Plus que 365 jours… (119/365)

Neige de mai – XXII

[Journal du marcheur — extraits]

J’assiste à l’orage de l’intérieur de l’hospice, devant une fenêtre grande ouverte, en compagnie d’Anton et de Franco, qui nous offre l’apéritif. On pourrait parler car on est seuls, mais comme au spectacle on reste muets ; aucun de nous trois n’ose interrompre les éléments déchaînés, les nuées de feu et les trombes d’eau, les percussions du ciel et les cadeaux de la terre, des fromages d’alpage de la région, du pain complet noirci par le feu et du Merlot tessinois. […] Franco veut m’offrir aussi le gîte, mais je décline, préférant dresser ma tente sous le ciel nettoyé par l’orage ; l’ami et l’ami de l’ami m’autorisent à camper, ce qui est d’habitude interdit en ces lieux. Autour du petit feu de camp — encore une chose que l’on m’autorise à titre exceptionnel — je partage avec Anton le casse-croûte préparé par Odile, qui a vu les choses en grand. L’omelette à l’ail des ours est un régal, une sorte de moelleux salé et aillé — pauvres œufs ! pourrait penser un vegan, et qu’avaient-ils donc fait pour qu’on les batte ainsi ? […] Anton me parle de ses projets de l’hiver, il dérivera vers l’Andalousie, envie de revoir de vieux amis. Prudemment je le sonde, seul ou à deux ? Il me montre alors, sur son téléphone chinois, un message reçu d’Odile, qu’il n’est pas sûr de comprendre. Je lui montre qu’entre les lignes Odile lui dit qu’elle ne le regarde plus avec les même yeux qu’avant. S’en suivent des propos surréalistes, entre humour et incrédulité. J’essaie ici de reproduire ce dialogue de mémoire.
– Grâce à Heinrika, Odile a  définitivement admis qu’Andreas n’était pas un gars pour elle et qu’aucun Calabrais ne viendrait l’enlever, la tristesse l’empêchait de voir ton amour, mais ses yeux sont maintenant ouverts.
– Tu crois vraiment ?
– Relis-donc le message !
– Oui, mais il est si sibyllin !
– L’amour te fais bégayer ! En fait, c’est de l’alsacien. Si elle te plait vraiment, cette solide cantinière, emmène-la à Cadix cet hiver !
– Moi, le simple cantonnier ?
– Chef cantonnier !
– Oui, mais cantonnier quand-même !
– Si j’étais cantinière je prendrais la route avec toi, mon beau cantonnier !
Avec le casse-croûte, Odile  n’avait pas oublié  de glisser dans mon sac une bouteille de mirabelle au goulot de laquelle nous buvions joyeusement tout en parlant d’enlever des belles. […] Plus tard, bien plus tard, on s’est serrés dans les bras, fraternellement, mais je n’ai pas osé lui demander si lui, le chef des cantonniers, était ami du chef des policiers. Je l’ai regardé regagner sa voiture bercé par le tintement des bouteilles vides qu’il emmenait avec lui. Je ne me souviens plus de la suite, sans doute à cause de la fée clochette.

Plus que 365 jours… (118/365)

Neige de mai – XXI

Ma chère Heinrika,
Le col que je découvre ressemble à une rétrospective des plus grands maîtres, un musée en plein air façon Ballenberg, mais sans le vert. Le scénographe doit être puissant, il a convoqué un vieux flamand pour le ciel — en arrivant juste avant l’orage j’ai cru voir des moissonneurs se réfugier à l’hospice ; c’étaient en fait des employés occupés à fumer dehors. Pour les montagnes, on dirait qu’Hodler et Soulages ont travaillé de concert, des noirs, des gris, des violets, des bruns et des bleus, des surfaces luisantes aux puissants reflets ou des mats profonds, comme tes cheveux. Des cubistes ont semé des bâtiments dans ce décor sombre qui se reflète dans les petits lacs où les maîtres ont sans doute trempé leurs pinceaux.
Il me tarde de te retrouver en octobre au fond du Golf de Riga.
Dans ma tête, je te serre dans mes bras et tes mains sont plaquées sur mon dos tandis que les vagues de la Baltique jouent à nous faire tomber.
Gaspard

Plus que 365 jours… (117/365)

