans lequel vous nous avez mis – mais ici c’est moi qui écris – il est très beau. [Si tu te penchais sur mon texte comme tu te penchais autrefois sur mes devoirs, à la table de la cuisine, tu me dirais sans doute qu’il ne faut pas répéter le pronom après le nom, je le sais bien, mais je veux souligner le fait que le Monde est beau, je cherche mon style, Maman, c’est peut-être pas très beau mais c’est mon style, je le cherche en écrivant, tu sais, sur la vieille machine à écrire de Papa, celle qu’il m’a donnée entre les lignes, celle que j’ai fait réparer, celle avec laquelle j’écris des mots qui ne combleront jamais le trou béant de son absence, béant malgré la pierre grise qui est dessus, cette pierre grise sur laquelle on a écrit Pierre. Non, Maman, je ne suis pas écrivain, j’aime juste écrire, tu le sais bien, et là c’est pour toi que j’écris, loin du toit de ma maison, sans la machine de Papa dont le nom est écrit sur la pierre grise qui n’est pas son vrai toit, heureusement pour lui. Je ne sais pas si je te l’ai dit Maman, il y a des choses que j’ai de la peine à te dire Maman, mais je ne crois pas que Papa il est là où il est, je n’y crois plus Maman et je sais bien qu’il ne faut pas répéter le pronom après le nom, Maman. Et toi Maman, quelle est ta dernière volonté ? Souhaites-tu aussi un lourd duvet de pierre par-dessus le linceul de sapin et la couverture de terre ou bien souhaites-tu rejoindre Papa ailleurs, c’est-à-dire là où il est ? Tu sais, Maman, quand je me promène dans le vent et la pluie, je sens parfois la caresse de Papa dans mes cheveux. Oui, Maman, je sais, Maman, je dois le mettre mon capuchon et ne pas oublier de passer chez le coiffeur, mais je cherche mon style, Maman.]

Nos voisins avaient des habits pour la semaine et les habits du dimanche, nous on avait les habits ordinaires et les habits pour sortir, mais pas des habits mondains, juste des habits pour le jardin. C’est au jardin que vous nous avez appris – mais ici c’est moi qui écris – , Papa et toi, comme le Monde il était beau, oui, Maman, je sais… Après avoir été mis au Monde, j’ai été mis au jardin et ce n’était pas une punition, bien au contraire. Au portail du jardin, première frontière avec l’autre monde, celui des grands, il y avait une plaque sur laquelle sur laquelle on pouvait lire, dans une langue disparue, Angulus ridetCoin riant, en bon français. Depuis la plaque a disparu, comme Papa, mais le coin reste riant, même si la grande maison entourée de son immense jardin s’étiole peu à peu, comme dans un roman de Boris Vian. En écrivant, Maman, en t’écrivant, j’essaie de te dire ce qu’on a de la peine à dire à celle qui nous a mis au Monde, et j’essaie aussi de ne pas perdre l’écume des jours.

Ce jardin nous l’avons écumé nous et nos copains, les gosses du quartier. Nous y étions tout à la fois, gendarmes, voleurs, pirates embrassant les soeurs des copains dans les buissons, mousses grimpant aux arbres comme on grimpe aux mâts des galions décrocher la grand-voile – et parfois on pissait au pied d’un mât avec la vague crainte d’être privé de goûter ; à la saison où les mâts n’ont pas de feuille, leurs pieds fumaient sous l’effet de notre urine, mais dès le milieu du printemps c’est du sommet que s’échappait la fumée, tandis que nous fumions de la clématite perchés tout en haut du hêtre ; la cime du foyard fumait tandis nos têtes tournaient, et gare à celui qui se trouvait sous un matelot qui avait le mal de mer, car cette écume-là, quand elle remonte, elle laisse des traces, et des odeurs. Mais on avait les habits du jardin, et ces habits, en cas de méchant grain, on les lavait au robinet du potager, ni vu, ni connu. Dis, Maman, je ne me souviens plus, on les voyait de la cuisine le hêtre et le robinet du jardin, de cette cambuse où tu préparais le goûter pour les flibustiers que nous étions, ce goûter dont tu nous a jamais privé, dis, Maman, on les voyait ?

Le jardin a été notre monde miniature, un monde dans lequel on a appris à être au Monde, appris des noms de plantes, appris à jardiner, à cueillir, à se cacher, à embrasser, à fumer, à faire fumer les pieds des arbres – et les cimes –, à faire du feu, à camper, à faire des lessives de fortune, à cambuser, à tailler des bâtons, à couper des ficelles, à faire et à refaire le Monde autour d’un feu.

Nous étions voleurs, pirates, flibustiers ou marins d’eau douce, mais aussi, grâce à toi Maman, de bons petits soldats drillés  aux rétablissements : décrotter les chaussures au racloir du balcon, laisser les chaussures au garage, passer par la cave, y laisser à la buanderie les habits trop sales ou mouillés, monter se changer, mettre les pantoufles, commencer les devoirs.

Souvent j’étais le dernier rentré, bien après le crépuscule, les habits en piteux état et le corps souvent égratigné, parfois coupé. Mais tu ne disais rien ou tu grondais à peine en me soignant, convaincue sans doute que dehors on apprend des choses précieuses pour l’avenir, pour quand on sera grand. Ensuite, dans la cuisine, penchée sur mon épaule gauche, tu as su voir qu’au milieu des taches et des ratures il y avait de la curiosité, l’envie d’apprendre aussi dans les livres, alors tu m’a soutenu, contre vents et marées dans ces mers de corrections, dans ces océans de textes à recopier proprement. Tu désapprouvais certainement les méthodes de ces mégottes, mais tu n’en disais rien. Jamais tu n’as adopté leurs vieilles  pratiques, toi qui venais pourtant d’une archaïque contrée où se marier signifiait rentrer dans le rang, être obligée par la loi de quitter son métier pour devenir mère, enfanter sans compter ; depuis la loi a changé, mais il reste du chemin à faire. Pourtant, à cause de cette vieille loi injuste, j’ai eu une mère qui m’a mis au Monde deux fois, d’abord dans les douleurs de l’enfantement – heureusement courtes car j’étais pressé de sortir –, puis dans les joies et les cadeaux de l’enfance – heureusement longue, car je n’étais pas pressé de grandir –, les habits du jardin, les jeux pas interdits, l’écriture dans la cuisine, les livres , l’amour et la confiance. Je ne rends pas grâce à la vieille loi injuste, mais je te rends grâce à toi, ma très chère Maman, de m’avoir mis au Monde.

Gaspard

On m’a dit, ma très chère Maman, que mon prénom a plusieurs origines.  Deux d’entre elles me plaisent particulièrement ; celle qui viendrait d’Iran et selon laquelle mon prénom serait associé à celui qui garde un trésor et celle qui semble venir d’Inde selon laquelle Gaspard signifie « voyant ». Grâce à toi qui m’a mis au Monde, je vois chaque jour que ce Monde est beau – tu as remarqué, Maman, je ne répète plus le pronom après le nom ? –, je ne vois pas l’avenir, mais tu m’y a préparé durant toute l’enfance, ce trésor dont je suis le gardien.

 

Plus que 365 jours… (108/365)

Neige de mai – XI

Les jours de cahier noir ne sont pas que les jours de pluie puisque l’on peut être pieds nus sur les pavés de la terrasse – ces gros pavés de granit –, les dos appuyés au mur de soutènement, quand le soleil vient un jeudi, et si le soleil vient un autre jour, Gaspard est seul à sa table, mais ces jours-là Heinrika prend plus de pauses – avec au, pas avec o. Les jours de cahier noir sont en fait tous les jours, ces jours que le marcheur a choisi de passer ici en attendant l’ouverture du col. On se souvient que ses lieux d’écriture dépendent de la météo – la chambre, la terrasse et d’autres coins ou recoins de l’auberge – mais aussi du besoin d’être absolument seul ; dans ce cas c’est la cave, quelle que soit la météo. Mais qu’en est-il de l’écriture du cahier, dépend-elle aussi du temps qu’il fait, donc des lieux d’écriture, donc de la solitude ou de la compagnie ? Mais où est-il vraiment seul dans cette auberge, celui qui écrit et qu’on héberge ?

