Plus que 365 jours… (88/365)

Avril est vert – XIII

Les habitudes sont vite prises à l’auberge d’Hospental. On dirait qu’ils sont faits pour s’entendre ces trois-là ; il y a Heinrika, la patronne, Odile, la cuisinière alsacienne et lui, le marcheur qui attend. Lorsque la route du col sera ouverte la saison creuse sera terminée, alors Heinrika engagera ses fidèles employés pour une nouvelle saison. Pour la saison creuse, les deux femmes suffisent, sans compter que le marcheur n’attend pas les bras croisés. On le voit à la plonge, au service, il s’occupe de sa chambre, naturellement, et il aide au ménage des chambres lorsqu’il y a des dormeurs.

Les trois sont du matin et se se retrouvent à six heures dans la cuisine. Lorsqu’il y a des dormeurs, on prépare ce qu’il faut – le buffet doit être prêt à sept heures –, et lorsqu’il n’y en a pas, on prend tout le temps pour bien déjeuner, pour être ensemble. Odile parle couramment le français, l’allemand et le dialecte d’Uri, aussi rocailleux que le paysage, aussi rude que la météo. Elle ne cuisine qu’au beurre mais sait mettre de l’huile dans les rouages lorsqu’Heinrika et Gaspard ont de la peine à se comprendre – le lecteur sait depuis l’épisode 82 que le marcheur s’appelle Gaspard, et comme on n’en est qu’à l’épisode 88, le lecteur ne devrait pas encore l’avoir oublié. Aucun des deux n’a mauvais caractère, ils ont en commun des valeurs essentielles mais ce qui les empêche parfois de se comprendre, ce sont les mots, car ils s’en tiennent au pacte, quasiment fédéral, du premier jour (épisode 87) : Heinrika parle en français, Gaspard en allemand, alors des fois ça croche, un peu comme certains dimanches de votations, mais en moins grave ; alors, pour que ce soit moins grave encore, Odile comble ce röstigraben avec du beurre, du bon beurre d’alpage. [Odile pense qu’on ne peut pas mettre d’huile dans la rösti, c’est une sorte de crime, quelque chose de très grave. Odile ne fait pas de politique mais songe sérieusement à lancer une initiative fédérale pour interdire l’huile dans la rösti ; elle n’a pas encore rédigé de texte mais elle a déjà un titre : « Initiative fédérale contre l’huile dans la rösti« . On lance beaucoup d’initiatives dans cette région de la Suisse, des initiatives mais aussi des pierres et des palettes, quand on joue au hornuss, et des fois, les initiatives, les pierres et les palettes ça retombe sur la gueule des gens, et ça fait mal, très mal.]

La première semaine, il n’y aucun dormeur à part Gaspard. Alors on traîne à la table du Frühstück, on fait connaissance.

– Je ne sais pas si c’est lui qui est parti avec elle ou elle qui est partie avec lui, dit un matin Heinrika, mais de toute façon, ça revient au même ! Mon mari est parti il y a cinq ans et depuis je n’ai plus de nouvelles. C’était un gamin du village, comme moi, il rêvait d’être marin mais on a repris l’auberge. Ici c’est un peu un port vers le sud qu’il disait mon Andreas, et il regardait la montagne comme s’il voyait à travers, l’Italie, le sud, la mer, l’Afrique. Quand on a engagé cette Calabraise, Maria, je n’ai rien vu venir, il faut dire que la route du col avait été ouverte plus tard cette année-là et que le début de saison s’était fait sur des chapeaux de roues, comme si les touristes avaient du temps à rattraper. Et à la fin de la saison – ils ont eu la patience d’attendre jusque là ! – ils ont disparu. Depuis, je ne prends plus que des gars pour la saison, ça ne sert plus à rien, mais c’est ma vengeance, je fais bosser des gars, comme des mulets, après tout on est sur un ancien chemin muletier ! Je les appelle Putzmann et je les fais marcher droit. On a été mariés trente ans, on n’a pas eu d’enfant.
– Moi je préfère les appeler Putzherr, dit Odile, et je traduis poussière, ça ne vaut guère mieux les hommes, c’est moi qui vous l’dis !
– Appelez-moi simplement Gaspard, rétorque le marcheur, ça m’ira très bien !