Neige de mai – XX

Rendez-vous est donc pris à Riga, en octobre.
L’échange verbal – cette sorte de ping-pong de mots qui caractérise parfois une séparation –, a eu lieu sur la terrasse. Le col n’ouvre officiellement que dans deux jours, mais Gaspard est ami d’Anton, le chef de la voirie, lui-même ami de Franco, patron de l’hospice du Gothard et, pour les amis, l’hospice ouvre plus tôt. Peu à marcher entre Hospental et le col, il prendra le temps ; il a choisi de partir en fin d’après-midi, il soupera au col, d’un casse-croûte préparé par Odile, elle y tenait – sa manière à elle de lui dire au-revoir, sa manière à elle de leur laisser un moment d’intimité. Discrètement elle a glissé les victuailles dans le sac, sans chercher à comprendre ce qu’ils se disaient. Maintenant, ils sont toujours debout, face à face mais muets. Ils se rapprochent, s’étreignent, en humains qui semblent dire, par un mime immobile et maladroit, qu’après l’été viendra l’automne. L’étreinte se relâche, ils se regardent et il s’en va, sans se retourner tandis qu’elle le suit quelques instants des yeux avant de reprendre sa vie, la saison démarre, des touristes sont annoncés pour le début de soirée, en cuisine Odile bat des oeufs.
Bis bald in Riga.

Plus que 365 jours… (116/365)

Neige de mai – XIX

– Que lis-tu ?
– Un atlas, de poche.
– Qu’y lis-tu ?
– Le relief.
– Les montagnes ?
– Oui, je les chevauche sur un altocumulus lenticularis.
– Comment ?
– Soufflé par le vent.
– Tu tombes ?
– Dans une vallée.
– Tu t’écrases ?
– Je me répands.
– Comment ?
– Dans l’eau.
– Tu coules ?
– Vers la Camargue.
– Chez Gonzague ?
– Oui, mais pour rire !
– Tu veux rire ?
– Avec Françoise, en Mer d’Iroise.
– Je chevauche, tu navigues !
– Avec Nadège, en Mer de Norvège.
– Avec Firmin, au Grand Combin.
– Avec Aliénor, en Mer du Nord.
– Pas en Aquitaine ?
– En Mer du Nord, ma capitaine.
– Avec Alban, au Garlaban.
– Avec Francine, en Mer de Chine.
– Avec Antoine, sous La Cape au Moine.
– Avec Klara, en Mer de Kara.
– Pas Olga ?
– Non elle est prise, comme la Volga.
– Avec Igor, sur le Mont d’Or.
– En hiver ?
– Oui, le Mont Gelé.
– Avec Abigaïl, en mer de Corail.
– Sur le Säntis, avec Régis.
– Sur l’Arctique, avec Monique.
– Tu veux dire l’Océan glacial ?
– Oui, ma Capitaine.
– T’as pris les flèches ?
– Elle est singulière.
– Comme le Rigi, avec Henry.
– Pouce.
– Tu coules ?
– Je suis en nage.
– Je continue, sur le Mont-Tendre.
– Avec qui ?
– Qui tu veux ?
– Au hasard.
– Gaspard.
– On se verra à Riga, chère Heinrika.
– Alors tu files au nord ?
– Oui, par le sud.

Plus que 365 jours… (115/365)