[cahier noir – extrait]
Jeudi de soleil. Du jaune et du noir se mélangent sur notre table, mais sous la table pas de mélange, nos pieds sont timides comme ce petit soleil de mai, ce mois de mai qui porte bien mal son nom cette année. Pourtant le plaisir est là, partagé. Quand H. me rejoint sur la terrasse – le jeudi on m’interdit la vaisselle, le marcheur qui attend a aussi droit à son jour de congé, affirme Odile –, je suis en train de relire un texte que je viens de rédiger, un texte sur le vent né d’une phrase tirée de mon carnet. Avant de s’asseoir elle lit par-dessus mon épaule, à voix basse, mais mes oreilles ne perdent aucun de ses murmures, aucune des nuances de sa voix. Puis elle s’assied, défait l’élastique de son carnet – celui commencé par Andreas –, ouvre le carnet, le fait pivoter et le glisse vers moi ; son dessin est une invitation à l’écriture. Avant de dialoguer avec ses traits sur l’espace blanc qu’elle m’a laissé, je lui tend mon cahier noir ; mes oreilles ont saisi que mes mots lui donnent du souffle, qu’elle désire prolonger ces mots de ses traits.

 

Plus que 365 jours… (107/365)

Neige de mai – X

[cahier noir – extrait]
Qu’est-ce qui empêche une maison de tomber en ruines ? Ses habitants, ça tombe sous le sens ! Mais une maison habitée est-elle forcément à l’abri de tomber en ruines, est-elle immanquablement à l’abri de ceux qu’elle abrite, sous la protection de ceux qu’elle protège ?
Je n’ai pas de réponse à la dernière question et je dois bien avouer que ces derniers temps, Mathilde et moi peinions à habiter notre maison. Quand je suis parti, cette nuit de réveillon – dernière et première nuit de l’année –, avec son accord, je pense que notre maison commençait à être moins à l’abri, comme au seuil de ce qui peut devenir un abandon. Avant mon départ, qui n’était pas le premier – j’ai régulièrement besoin de marcher seul, plusieurs jours ou semaines d’affilée, elle a ainsi appris, au fil du temps, à apprivoiser la solitude –, nous avons convenu qu’à mon retour, en principe en automne, peut-être plus tard, nous devrions parler de la maison, de ce lieu qui changeait en même temps que nous. Au fil des années les enfants sont partis, et je crois que nous pouvons dire, mais modestement, que nous sommes réellement parvenus à les mettre au Monde – expression qui m’émeut chaque fois que je la prononce ou que je l’écris. Au fil des années la maison s’est ainsi dépeuplée, a été le théâtre de moins de va-et-vient, surtout côté jardin. Moins de bruits, moins de mouvements, moins de visites, moins de fêtes. Et comme le dehors est en lien avec le dedans, le dedans s’en est peu à peu ressenti.
Nous avons donc convenu, Mathilde et moi, que nos retrouvailles de la fin de l’automne seraient particulières, plus chargées que d’habitude, car nous devrions parler de l’avenir de la maison, donc aussi du nôtre, le dehors étant lié au dedans et le dedans au dehors.
Au fil du chemin, mes idées s’éclaircissent. J’ai marché beaucoup moins que prévu, mais j’avance, une étape après l’autre, au rythme qui me convient, à chaque étape son tempo. Beaucoup des ces étapes ont été définies par l’accueil, l’alpage jurassien, la placette bâloise et maintenant cette auberge d’Hospental. Dans chacune de ces maisons des habitants intimement liés au bâti, à la fois solides comme des colombages et fluides comme des fenêtres, à la fois massifs comme une charpente et élancés comme un porche. Ces habitants m’ont chaque fois accueilli, comme ils en accueillent d’autres, pourtant, avant d’accueillir, chacun de ces habitants a vu une maison se dépeupler. Faut-il en passer par là pour réapprendre l’accueil, pour réapprendre à être ensemble ? Repeupler la maison ? J’y songe chaque jour un peu plus, ou presque chaque jour, en souhaitant que Mathilde y songe aussi, en espérant même qu’elle ait déjà entrepris quelque chose dans ce sens – Mathilde est beaucoup plus forte que moi pour entreprendre.

Les jours où je ne songe pas à cela sont peu nombreux, mais ces jours-là je songe à l’exact contraire.

 

Plus que 365 jours… (106/365)

Neige de mai – IX

Jour de pluie, donc jour d’écriture devant la fenêtre de sa chambre qui est sous le faîte. Jour d’écriture, donc jour de cahier noir. Jour de cahier noir, donc jour de mise au propre.

Il n’a pas su tout de suite ce qu’il ferait exactement de ce cahier noir trouvé au bazar d’Hospental, ce cahier avec des lignes bleues qui forment des carrés de quatre millimètres de côté et une ligne rouge qui détermine la marge. Ce qui l’avait poussé à acheter ce cahier, au bazar d’Hospental, c’étaient plusieurs choses.
La première était sans doute le bazar lui-même. Combien de fois n’était-il pas entré dans un bazar, rien que pour le plaisir. Passer en revue ces objets hétéroclites, et pour certains se demander à quoi ils servaient – c’est une brosse à radiateur, mon garçon, lui avait dit le monsieur en blouse bleue dans ce bazar de vacances aussi lointaines que les radiateurs en fonte ; pourtant il ne lui avait rien demandé au monsieur, le garçon, mais il avait deviné la question et ça lui avait plu au garçon. Dans les mois qui avaient suivi ces vacances, il avait rêvé de tenir un tel bazar, mais qui ferait aussi épicerie. Lui aussi aurait une blouse bleue, lui aussi renseignerait aimablement les gens et, entre deux clients, il lirait des livres au fond de son bazar, car ce bazar ferait aussi librairie. Et quand le bazar serait fermé, il marcherait, dans les montagnes, car ce bazar serait à la montagne.
La seconde raison était sans doute le cahier lui-même. Qui résiste à un cahier d’écolier, écrire, retourner en enfance, faire des projets, rêver ? Pas lui en tout cas. Mais il n’était plus un enfant, alors ce cahier noir,  ce cahier qu’il commença par tenir impeccablement parce qu’il ressemblait  au cahier de maison, ce cahier dans lequel il devait mettre ses devoirs au propre, ce cahier noir il le salit, mais pas n’importe comment. On s’en souvient, il y fit des taches noires avec ses doigts qu’il avait frottés à des murs contre lesquels il y avait eu du charbon, ce n’étaient donc pas n’importe quelles taches, mais ses empreintes. Il voulait que le contenu du cahier soit signé. Et dans ce cahier, il y avait la mise au clair de ses idées, de ses projets, mais sans fioritures, sans cadres de couleurs et encore moins d’interdits. La maîtresse qui ramassait autrefois le cahier de maison n’aurait pas aimé ce cahier-là, non pas à cause de sa couleur – quoique – mais parce, aurait écrit la maîtresse,  « toute vérité n’est pas bonne à dire! » ; la maîtresse aimait les proverbes et dans la marge, cet espace qui est de l’autre côté du trait rouge, la maîtresse écrivait ce qu’elle voulait.

Le cahier noir, on le verra tantôt, développe des éléments tirés du carnet du marcheur – appelé aussi à plusieurs reprises journal du marcheur dans ce feuilleton – mais aussi d’autres éléments écrits encore nulle part. Lorsque l’on marche, on ne peut pas tout écrire, mais chacun fait quotidiennement l’expérience de la mémoire qui engrange, qui relie, qui fait remonter à la surface bien des années plus tard  – pourtant la maîtresse disait « les paroles s’envolent, les écrits restent! » –, alors dans le cahier noir, il y a des éléments qui ne se sont pas envolés, qui reviennent de loin, qui se sont rassemblés pas à pas.

Plus que 365 jours… (105/365)

Neige de mai – VIII

Pour Mathilde, Rose, Paola, Odile, Heinrika, Fatou, Jenna, Kira, Hélène, bref, pour toutes ces humaines qui cuisinent dans ce feuilleton, et à la cheville desquelles peu de gars de ce même feuilleton arrivent, la pâte qu’elle soit à pain, à pizza, à tarte, à beignets, à choux, à crêpes, à gaufres, à pâtes, à frire, brisée, feuilletée ou sablée n’a aucun secret, pas plus que les pâtes, sous toutes leurs formes et les pâtés, quelle que soit leur farce. Tous ceux à qui elles donnent la pâtée en profitent, certaines plus que d’autres, et quelques-uns, ceux à qui tout profite, empâtissent – pour qu’un langue ne s’empâtisse pas, il faut inventer de nouveaux mots, et en virer d’autres. Les femmes de ce feuilleton sont bien dans leur corps, alors que certains gars – des noms! des noms! – moins. A force de se nourrir de pâte, de pâtes, de pâtés et autres pâtées, on peut finir à quatre pattes, complètement pat.

C’est donc à pattes – à deux, pas à quatre – que Gaspard s’efforce de ne pas s’empâter. Il ne connaît pas la recette du coq en pâte, ni celle du coq au vin, il n’ambitionne pas d’être un coq de basse-cour – ni de Haute Cour d’ailleurs –, mais en aurait-il les moyens, au propre comme au figuré? non, ce qu’il veut, Gaspard, c’est ne pas être pat; l’idée de l’être le terrifie. Il marche donc par plaisir et par peur, la carotte et le bâton – ne lui dites pas que c’est le contraire, il n’est pas tenté par la masochisme, Gaspard. Pour ne pas être – trop – mou, il parcourt les montagnes, Gaspard, il aime la dureté de la roche, la froideur de la glace, les caresses des éléments, qui sont parfois des gifles – mais, on le répète, il n’est pas tenté par la masochisme, Gaspard, il sait juste être dur avec lui-même et contre gros temps faire bonne figure. 

 

Plus que 365 jours… (104/365)

Neige de mai – VII

Jour de pluie, pluie-neige par moments. Juin approche mais pas l’ouverture du col, affirme Anton, la date reste incertaine ; on dirait que cette année le col a besoin d’hiberner davantage, c’est qu’il n’est plus tout jeune notre Gothard, presque huit siècles, sans compter la géologie. Au fil des années passées ici – à travailler, à marcher, à observer – j’ai commencé à me dire que le col et les éléments dialoguaient, aujourd’hui j’en ai la certitude. Peut-être que Saint Gothard y est pour quelque chose, ou pas. Je me plais en tous cas à imaginer que cet infatigable marcheur, cet évangélisateur constructeur d’églises, veille sur ce passage, ce lieu qui accueille, abreuve, nourrit, héberge ; cinq mois de travail sans un seul jour de congé, ça éreinte, et sans doute qu’avec les siècles, le col fatigue, comme la route – et il s’y connaît Anton, il est cantonnier. J’aime l’idée que, avec ou sans la bénédiction du  grand bénédictin, le froid prend de multiples formes pour prolonger le repos du col ; la glace, un matelas, la neige, un duvet, le vent, une berceuse.

Dans son coin des jours de pluie, Gaspard écrit, fait remonter les souvenirs, les fixe ou s’en inspire, laisse dériver sa plume. Mais chaque journée d’Hospental commence ou se termine – c’est selon, et parfois c’est les deux –, par quelques heures de marche, histoire de ne pas rouiller mais aussi de ne pas s’empâter. C’est qu’elles le gâtent le Gaspard, Odile et Heinrika, et comme tout lui profite au Gaspard, il ne marche pas que pour le plaisir le Gaspard, il fait fondre le surplus pour grimper plus léger, à moins qu’il ne prépare la place pour de prochains gueuletons, le Gaspard. Göschenen et retour est devenue sa balade de santé, au Gaspard, et quand il passe dans les gorges de Schöllenen – à l’aller comme au retour – il n’a pas de mauvaise pensées le Gaspard, il se dit plutôt que la Reuss est forte en gueule et que lui c’est en gueuleton qu’il est fort, le Gaspard. Peut-être devrait-il gueuletonner avec la Reuss, le Gaspard, et plus si entente, mais il pense à des mots, il écrit dans sa tête – quelle tête ? – en parcourant son paysage  tout à la fois fluide et nival, souple et minéral, liquide et glacial, sculptural.

 

Plus que 365 jours… (103/365)

Neige de mai – VI

Les viburnum opulus roseum peinent à blanchir en ce mois de mai, mais on s’active quand même dans le jardin, on s’accommode de la pluie en attendant les boules de neige, en attendant de pouvoir transférer en pleine terre les plantons qui sont encore au chaud dans la petite chambre à l’étage de la maison, à côté de la chambre de Paola qui est elle-même à côté de la chambre de Mathilde. On voit déjà quelques plantons dans le jardin, des choux et des salades, mais ils semblent tétanisés à l’idée du gel ; finalement, une âme sensible les revêt d’une fine couverture duveteuse et laiteuse – de celles qu’on achète dans les garden orange – dans l’espoir qu’ils seront bien protégés. Mais le blanc protège-t-il du gel ? – moins par moins = plus – se demandent ceux qui scient et qui clouent dans le jardin. Comme l’acier de leurs outils, ils s’échauffent, transpirent et espèrent – sans oser le dire à voix haute – que la couche laiteuse ne sera pas un blanc linceul ; on sait que le froid peut être mordant et brûler mieux que le chaud.
Denis – le menuisier, ébéniste, lecteur de polars, fidèle client de Marguerite – participe au chantier ; il veut être sûr que les plans de Mathilde seront parfaitement exécutés et que le bois qui a poussé non loin de la Gummfluh – ce bois qui prendra bientôt la couleur d’un beau miel de bruyère – sera utilisé au mieux ; non pas qu’il soit avare, Denis, bien au contraire, mais il souhaite qu’il en reste encore après l’ouvrage, du bois, car il a d’autres idées pour le jardin et peut-être aussi pour le magasin ; il est en train de devenir l’un de ceux qui relient la librairie et le jardin, Denis, lentement mais sûrement, au rythme du lecteur averti, au rythme de l’artisan confirmé.
Et pendant ce temps, Hélène, sa fidèle épouse, continue d’attendre qu’il lui construise le métier à tisser dont elle rêve et qu’elle attend depuis des années ; certains soirs, quand elle est triste, Hélène, elle pense à une autre hellène qui habite Ithaque et attend son mari, tissant le jour et détissant la nuit. Allez savoir pourquoi, penser à cette hellène-là la réconforte, Hélène.

Plus que 365 jours… (102/365)

Neige de mai – V

Cet espace carré, ce cube tronqué, n’est pas sur une carte, ni sur un plan, mais il possède ses propres plans. Ces plans sont la synthèse de discussions qui ont eu lieu dans une maison au milieu d’un jardin, et dans le jardin lui-même – sur la carte on voit la maison et la limite de la parcelle, donc du jardin, mais pas la cuisine dans laquelle ont eu lieu beaucoup de ces discussions.  Ces plans ont été dessinés par Mathilde. Lorsqu’il a vu ces plans, Denis – menuisier, ébéniste, lecteur de polars, fidèle client de Marguerite, auteur de plans d’un métier à tisser que sa femme Hélène désire ardemment voir construit avant le déluge – a loué le travail, fond et forme : pas le moindre détail à changer ! C’était chez Mathilde, lors du repas qui a suivi la fondation de l’association Vivre ici. -J’ai le bois qu’il vous faut, un beau lot de planches d’épicéa hérité d’un cousin paysan-forestier dans la vallée qui descend du col de Jable et où coule le Meielsgrundbach jusqu’à Grund bei Gstaad où il se jette dans la Sarine que les gens de là-bas appellent Saane. Vous verrez poursuit-il – fluide et clair comme un torrent –, avec le temps et le soleil ce bois donnera une teinte magnifique à notre cabane, sans adjonction de quoi que ce soit. Selon feu mon cousin, dans la chimie du sol de cette vallée il y a quelque chose qui fait que l’épicéa ne devient pas gris au fil des années, mais plutôt couleur miel, un beau miel de sarrasin auquel on aurait rajouté un peu d’orange pour qu’il ressemble à certains miels de bruyère !

Plus que 365 jours… (101/365)

Neige de mai – IV

Cet espace est carré, mais ce n’est pas le carré d’une carte. Cet espace est carré, mais n’est pas sur une carte – les vrais lieux ne figurent pas sur les cartes, nous rappelle le grand Herman Melville. Si les vrais lieux ne sont pas sur les cartes, cela veut dire qu’on ne peut pas lire la carte puis aller vérifier in situ, il faut plutôt être in situ, regarder ce qui manque sur la carte et le rajouter, ou pas. Encore faut-il pouvoir et maîtriser l’échelle. Si un jour cet espace carré, ce vrai lieu, figure sur une carte, on ne le verra pas ; un cinquième de millimètre, ça ne se voit pas sur une carte au vingt-cinq millième. Il faudrait changer d’échelle pour que l’on voit mieux cet espace carré. Au dix millième – quand la carte devient plan – notre espace carré ferait un demi-millimètre ; il faut avoir de bons yeux pour voir un demi-millimètre, alors pour mieux voir, on serait tenté de changer encore d’échelle, et on aurait peut-être envie de voir aussi les rectangles qui forment ce carré – ces rectangles qui proviennent des versants de la petite vallée dans laquelle coule le Meielsgrundbach –, et ainsi de suite ; on finirait par arriver à la réalité – l’échelle 1:1 –, alors on verrait tout et tout le monde pourrait dire qu’il sait lire la carte, sauf que la carte serait aussi grande que la réalité et la recouvrirait en entier. La réalité masquée par la carte alors que la carte est censée la représenter, la simplifier, la synthétiser, mais ce serait le monde à l’envers, l’océan chaviré, le marin déboussolé, le train égaré ! Dieu que ce texte est carré !