En général c’est ainsi que se terminent les Frühstück, en éclats de rire et en bruit de vaisselle dans l’évier, et c’est toujours Gaspard qui s’y colle à l’évier, petit il ne rêvait pas d’être marin, mais plutôt plongeur. Gaspard est un gars assez cohérent, au fond.

Plus que 365 jours… (87/365)

Avril est vert – XII

Le voici à Hospental, le marcheur. Une émotion le saisit, il se souvient être passé par là enfant, avec son père – un tour de Suisse durant les vacances de Pâques. Après avoir visité les grottes du glacier du Rhône, ils avaient franchi le Col de la Furka pour descendre sur la Suisse centrale et ils avaient dormi là, à Hospental. Il retrouve l’hôtel sans peine, s’installe sur la terrasse, commande à boire et demande si on l’autorise à pique-niquer, « Selbstverständlich, mein Herr ! »

D’instinct, il s’était installé à une table contre le mur qui retient le talus ; les pierres – tout comme les pavés de la terrasse – le réchauffent doucement. Il se sent bien ici, il a envie de rester un peu. Il se renseigne sur la date d’ouverture du col, un bon mois à patienter. Il hésite, prendre le train jusqu’au Tessin ou attendre ? Il en rêve de ce col mythique, jamais il ne l’a franchi à pied, mais un mois c’est long. Il réfléchit, lézarde contre le mur, enlève chaussures et chaussettes, envie de sentir le chaud sous ses pieds, les pieds comme pompes à chaleur. Il somnole. La serveuse – sans doute la patronne – s’excuse de le réveiller, elle venait voir si tout allait bien, s’il voulait quelque chose d’autre. Il est gêné. Elle lui sourit, lui explique qu’elle fait la même chose lorsque l’hôtel est fermé, le jeudi.

Ils se mettent à parler, du mieux qu’ils peuvent ; entre eux il y a du français fédéral – elle a quelques restes d’un vieux séjour en Romandie, elle avait vingt-deux ans – et de l’allemand militaire – il a quelques restes de vieilles périodes de service en Suisse primitive, pas très loin d’ci, il avait vingt ans. Elle lui dit que s’il veut patienter quelques semaines ici, elle lui fera un prix, c’est la saison creuse, et puis on pourrait parler, vous en allemand, moi en français, une sorte d’échange linguistique ! Il hésite de moins en moins, il a envie de rajeunir, mais aussi de prendre le temps d’écrire, de mettre au net des choses qu’il a dans son carnet, des mots, des gens, des lieux, des images. Et il se dit qu’il pourrait ainsi commencer à boucher les trous de son feuilleton, on est le 18 avril, cent huitième jour de l’année, et il n’en est qu’à l’épisode huitante-sept, plus de vingt jours de retard, mon capitaine !

Dans sa tête, son capitaine – un roquet de Montreux, très complexé – lui colle trois semaines de clou. A vos ordres, mon capitaine ! répond-il, comme on répond, en général, à son capitaine.

En gravissant l’escalier qui donne accès à la chambre que la patronne a choisie pour lui – la serveuse était bien la patronne –, le marcheur se dit qu’il n’aura jamais connu clou si doux.

– Selbstverständlich, Meine Dame !

Plus que 365 jours… (86/365)

Avril est vert – XI

Ecrire ou pas ? Lui écrire ou pas ?
Ecrire au pas.
Une carte ou une lettre ? Plutôt une carte, mais avec quelles lettres ?
Ses pas l’ont mené au pays où les lettres n’ont pas la même valeur que chez lui. Jouer au Scrabble ici serait facile, boire des verres à Zofingen dans des gobelets néolithiques du Wauwilermoos en se dirigeant vers l’Axenstrasse, sans zigzaguer.
Comment ça les noms propres sont interdits à ce jeu inventé par un architecte ?! Eh bien alors salissons-les, ces mots ! Faisons-les passer par le Pont du diable, ces mots ! Qu’ils reluquent les gorges de Schöllenen ces mots !
Salir les mots et se salir en les salissant, les mots – verschmutzen.
Puis se laver dans l’eau des cours d’eau, par exemple la Wasser de la Wigger et ajouter de la Zimt, pour le goût et pour le mot compte triple – waschen.

Au pays des z, des x, des w, des sch et des k, au pays où l’on voit des Kapelle et des Kirche au milieu des vergers en fleurs, il avance à petits pas, le marcheur, non pas qu’il abuse du Kirsh, le marcheur, mais il sait, le marcheur, que le col est bouché. Alors le marcheur, en attendant qu’on débouche le col, il marche à petits pas, le marcheur sans alcool, à petites goulées, sans se fouler, le marcheur. Il ne doit pas encore faire diligence, le marcheur, car le col est bouché. Et quand le col sera débouché, il ne fera quand même pas diligence, le marcheur, mais il se hâtera lentement le long de l’ancienne route des diligences, la route qui mène au col, sans alcool, mais qui zigzague quand même car c’est raide, raide comme un vieux kirsh qu’on boit cul sec.

En jouant avec les z, les x, les w, les sch et les k, il se dit que lorsqu’il ne fera pas diligence sur l’ancienne route des diligences qui zigzague jusqu’à l’hospice, il se rêvera peut-être en Père Pendiculaire face à la pente, le marcheur, et que la pente une fois gravie on débouchera pour lui, le marcheur, de la bénédictine qu’il descendra d’un trait, à l’hospice.

En marchant à petit pas et en jouant avec les lettres qui n’ont pas la même valeur que chez lui, il espère, le marcheur, que la route du col sera débouchée quand il l’abordera sans alcool pour rejoindre l’hospice du grand Saint Gothard qui était bénédictin – sans e.

En jouant avec les z, les x, les w, les sch et les k, il peine à trouver les lettres pour lui écrire une carte, une carte qui serait peut-être comprise de travers puisque la route zigzague. Et quand ça zigzague, ça serpente, et quand ça serpente, ça sinue, et quand ça sinue c’est jamais bon, parce qu’il se trouve toujours quelqu’un pour dire « hein? ».

Alors le marcheur qui va bientôt sinuer sur le dos du Gothard renonce à écrire des mots sur une carte qui pourrait laisser penser qu’il rédige à demi-mot, qui pourrait laisser entendre qu’il insinue – pourtant son écriture est droite, très droite, seule sa main est gauchère.

Pas de carte mais des pensées, poussées vers elle par la bise – au singulier.

Plus que 365 jours… (85/365)

Avril est vert – X

C’est un grand bâtiment carré orienté au sud mais qui guigne un peu à l’est. Les quatre étages qui surmontent le rez – où dix-sept personnes sont occupées à réinventer le lieu – ont été édifiés par des Italiens au tout début des années cinquante.

Côté gare – au sud – il y a des vitrines au rez, et deux portes donnant accès à ce qui est aujourd’hui une librairie ; chaque étage de cette façade possède un balcon, sur toute la largeur.
Côté rue – à l’est – encore des vitrines au rez, avec une porte – la troisième – qui donne accès à la librairie. Côté rue, le premier étage est dépourvu de balcon, contrairement aux étages supérieurs.
Côté Jura – à l’ouest – le rez est appuyé au terrain, terrain qui constitue un jardin-terrasse pour deux appartements. Les étages supérieurs ont tous un balcon côté Jura.
Les habitants de cet immeuble – de quatorze appartements – entrent et sortent par la nord, un peu comme au spectacle; quelques fenêtres des deuxième et troisième étages de cette façade possèdent en effet un petit balcon en demi-cercle, comme les loges d’un théâtre à l’italienne.
Les balcons du deuxième et du troisième étages sont continus de l’est à l’ouest en passant par le sud et le balcon du quatrième étage ceinture complètement les deux attiques perchés comme des sentinelles.

Sans les balcons, le bâtiment carré serait sans doute un vilain cube, un cube un peu rétréci vers le haut, puisque le quatrième étage – moins vaste que les autres – est comme posé sur une terrasse, et sur lui les architectes ont posé, en guise de chapeau, un élégant toit à quatre pans.

– Ceux qui ont bâti cet immeuble, dit Paola, sont les descendants de deux immigrés venus ici à la fin du XIXème siècle, l’un était tailleur de pierres et venait du Piémont, l’autre était un typographe anarchiste et venait de Milan.

Plus que 365 jours… (84/365)

Avril est vert – IX

Fernando a parlé pour ainsi dire d’une seule traite, sans s’encoubler et tout semble clair, aucune question à l’horizon. D’un sourire à Marguerite, Pierre indique qu’il a tout noté et qu’il est prêt à continuer.

– Du côté du magasin c’est encore brumeux, enchaîne la libraire. Certes, il y a de nombreuses idées, mais nous devons encore trouver la manière de les articuler, de les rendre cohérentes, lisibles pour ceux que nous aimerions faire entrer ici, dans ce lieu auquel il faut aussi trouver un nouveau nom. Je vais commencer par énumérer toutes les idées qui ont émergé à ce jour, ensuite Paola prendra la parole pour préciser l’horizon des possibles puis nous ouvrirons la discussion.

Il semble d’ores et déjà clair que la librairie ne va pas disparaître, mais il s’agit de réduire l’offre, de se spécialiser et peut-être aussi d’intégrer la vente et le rachat de livres d’occasion, la possibilité de lire sur place et celle d’emprunter des ouvrages comme dans une bibliothèque. Une partie de l’espace pourrait être aménagée en café-librairie, sans négliger que l’installation de chaises et de tables peut permettre d’autres usages : des cours, du soutien scolaire, des lectures publiques, des conférences, des débats, des concerts, bref, toutes sortes d’activités qui pourraient donner envie à bien du monde de pousser notre porte !
Un bar-comptoir pourrait marquer la séparation avec un autre espace, celui d’un atelier. Paola souhaite reprendre son métier de couturière, et Fatou, Jenna et Kira – pour qui le tissage, l’art de la teinture, des jeux d’aiguilles et de ciseaux n’ont presque aucun secret – se verraient bien l’accompagner. L’atelier pourrait également accueillir des cours et favoriser des échanges de pratiques dans notre ville métissée.
– Sans compter que Denis pourrait enfin mener à terme la fabrication du métier à tisser dont il a dessiné les plans au début de notre mariage ! ajoute malicieusement Hélène. Métissage, tissage.
Quant au bureau, la partie du commerce la moins visible depuis la rue, il pourrait être consacré à d’autres occupations utiles à tout un chacun. A ces mots, Pierre s’interrompt, pose sa plume, lève la tête et dit :
– A mon sens, il manque un écrivain public dans notre commune ; je sais que vous êtes nombreux à avoir une bien piètre image de moi – et je vous comprends –, mais je serais ravi de mettre ma plume au service de ceux qui pourraient en avoir besoin.

Ces mots font un effet considérable à ceux qui les entendent ; on se met à regarder Pierre comme on regarde quelqu’un qui serait soudain touché par la grâce, quelqu’un qui remonterait du monde des morts pour oeuvrer dans le celui des vivants. Et ces regards ne sont pas sans effet sur Pierre qui reprend sa plume et se remet à écrire en se penchant davantage sur son cahier, comme pour masquer sa rougeur. Paola profite de cet instant suspendu pour entrer dans la danse.
– Au moment où je vous parle, seuls Mathilde, Marguerite et Fernando sont dans le secret ; mercredi j’étais chez le notaire pour signer un acte important, l’acte d’achat de cet immeuble. J’en suis désormais l’unique propriétaire et je le mets à disposition de notre future association.

Plus que 365 jours… (83/365)

Avril est vert – VIII

Ceux qui comprennent cette phrase – ils sont plusieurs autour de la table – se tournent vers Fernando pour appuyer l’invitation de Mathilde. En réalité, tous comprennent, avec ou sans le portugais, et tous regardent Fernando pour lui transmettre leur confiance.

– Le projet du jardin avance bien, dit Fernando. Les plantons grandissent dans la petite chambre du 1er étage de la maison de Mathilde – dès que nous aurons le temps et l’autorisation de la commune, nous commencerons la réalisation de la serre-cabane.
Différents modes de permaculture seront testés, des buttes et des plates-bandes en « lasagnes » sont prêtes à être plantées et semées, nous avons considérablement augmenté les mètres carrés du potager.
Nous planterons de nouveaux arbres dans le verger dès cet automne, il s’agira de créer des voûtes naturelles convenant à certaines plantes qui n’ont pas besoin du plein soleil.
La construction du four à pain avance et la question des animaux est à l’étude ; il y aura en tout cas une basse-cour, peut-être quelques moutons.