Neige de mai – XVIII

Les  viburnum opulus roseum perdent déjà leurs pétales, mai tire à sa fin dans le jardin de Mathilde. On vient de pendre la crémaillère de la cabane, on a profité de la fête des voisins. C’est une très belle soirée qui montre, une fois encore, que la rue et ses voisines sont des creusets culturels. Le jardin et la cabane résonnent de toutes sortes d’accents et de musiques, les odeurs se mélangent, elles proviennent de la cuisine, de la cabane, des grills dressés sur l’herbe et du four à pain. Plusieurs voisins s’intéressent de près aux activités de l’association Vivre Ici, comme Marco, un tailleur de pierre à la retraite, en grande conversation avec l’équipe qui a construit le petit four expérimental. Roger explique que le résultat est peu concluant, l’argile est de qualité, mais les pierres utilisées conviennent mal, ne résistent pas assez à la chaleur la sole éclate de partout. Marco parle des différentes pierres qui pourraient convenir – mais elles coûtent leur prix et pèsent leur poids ; durant ma carrière, j’ai eu l’occasion d’assembler quelques fours en terre cuite réfractaire de la Drôme, une excellente solution, étudions cela ensemble, si vous êtes d’accord. 
La fête des voisins étoffe les rangs de l’association, plusieurs voisins veulent se salir les mains, qui au potager – qui a reçu tous ses plantons , qui à la cuisine, qui au four, qui dans la future basse-cour dont le projet se confirme. On improvise une visite des lieux, ce qui donne à Marguerite et Paola l’idée de faire de même à la librairie en mutation, mais après les premiers travaux et le déménagement de Paola. Les propriétaires de l’immeuble qu’elle vient d’acheter sont rentrés au pays, l’attique est en cours de rafraichissement, ce sera à la fois son logement et un atelier, très lumineux. Elle a déjà le mobilier de base, obtenu en chinant avec ses amies de Vivre Ici, et Denis, le seul homme qui a voix au chapitre pour aménager l’appartement, est occupé à la fabrication de plusieurs meubles. D’autres voisins s’intéressent à l’immeuble et au magasin, de nouvelles idées surgissent, certaines en lien avec le jardin.
Mesure-t-on la réussite d’une soirée au nombre de bouteilles bues ? Certainement pas, mais on notera que cette fête des voisins dans le jardin de Mathilde amène aussi les pandores, juste après 22 heures. Personne ne les a appelés, ils sont venus tout seul, à pied, à la fin de leur service, par les odeurs alléchés et par les tintements attirés. On découvre ainsi que dans une des tours voisines de celle de Fernando vit un couple de policiers. Le premier rêve de mettre en pratique l’apiculture apprise avec son grand-père en Espagne, le second parle déjà cuisine avec Rose et Paola, tout en admirant les tissus qui habillent Fatou, Jenna et Kira. Sans demander aux agents s’ils sont de service le lendemain, Joseph leur sert des verres et ouvre de nouvelles bouteilles – demain c’est samedi et, pour une fois, on a les flics de notre côté !

Plus que 365 jours… (114/365)

Neige de mai – XVII

Gaspard ne fait pas le malin en revenant sur la terrasse. Il porte un plateau chargé d’une cafetière 18 tasses brûlante, mais qui ne chante plus – elle aussi semble comprendre que ce n’est pas le moment de faire le malin –, d’une bouteille de kirsch à peine entamée, de trois tasses avec les sous-tasses et de trois verres à alcool à fond épais ; pas de cuiller, ici on boit le café sans sucre ni crème, mais on l’arrose. Il porte le plateau à deux mains car le chargement est lourd, d’habitude il le porte à une main, mais là, ce serait risqué, tant pour le chargement que pour l’ambiance qui est, rappelons-le, plutôt tendue. Parcourant les quelques mètres qui séparent la porte de la table installée contre le mur qui retient la pente, il a l’impression de retrouver les deux femmes dans l’exacte position où il les a laissées de longues minutes plus tôt – ça met un certain temps à chanter une cafetière de 18 tasses. Il a même la nette impression qu’elle n’ont échangé aucun mot, elle se regardent en chiens de faïence – en temps normal on plaisanterait, on se demanderait si l’expression existe au féminin mais, rappelons-le, on n’est pas en temps normal. Alors Gaspard fait ce que fait un serveur, discret, efficace, il remplit les tasses, en pose une devant chaque femme et une devant lui, répète l’opération avec les verres et s’assied en contemplant sa tasse – un témoin de la scène pourrait penser qu’il cherche à savoir s’il y a du marc au fond de sa tasse et qu’il cherche à savoir ce que prédirait ce marc. Sa contemplation ne dure pas longtemps, il lève la tête au moment où Heinrika prend la parole ; stupéfait il se rend compte que la scène reprend exactement à l’endroit où elle a été interrompue et que depuis sa place il risque d’assister à un duel à mort, pire, qu’il va peut-être devoir l’arbitrer – il s’est assis au bout de la table, face au mur, à sa gauche Heinrika, à sa droite Odile. C’est donc, on l’a déjà dit, Heinrika qui engage.

– C’est en effet ce que j’ai entendu dire, de la bouche même d’Andreas, tu voulais foutre le camp avec lui.
Heinrika déguste le silence qui suit, son calme est olympien, comme celui d’Odile quand elle a battu des oeufs. Elle lève son verre, regarde Odile, sourit, regarde Gaspard, lui fait un clin d’oeil et dit – santé ! avant de vider son verre d’un trait. Les deux autres l’imitent, devinant qu’on sera plutôt du côté cochon que du côté lard. Comme pour confirmer, Heinrika éclate de rire, regarde Odile et reprend.
– Excuse-moi, ma chère Odile, je peux comprendre que ta jalousie resurgisse, mais tu te trompes de cible, Gaspard et moi ne savons pas encore ce que va devenir notre amitié, d’ailleurs je parie que Gaspard ne sait même pas encore de quel côté il va redescendre lorsqu’il sera enfin en haut du col, pourtant juin approche !
Un témoin de la scène ne pourrait pas clairement dire si Gaspard a rougi car le jour baisse et l’homme baisse aussi la tête en remplissant à nouveau les verres puis il vide le sien d’un trait ; les deux autres l’imitent, histoire de ne pas prendre du retard – deux verres partout, Heinrika engage à nouveau.
– Figurez-vous que le pauvre Andreas parlait dans son sommeil ; les derniers mois je l’entendais dire qu’il scrutait la montagne, tantôt d’Hospental vers le sud, comme je vous l’ai déjà dit, tantôt d’Airolo vers le nord ; il était comme torturé, je n’ose dire bipolaire – elle rit et vide son verre d’un trait, les deux autres l’imitent (Gaspard a vite compris ce qu’on attendait de lui, remplir les verres et les tasses sans dire un mot). Puis il y a eu les prénoms, tantôt Olga, tantôt Gretel ; ses nuits se résumaient à un affreux dilemme, partir avec Olga et voguer vers l’Afrique sur la mer Tyrrhénienne ou partir avec Gretel patiner sur les mers qui gèlent. Sachant qu’il n’y avait ni d’Olga ni de Gretel dans les environs, je riais et en prenais mon parti – je n’ose dire mon pied – et quand il délirait trop j’avais ma recette : tantôt il voguait sur Olga, tantôt il était chevauché par Gretel, mais c’est chaque fois les hululements d’Heinrika qui le réveillaient ! Dieu que j’ai aimé ces nuits de dilemme !
Odile se signe tandis que Gaspard vide son vers, cul sec. Les deux autres l’imitent et le lecteur – ou la lectrice – qui est resté.e concentré.e sait qu’on en est à quatre verres partout.
– Ne te signe pas, ma pauvre Odile, je ne savais pas encore ton deuxième prénom, et toi mon grand Gaspard, ne rougis pas sans cesse, que veux-tu que je te dise, quand je jouis j’hulule, te voilà averti !
Le lecteur – la lectrice – attenti.f.ve devine que Gaspard prend l’initiative d’un cinquième verre et que les deux autres l’imitent en claquant la langue, comme pour le stimuler.
– Mais je vous prie de croire que je n’hululais plus quand j’ai découvert que Maria avait Olga pour second prénom, de toute façon il était déjà parti le bipolaire, vers le sud, avec la calabraise, sur la mer Tyrrhénienne. J’ai découvert ça sur sa fiche de salaire en rangeant le bureau après leur départ, je ne pouvais pas savoir, c’est Andreas qui tenait la comptabilité. Et quand j’ai appris, par hasard lors d’une de nos virées en Alsace, que tu t’appelais aussi Gretel, ma chère Odile, j’ai pu vérifier que mon coeur avait bien cicatrisé mais je ne t’ai rien dit pour ne pas heurter ton côté catholique, qui me fatigue un peu, tu le sais bien.
Odile Gretel ne se signe pas mais vide son verre. Six verres partout.
– Je comprends que tu l’aies aimé, mon Andreas, ma chère Odile et que tu aies désiré patiner avec lui – et même plus – sur les mers qui gèlent, ma chère Gretel, mais il n’était pas pour toi et plus pour moi, c’est comme ça. Mais maintenant ouvre les yeux et regarde Anton, lui c’est un gars pour toi, il t’emmènera roucouler vers le sud des hivers entiers quand l’auberge et la route du col seront fermées, il t’aime Anton, ça se voit comme son joli nez au milieu de sa jolie figure. Moi, dès octobre, je rejoindrai Gaspard, où qu’ils soit, peut-être pour hululer, peut-être pas, mais en tout cas pour voguer avec lui sur la Terre grâce au vent qui fait tourner le globe, et j’espère que d’ici-là, il aura parlé à Mathilde, Gaspard !
On ne sait pas qui prend l’initiative, mais on en est à sept verres partout – on dirait presque un récit de la Création, mais en plus festif.

Le duel n’a donc pas eu lieu, ce fut plutôt un joyeux monologue, point de mort, excepté la petite. Au loin on entend hululer, la lune est pleine mais la cafetière est vide, il reste un peu de kirsch, on le boira tout à l’heure au Frühstück – soigner le mal par le mal –, on débarrasse la table, on range mais on remet la vaisselle à plus tard et chacun va se coucher dans sa chambre. Chacun médite de son côté, personne ne vogue sur personne, personne ne chevauche personne et pas le moindre signe de croix, la fatigue, c’est contagieux.

Plus que 365 jours… (113/365)

Neige de mai – XVI

C’est fou comme ça délie les langues, la tortilla, surtout lorsqu’on l’accompagne de Rioja – on comprend ici qu’il doit y avoir dans la cave d’Hospental d’autres crus que les vaudois, les valaisans et les alsaciens dont il était question à l’épisode 93, il faudra donc que l’on se penche à nouveau sur cette cave, dans l’idéal qu’on y redescende, mais pour l’instant, on est sur la terrasse, à table, à trois, on mange, on boit, on défait et on refait le monde, à s’en donner les tournis. Les amateurs de sieste honnête n’évoquent pas les couvertures, ni la rêche, ni la douce, et la briseuse d’oeufs reste très vague sur sa journée de congé, un peu décevante, dit-elle, – j’ai eu une chute de pression alors je suis remontée.
On parle de l’hypothétique date de l’ouverture du col, du réchauffement climatique, de la météo anormale, de ce qu’il faudrait faire, de ce qu’il ne faudrait pas faire, de ce qu’il ne faudrait plus faire, etc., etc.
Odile remplit et reremplit les verres, mais boit à petites gorgées tout en poussant les autres à boire, elle oriente la discussion, questionne Heinrika et Gaspard sur leurs échanges de mots et de traits, leur demande s’ils écrivent un livre, cherche à savoir de quel côté Gaspard redescendra quand il sera enfin au sommet, s’il reviendra, s’il restera, etc., etc. Elle fait aussi de grosses allusions à la fuite d’Andreas et de Maria, mais Heinrika et Gaspard tiennent bien l’alcool, ne s’échauffent pas et reparlent du climat, des élections de l’automne, etc., etc. 
Odile perd patience, son visage redevient rouge, plus vif que le Rioja,  s’en sert un grand verre, de Rioja, le vide cul sec et lance un pavé dans la marre :
– Si cette calabraise ne m’avait pas devancée, c’est moi qui foutais le camp avec Andreas !
– C’est en effet ce que j’ai entendu dire, répond calmement Heinrika.
Tout aussi calmement, Gaspard demande si quelqu’un veut du café. Les femmes le fusillent du regard – se foutant bien des récentes votations – et répondent, presque comme un choeur de tragédie :
– Fais la grande cafetière, la nuit va être longue !
Dans la cuisine, l’homme se demande s’il a eu raison de laisser les deux femmes seules sur la terrasse. Il tend l’oreille, espérant que des bruits de claquettes ne vont pas couvrir le chuintement de la cafetière, une italienne de 18 tasses. Il entend alors une voix qui crie :
– Et amène le kirsch !