Franges des jours I

Dans les histoires il y a souvent des naissances. Et lorsque ce sont des enfants qui naissent, dans les histoires, on voit parfois arriver des fées ou des santons.

En marge de cette histoire-là, racontée par épisodes dont les fils s’entremêlent jusqu’à en perdre le lecteur, il n’ y a pas de fées mais des vrais gens – sur le plan romanesque, s’entend – et ces vrais gens ressemblent à des santons, sauf qu’ils sont humains, comme dans un roman…

Quelques-uns de ces vrais gens se manifestent au cours de l’été 1934, sur un alpage jurassien. Un nuit de juin, Judith, une réfugiée allemande de la première heure, met au monde Maryam. Judith et Peter, son compagnon, sont clandestins sur cet alpage – sauf pour Günter, leur ange gardien, un être de chair et de sang – jusqu’à cette nuit de juin durant laquelle Peter va chercher de l’aide au village voisin, le village où résident les vrais gens. Il remonte avec Eva, la sage-femme et avec le syndic accompagné de sa femme – il n’y a jamais trop de femmes en cas de crise ; souvent, mieux que les hommes, elles savent rester calmes, connaissent les gestes qu’il faut faire, les mots qui apaisent et le chemin à suivre. Cette nuit de juin 1934 fut donc à la fois celle d’une naissance et d’une épiphanie ; Maryam vint au monde et l’avant-garde du village – la sage-femme, le syndic et sa femme – apprit qu’un couple d’humains, comme eux, avait trouvé refuge sur cet alpage de la commune.
Peu de temps après, Eva était revenue avec un autre couple, Robert et Olga.

Ils furent d’abord pris pour des vagabonds mais ne s’en formalisèrent pas ; autant leur cuir était foncé, presque brûlé, autant ils étaient bons comme le pain.
C’était à l’heure de la sieste, lorsque le soleil de juin nous invite à rester dans la fraicheur du dedans. Maryam dormait et Judith allait demander à Peter de le rejoindre – il finissait son café à petites gorgées, pensant à Dieu sait quoi –, mais elle resta interdite face à la vision qui s’offrait à elle : dans l’encadrement de la porte restée ouverte, un couple massif venait d’apparaître. L’expression lue sur le visage de Judith et la diminution subite de la lumière qui entrait par la porte firent retourner Peter d’un bond. Deux couples face à face, l’un côte à côte sur le perron, l’autre à l’intérieur, l’homme près de la porte, la femme quelques mètres derrière.

– N’ayez pas peur, dit l’inconnue, nous ne vous ferons aucun mal, bien au contraire, nous sommes Marianne et Robin, du village voisin.

On les fait entrer et, une fois n’est pas coutume, la table est témoin d’une belle rencontre.

– Nous sommes charbonniers
– et aussi ramoneurs
– ses ancêtres sont venus de Lombardie, pour échapper à la loi
– mais depuis ma famille est rentrée dans le droit chemin
– mais, allez savoir pourquoi, on le prend toujours pour un brigand, et moi avec !

Dans leur bouche rose les dents sont grandes et éclatantes mais ne font pas peur car l’éclat de rire est franc. Ils expliquent qu’ils connaissent toutes les cheminées de la commune et qu’ils veulent inspecter et ramoner celles d’ici – car elles n’ont plus vu de ramoneur depuis belle lurette, tonne Robin, faussement fâché. Voyant que Judith et Peter ne savent pas encore si c’est du lard ou du cochon, Marianne dit que Robin exagère toujours et que si l’on en croit la cuisson des bagels – dont tout le village s’est régalé – la cheminée du four tire très bien et que l’inspection ne sera que routine.

On parle, on fait connaissance, puis les ramoneurs ramonent, Peter refait du café et Judith va chercher Maryam qui s’est réveillée dans l’intervalle. Attablés à la cuisine, Marianne et Robin dévorent la petite qui est dans les bras de sa mère et Peter se dit que deux ramoneurs qui s’aiment d’amour tendre et regardent sa fille pieusement sont de bien meilleure augure pour l’avenir de Maryam que des fées qui se seraient penchées sur son berceau.