Avril est vert – XVIII
Mais Anton n’est pas une raison suffisante pour que quantité de vin se boive à l’auberge d’Hospental ; certes ses hommes – les gars de la voiries, les gars de la route du col, les gars du Gothard – le respectent, lui font confiance et le suivent, lui qui est le premier à montrer l’exemple ; agir beaucoup, parler peu. Mais pendant les pauses et le temps qui suit le travail, chacun est libre de ses mouvements et pourtant tous l’accompagnent à l’auberge et avec plaisir, lui qui n’est pas très bavard. Alors quoi, est-il généreux, offre-t-il des tournées ? Parfois, mais si ses gars viennent ici avec tant de plaisir, dans cette auberge où d’autres gars bossent comme des baudets à cause d’un gars qui a filé avec une Calabraise, c’est pour une autre raison. Le vin.
Le vin que l’on boit ici est tout simplement le meilleur que l’on peut boire dans toute la région. Heinrika a des cousins dans le Pays de Vaud et en Valais, les cousins ont des amis, tous sont vignerons et aucun ne s’est trompé de métier. Plusieurs fois par année, elle passe la Furka à vide – avec son fourgon et la remorque – et file d’une traite jusqu’à Cully, chez son cousin Jean. Elle y passe un jour entier, fait la fête, charge les premiers cartons puis revient par étapes à Hospental ; une fois, ça a duré dix jours, mais il faudrait vérifier. Il y en a qui font tous les bistrots avant de rentrer, elle est plutôt de celles qui font toutes les caves. Lorsque le fourgon et la remorque sont pleins, elle se résigne à rentrer. Elle s’offre ainsi quelques jours de vacances plusieurs fois par année, mais l’auberge continue à tourner sans elle car en son absence Odile, la cuisinière, sait très bien faire bosser les gars comme des baudets.
Odile est Alsacienne et ne crache pas dans son verre. Après le départ d’Andreas – le gars qui rêvait d’être marin mais qui est devenu aubergiste à Hospental avant de filer vers le sud avec une Calabraise prénommée Maria –, on ferma l’auberge quelque temps. Anton se mit à recruter des gars qui découvriraient bientôt qu’on les ferait bosser comme des baudets et Odile emmena Heinrika dans son Alsace natale pour la retaper – et elle avec – à coups de choucroutes royales, de baeckeoffe, de flammekueche, de jambonneaux, de Riesling, de Gewürztraminer et de bières brassées par des gars qui ne crachent pas dans leur bock. Elles revinrent plus lourdes, car le fourgon était plein. Depuis elles y retournent une fois l’an, officiellement pour les marchés de Noël, mais ce qu’elles ramènent dans leurs bagages – et dans le fourgon auquel elles n’oublient jamais de crocher la remorque – ne ressemble pas aux babioles made in China que l’on vend sur les marchés artisanaux.
On comprend donc qu’ici, dans cette auberge d’Hospental, on boit les meilleurs crus vaudois, valaisans et alsaciens. Voilà pourquoi les gars de la voirie suivent Anton chez sa cousine qui a perdu son gars à cause d’une Calabraise. Et il paraît que des fois, chez Heinrika, quand les gars qui bossent comme des baudets ont bien bossé, ils ont le droit de boire des verres et alors là, les gars d’Anton ils disent que les langues se délient, pas les leurs, mais celles des gars qui bossent comme des baudets, et ces gars-là, vous savez ce qu’il disent ? Eh bien ils disent qu’il n’y a pas qu’Heinrika qui pleure son Andreas, il y a aussi Odile, car elle en pinçait pour lui l’Odile et lui réciproquement, qu’ils disent, quand on les laisse boire des verres, les gars qu’on fait bosser comme des baudets. Alors Odile se venge aussi en les faisant bosser comme des baudets, les gars, et même plus durement qu’Heinrika, qu’ils disent les gars, quand leurs langues se délient, parce qu’on les laisse boire des verres, parce qu’ils ont bien bossé. En tout cas c’est ce qu’ils disent les gars, mais il faudrait vérifier et voir à ne pas trop les laisser boire des verres, même s’ils ont bien bossé, les gars, car quand leurs langues se délient, ils disent de drôles de choses, les gars.
Gaspard ne crache pas dans son verre mais sait garder la distance nécessaire avec les gars de la voirie et avec ceux qu’on fait bosser comme des baudets. Il préfère parler avec Anton qui devient presque prolixe quand on l’oriente sur son métier, la route du col et le Gothard.