Plus que 365 jours… (112/365)

Neige de mai – XV

C’est le rêche qui le réveille, et le trop chaud, ou plutôt l’odeur du rêche, de ce rêche-là en tout cas, lorsqu’il est trop chaud.
En cherchant bien dans sa tête libérée du casque, il pourrait sans doute trouver quelques bons souvenirs gris-vert, et encore, il faudrait nuancer cet antonyme – suffit-il de ne pas être mauvais pour être bon ? Mais l’odeur du rêche trop chaud de la couverture à croix blanche est assurément un souvenir pénible, un souvenir qui réveille brusquement, qui dresse d’un coup, comme on vous dresse dans une caserne au milieu de la nuit pour rejoindre la place d’appel où l’on vous range par tailles.
Mais Gaspard ne se dresse pas, une jambe contre la sienne lui rappelle qu’il n’est pas seul sous la couverture qui est devenue trop chaude sous l’effet des deux corps qu’elle recouvre. Il se dégage doucement du rêche et reste contre le doux. Il la regarde dormir. Il sourit. Avant d’ouvrir tout à fait les yeux, elle le regarde la regarder dormir. Elle sourit, ouvre complètement les yeux, mais il y a une légère ombre à son sourire et dans ses yeux, comme si elle avait voulu le contraire, se réveiller la première, le voir dormir lui. Elle se dit qu’elle aura d’autres occasions. Heinrika et Gaspard se dégagent de la couverture, se lèvent des chaises – ces chaises qu’ils ont installées tout à l’heure côte à côte contre le mur chaud de la terrasse –, voient les peaux de moutons qu’on a glissé sous leurs pieds nus et jouissent de la caresse de cette laine bouclée en pliant, à deux, comme ils le faisaient enfants avec leurs frères et soeurs, la couverture rêche dont Odile les a recouverts jusqu’aux épaules. Qui d’autre qu’Odile ? elle sera rentrée plus tôt que prévu, elle est comme ça, Odile, on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison. Ils rangent la table – cahier, carnets, crayons, plumes – en se disant qu’Odile est vraiment une bonne personne, elle n’a troublé la scène en rien, elle y a simplement ajouté de la douceur, du confort à ce moment de repos qui suit le partage de mots, de traits, de paroles, de rires, mais pas encore de gestes et de mouvements ; chacun se dit, dans sa tête, qu’un drap entre eux et le rêche de la couverture aurait été bien agréable, mais ce temps n’est pas encore venu.
Parler d’Odile ou penser à elle suffit en général à la faire apparaître, Odile. La voici justement qui arrive sur la terrasse avec un plateau. Plus de rougeur sur son visage, son calme est olympien, tout est rentré dans l’ordre grâce à la cuisine ; les ingrédients de la tortilla en ont par contre pris un coup, surtout les oeufs, c’est à ce prix qu’Odile est redevenue maîtresse d’elle-même après ce congé raté, cette sorte de dies horribilis. On ne fait pas de tortilla sans casser d’oeufs, même à Hospental.

Plus que 365 jours… (111/365)

Neige de mai – XIV

A-t-elle le droit de les réveiller ? Ont-ils fait quelque chose qui le justifie, ont-ils commis une faute ?

Non, et elle le sait bien, Odile, mais cette paix sur leurs visages lui est pénible ; pas de paix sur le visage de celle qui rentre d’une journée harassante – sa journée de congé – durant laquelle rien ne s’est passé comme prévu. Elle arrive par le train de 16h41, énervée, fatiguée, elle a besoin de parler, mais ils dorment paisiblement, côte à côte et toujours pas de client à l’horizon, malgré la présence agréable de Johann Rothaarig ; des fois ça fait l’affaire, un client, pour raconter ses déboires. La sérénité de leurs visages contraste avec la rougeur du sien. Non, elle ne peut pas les réveiller pour leur raconter ses déconvenues du jour, et ça l’énerve, Odile, de devoir se taire.

Elle ne peut pas non plus les réveiller pour leur dire qu’ils risquent de prendre froid, d’attraper la mort – et d’ailleurs, qui peut affirmer, ici et maintenant, que ces deux-là n’ont pas envie de reposer en paix ensemble ? Même pas elle, Odile, non, elle ne peut pas l’affirmer. Alors, à défaut de mieux, elle installe à leurs pieds une couverture faite de peaux de moutons assemblées – des noirs et des blancs – et couvre le reste de leur corps avec une de ces fameuses couvertures à croix blanche, plus rêche que je la justice de Berne.

Elle se met ensuite en cuisine, Odile, à défaut de quelqu’un, il faut qu’elle passe sa mauvaise humeur sur quelque chose. Alors elle casse des oeufs, Odile, et les bat ; ce soir ce sera tortilla, ça changera de la rösti et ce sera sans beurre ; – privilégiez l’huile d’olive, chère Madame, a dit le médecin de la plaine, cet ignare qui a étudié Bâle, cette ville où la rösti est immangeable – et elle s’y connaît, Odile –, cette ville où l’on grille la farine. Et puis la tortilla, c’est un peu le sud, se dit Odile en cuisinant bruyamment, animée par une sourde envie de réveiller les dormeurs. Elle a besoin de sud Odile, d’embruns andalous par exemple et pas d’un vent qui amène la pluie. Chez elle, en Alsace, le vent qui amène la pluie vient de l’est, on l’appelle le Balerswind – le vent de Bâle. Alors, pour ne penser ni à Bâle, ni aux médecins ignares qui déconseillent le beurre, elle pense aux embruns andalous, Odile, et fait des claquettes dans sa cuisine, Odile, pour réveiller les deux qui dorment et qui la fatiguent avec leurs mines épanouies et leur sommeil du juste. Elle est comme ça, Odile, mais on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison.

 

 

Plus que 365 jours… (110/365)

Neige de mai – XIII

On prend le temps, c’est jeudi, jour de congé. De plus, elle et lui savent bien qu’Odile ne les dérangera pas avant le début de la soirée ; lorsqu’Odile tarde à prendre le train pour la plaine après le petit-déjeuner – qu’on préfère appeler ici Frühstück, car on aime le prendre vraiment tôt –, cela signifie qu’elle  rentrera  au plus tôt par le train de 18h41 et peut-être même par celui de 19h29, et si elle devait rentrer avant, Odile, on l’entendrait arriver de loin, Odile, surtout si l’on se tient encore sur la terrasse ; elle n’est pas du genre discrète, Odile, mais on l’aime comme elle est, Odile, et on a bien raison.
Et à part Odile, personne pour déranger aujourd’hui, pratiquement aucun dormeur à l’auberge en ce mois de mai – dont on a déjà dit plus haut qu’il portait bien mal son nom, le mois de mai de cette année –, sauf aujourd’hui. Ce matin, le soleil – qu’on appelle ici Johann Rothaarig – brille ; il s’est levé pour être complice de leur jour de congé. Pourtant, avant de le rejoindre sur la terrasse, elle a encore une fois vérifié la bonne visibilité des panneaux sur lesquels on peut lire : Donnerstag geschlossen. Pourtant, le soleil brille dans un ciel bleu.

Debout derrière lui, elle lit d’abord le texte par-dessus son épaule – il lui dit que c’est un texte sur le vent, un texte qu’il vient d’écrire –, s’assied ensuite face à lui et ils échangent le jaune contre le noir ; avant de commencer à dessiner dans son cahier noir à lui  – lui n’écrit pas encore dans son carnet jaune à elle, il la regarde de tous ses yeux –, elle dit :
– Est-ce vraiment un texte sur le vent ?
Il feuillette son carnet de marche quelques instants et lui répond :
– C’est en tout cas ces mots qui l’ont déclenché, ce texte : Partir comme si on était né de la dernière pluie, comme si on nous avait mis au Monde pour être mousse sur un vaisseau qui s’appellerait Terre, voguer grâce au vent qui fait tourner le globe vers le levant, rencontrer et apprendre jusqu’au dernier souffle.
– Pour toi, d’où vient ce vent qui fait tourner le Terre ?
– Je crois que c’est le souffle qui a accouché du Monde, je crois que le Monde, lui aussi, a été mis au Monde et que ce souffle continue, il fait tourner la Terre infatigablement, avec l’émerveillement et la patience d’un enfant qui a reçu une toupie.
– Sais-tu que l’astrophysique et les sciences de la Terre disent autre chose ?
– Oui, je l’ai appris autrefois, mais maintenant j’ai basculé du côté de la poétique du Monde.
– Alors je veux être de ton côté, résolument, chavirer avec toi jusqu’au dernier souffle.

Comme si elle avait peur qu’il ne croie pas son aveu, elle se lève et vient s’asseoir à côté de lui, renonçant ainsi à se chauffer contre le mur de pierre, mais se rapprochant de lui. – Maintenant, se dit-elle, lorsqu’il voudra me regarder, il devra tourner la tête, alors je la tournerai aussi, je le regarderai aussi et nous serons de nouveau face à face, mais plus près.