Nous devons encore sérieusement réfléchir à la transmission des savoirs, à l’organisation saisonnière des travaux – chacun et chacune de nous voulant garder du temps libre – et il faudra réfléchir à l’aménagement d’une cuisine extérieure en lien avec la cabane, car on projette de consommer la plupart des produits sur place, lors de repas pris en commun. La cuisine devra aussi être un lieu d’échange et d’apprentissage.
Il faudra également organiser le compostage et réfléchir à la pertinence d’un biotope, en lien ou non avec le projet de basse-cour.

Voilà pour l’essentiel.

Plus que 365 jours… (82/365)

Avril est vert – VII

– Commençons par le jardin, enchaîne Mathilde. Le 1er janvier, Gaspard, mon compagnon, est parti marcher quelques mois. Nous partageons notre vie depuis une trentaine d’années, mais depuis que les enfants sont partis – certains d’entre vous les connaissent et savent qu’ils vivent tous loin d’ci – nous réinventons notre façon d’être ensemble, et la distance est bonne conseillère. Juste avant son départ, nous parlions du jardin, cet espace qui nous a nourris et ressourcés durant presque trois décennies. Qu’en faire maintenant ? nous disions-nous. Le transformer ? Le partager ? Le louer ? Vendre la maison et partir, ensemble, séparément ? Gaspard m’a toujours laissé organiser le jardin et avant de partir il m’a renouvelé sa confiance. Le jour même, Fernando est arrivé et, comme vous le savez, les discussions que j’aie eues dès ce moment avec lui ont nourri le projet que nous sommes en train de réaliser avec une partie d’entre vous. Comme vous le savez aussi, il y a encore à défricher, à réfléchir, à propos du jardin, mais aussi à propos des liens à établir entre lui et la libraire en mutation, entre lui et cet immeuble.

Faisons d’abord le point sur le jardin, poursuit Mathilde, en se tournant vers Fernando. Avec calme elle le regarde, lui sourit. Lui semble hypnotisé. Le temps est suspendu quelques instants, quelques longs instants. On sent un peu de gêne dans l’assemblée, certains ne savent plus où regarder. Mathilde dépend le temps en reprenant la parole ; sans quitter Fernando des yeux elle dit :
– É hora de mostrar que você não gagueja mais, meu caro Fernando.*

* Il est temps de montrer que tu ne bégaies plus, mon cher Fernando.

Plus que 365 jours… (81/365)

Avril est vert – VI

Tout le monde s’installe autour de la table carrée – faite de plateaux en bois posés sur des chevalets –, on a apporté une chaise pour Pierre, on se serre sur l’un des côtés du carré, cinq chaises au lieu de quatre pour les trois autres.

– Chers amis, dit Marguerite, nous voici réunis ce soir pour fonder une association. Vous avez sous les yeux le projet de statuts, nous en discuterons en détails tout à l’heure, mais pour l’instant, Mathilde et Fernando, ceux par qui tout a commencé, vont nous exposer les grandes lignes du projet, avec Paola.
Pierre, qui a sorti un cahier et une plume, signale qu’il veut bien prendre le procès verbal de la soirée ; tous acceptent avec enthousiasme.

D’un signe, Fernando cède la parole à Mathilde et Paola. Autour de la table, presque tous savent qu’il est avant tout un homme d’action et qu’il ne prend pas volontiers la parole en public ; ceux qui le connaissent bien savent aussi qu’il ne veut pas voler la maternité du projet à Mathilde, Paola et Marguerite – de son enfance au Portugal, il a retenu que les femmes voient souvent plus loin que les hommes, qu’ils doivent savoir leur laisser la place, elles savent créer des projets plus humains, il suffit de les écouter et de les suivre sur les chemins qu’elles défrichent en direction de sociétés plus justes.

– Chers amis, dit Mathilde, chacune et chacun de nous ici réunis, avec son histoire de vie, ses convictions, ses qualités et ses défauts, a librement choisi de participer ce soir à la fondation d’une association que nous souhaitons appeler Vivre Ici. Cette association se propose de réinventer notre façon de vivre ensemble au quotidien, par le travail, la réflexion et le partage. Vivre Ici prendra la forme juridique d’une association mais, dans les faits, ce sera une communauté de volontaires. Nos actions, qui ont déjà commencé, auront pour cadre principal le jardin que je possède avec mon compagnon – parti marcher pour quelques mois – et les locaux dans lesquelles nous nous trouvons en ce moment, ainsi que, comme nous l’expliquera Paola, l’ensemble de cet immeuble.

Plus que 365 jours… (80/365)

Avril est vert – V

« Pierre, dit Marguerite, fréquente la librairie depuis de très nombreuses années ; au départ, c’était un ami d’Albert, mon défunt mari, et au fil des années il est devenu ami de notre couple. Pierre appartient au monde des livres, son appartement en déborde, et il écrit. Depuis qu’il est veuf, il vit un peu reclus et peine à regarder le monde ; lorsqu’il vient ici, il respire mieux, c’est comme une fenêtre qui s’ouvre, un souffle qui reprend. Je suis heureuse de ce hasard, qui pour moi est un signe, je crois que Pierre devrait passer un moment avec nous, tisser de nouveaux liens. Cependant je ne veux l’imposer à personne, d’autant que je ne suis plus la seule à présider à la destinée de ce lieu. »

Et Marguerite de regarder tour à tour Mathilde, Paola et Fernando ; à l’unisson, les trois visages expriment un accord ; tous ceux qui sont là se détendent et semblent aussi approuver, mais le silence dure. Rose le rompt et dit à Pierre en lui tendant un verre : « Merci d’être là, grâce à vous on sera dix-sept, j’aime Rimbaud et les nombres premiers ! » On se regarde, médusés, puis les verres se mettent à tinter. Pierre réalise alors qu’on attend quelques mots de lui, mais rien ne vient, tant il est surpris d’être dévisagé par ceux qu’il épiait. De nouveau le silence, mais les regards sont bienveillants, encourageants. Il se souvient soudain du livre qu’il a acheté, pose son verre et prend la parole.

– J’étais tellement absorbé par ce que j’allais dire à Marguerite – je suis venu ce soir uniquement pour lui parler – que je n’ai pas réalisé votre présence avant d’entrer. Je n’ai pas osé faire demi-tour et je suis allé me réfugier dans les livres. Le hasard m’a mis entre les mains ce roman d’Assouline, Les invités.
Et Pierre se met à lire la quatrième de couverture :

« Un dîner, de nos jours, dans la grande bourgeoisie parisienne. Afin de séduire son invité d’honneur – un puissant homme d’affaires étranger – la maîtresse de maison a convié ses amis les plus remarquables. Mais à la dernière minute, l’un d’entre eux se décommande: il n’y a plus que treize convives… Comme le dîner doit commencer à tout prix, la nouvelle « invitée » est choisie au mépris de la bienséance. Une véritable transgression. La quatorzième convive devient alors le grain de sable qui fait déraper la soirée. Pour l’émerveillement des uns, pour le désespoir des autres. Tout dîner est une aventure. »

Puis il ajoute : « Merci de votre accueil, je vous promets que le dix-septième invité ne sera pas votre grain de sable, moi aussi j’aime Rimbaud et les nombres premiers. »

Les verres se remettent à tinter.

Plus que 365 jours… (79/365)

Avril est vert – IV

Le pion fait comme si de rien n’était, comme s’il ne reconnaissait pas la plupart des gens réunis ici ; il se contente de dire bonjour et se dirige vers le rayon littérature où Marguerite le suit. Dans leur dos les discussions reprennent, mais plus feutrées. Tous ont reconnu le pion, mais on est très surpris de le voir réapparaître ici et maintenant, on l’avait presque oublié, depuis quelque temps on ne le voyait plus à ses fenêtres, il avait peut-être appris à voir sans être vu. Très professionnelle, Marguerite n’en avait jamais parlé, mais pour elle c’était un client assez régulier, qui venait presque toujours lorsqu’elle était seule ; il aimait prendre son temps, regarder, feuilleter, se laisser conseiller, échanger à propos de littérature. Marguerite l’appréciait, il était l’un des derniers qui saisissaient l’importance de cette librairie.

Sans aide, le pion trouve ce qu’il cherche, Les invités, un roman de Pierre Assouline. Il resterait bien parler un instant mais il a compris que ce n’est pas le bon soir, et sans doute aussi qu’il ne peut pas être le bienvenu dans ce groupe. Marguerite encaisse et le raccompagne à la porte, comme elle en a l’habitude, mais au lieu d’ouvrir la porte, elle prend le pion par le bras, fait volte-face avec lui et dit à ses amis rassemblés « Laissez-moi vous présentez Pierre, un de mes plus fidèles clients. »