Neige de mai – XIV
A-t-elle le droit de les réveiller ? Ont-ils fait quelque chose qui le justifie, ont-ils commis une faute ?
Non, et elle le sait bien, Odile, mais cette paix sur leurs visages lui est pénible ; pas de paix sur le visage de celle qui rentre d’une journée harassante – sa journée de congé – durant laquelle rien ne s’est passé comme prévu. Elle arrive par le train de 16h41, énervée, fatiguée, elle a besoin de parler, mais ils dorment paisiblement, côte à côte et toujours pas de client à l’horizon, malgré la présence agréable de Johann Rothaarig ; des fois ça fait l’affaire, un client, pour raconter ses déboires. La sérénité de leurs visages contraste avec la rougeur du sien. Non, elle ne peut pas les réveiller pour leur raconter ses déconvenues du jour, et ça l’énerve, Odile, de devoir se taire.
Elle ne peut pas non plus les réveiller pour leur dire qu’ils risquent de prendre froid, d’attraper la mort – et d’ailleurs, qui peut affirmer, ici et maintenant, que ces deux-là n’ont pas envie de reposer en paix ensemble ? Même pas elle, Odile, non, elle ne peut pas l’affirmer. Alors, à défaut de mieux, elle installe à leurs pieds une couverture faite de peaux de moutons assemblées – des noirs et des blancs – et couvre le reste de leur corps avec une de ces fameuses couvertures à croix blanche, plus rêche que je la justice de Berne.
Elle se met ensuite en cuisine, Odile, à défaut de quelqu’un, il faut qu’elle passe sa mauvaise humeur sur quelque chose. Alors elle casse des oeufs, Odile, et les bat ; ce soir ce sera tortilla, ça changera de la rösti et ce sera sans beurre ; – privilégiez l’huile d’olive, chère Madame, a dit le médecin de la plaine, cet ignare qui a étudié Bâle, cette ville où la rösti est immangeable – et elle s’y connaît, Odile –, cette ville où l’on grille la farine. Et puis la tortilla, c’est un peu le sud, se dit Odile en cuisinant bruyamment, animée par une sourde envie de réveiller les dormeurs. Elle a besoin de sud Odile, d’embruns andalous par exemple et pas d’un vent qui amène la pluie. Chez elle, en Alsace, le vent qui amène la pluie vient de l’est, on l’appelle le Balerswind – le vent de Bâle. Alors, pour ne penser ni à Bâle, ni aux médecins ignares qui déconseillent le beurre, elle pense aux embruns andalous, Odile, et fait des claquettes dans sa cuisine, Odile, pour réveiller les deux qui dorment et qui la fatiguent avec leurs mines épanouies et leur sommeil du juste. Elle est comme ça, Odile, mais on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison.