Neige de mai – XIII
On prend le temps, c’est jeudi, jour de congé. De plus, elle et lui savent bien qu’Odile ne les dérangera pas avant le début de la soirée ; lorsqu’Odile tarde à prendre le train pour la plaine après le petit-déjeuner – qu’on préfère appeler ici Frühstück, car on aime le prendre vraiment tôt –, cela signifie qu’elle rentrera au plus tôt par le train de 18h41 et peut-être même par celui de 19h29, et si elle devait rentrer avant, Odile, on l’entendrait arriver de loin, Odile, surtout si l’on se tient encore sur la terrasse ; elle n’est pas du genre discrète, Odile, mais on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison.
Et à part Odile, personne pour déranger aujourd’hui, pratiquement aucun dormeur à l’auberge en ce mois de mai – dont on a déjà dit plus haut qu’il portait bien mal son nom, le mois de mai de cette année –, sauf aujourd’hui. Ce matin, le soleil – qu’on appelle ici Johann Rothaarig – brille ; il s’est levé pour être complice de leur jour de congé. Pourtant, avant de le rejoindre sur la terrasse, elle a encore une fois vérifié la bonne visibilité des panneaux sur lesquels on peut lire : Donnerstag geschlossen. Pourtant, le soleil brille dans un ciel bleu.
Debout derrière lui, elle lit d’abord le texte par-dessus son épaule – il lui dit que c’est un texte sur le vent, un texte qu’il vient d’écrire –, s’assied ensuite face à lui et ils échangent le jaune contre le noir ; avant de commencer à dessiner dans son cahier noir à lui – lui n’écrit pas encore dans son carnet jaune à elle, il la regarde de tous ses yeux –, elle dit :
– Est-ce vraiment un texte sur le vent ?
Il feuillette son carnet de marche quelques instants et lui répond :
– C’est en tout cas ces mots qui l’ont déclenché, ce texte : Partir comme si on était né de la dernière pluie, comme si on nous avait mis au Monde pour être mousse sur un vaisseau qui s’appellerait Terre, voguer grâce au vent qui fait tourner le globe vers le levant, rencontrer et apprendre jusqu’au dernier souffle.
– Pour toi, d’où vient ce vent qui fait tourner le Terre ?
– Je crois que c’est le souffle qui a accouché du Monde, je crois que le Monde, lui aussi, a été mis au Monde et que ce souffle continue, il fait tourner la Terre infatigablement, avec l’émerveillement et la patience d’un enfant qui a reçu une toupie.
– Sais-tu que l’astrophysique et les sciences de la Terre disent autre chose ?
– Oui, je l’ai appris autrefois, mais maintenant j’ai basculé du côté de la poétique du Monde.
– Alors je veux être de ton côté, résolument, chavirer avec toi jusqu’au dernier souffle.
Comme si elle avait peur qu’il ne croie pas son aveu, elle se lève et vient s’asseoir à côté de lui, renonçant ainsi à se chauffer contre le mur de pierre, mais se rapprochant de lui. – Maintenant, se dit-elle, lorsqu’il voudra me regarder, il devra tourner la tête, alors je la tournerai aussi, je le regarderai aussi et nous serons de nouveau face à face, mais plus près.