Plus que 365 jours… (91/365)

Avril est vert – XVI

Gaspard descend volontiers à la cave lorsqu’il s’agit d’aller chercher de quoi réassortir l’armoire à vin qui se trouve dans la salle à manger de l’auberge. Dans la vaste cave, on lui a montré où se trouvaient les caisses dans lesquelles il devait puiser.

Au hasard d’une de ces descentes et d’un rayon de lumière qui entre par un saut-de-loup, il découvre une vieille lampe électrique en laiton sur une petite table en sapin, comme oubliée dans un recoin. Lorsqu’il retire la chaise qui est glissée sous la table, il voit un tiroir et l’ouvre. Il fait tourner l’interrupteur de la lampe posée sur la table, elle s’allume – elle est branchée à une prise électrique placée sous un interrupteur mural, à côté d’une porte qu’il n’avait pas vue. Dans le tiroir un carnet bleu – genre carnet d’épicier –, couvert d’empreintes de doigts, noires. Dans le carnet des dates et des décomptes qui ont été inscrits à l’aide d’un crayon bicolore – rouge d’un côté, bleu de l’autre. Gaspard ouvre la porte qui est juste à côté de la table, la chaufferie. Il allume le plafonnier à l’aide de l’interrupteur qui est à l’extérieur de la chaufferie, au-dessus de la prise à laquelle est branchée la lampe en laiton posée sur la table. Le local est grand, bien plus grand que l’espace nécessaire pour une chaufferie moderne. Dans un angle, il aperçoit une fenêtre placée pratiquement à la hauteur du plafond. Les murs qui forment l’angle sont noircis du sol au plafond et on voit du noir sur la fenêtre. Le carnet, les empreintes, les murs et la fenêtre, ce local a d’abord été la réserve de charbon. Il éteint le plafonnier, referme la porte, remet le carnet dans le tiroir, le referme, repousse la chaise sous la table, éteint la lampe de laiton et remonte avec le vin qu’il était venu chercher.

Ce recoin de l’auberge d’Hospental devient un des ces lieux de travail, il y vient chaque fois qu’il a besoin d’être absolument seul et de rester très concentré. La première fois qu’il descend écrire à la table en sapin, il ne peut s’empêcher d’aller à la chaufferie, de frotter ses mains contre les murs noircis et de marquer ses empreintes dans son carnet et dans le cahier à la couverture noire et aux pages blanches quadrillées de bleu dans lequel il rédige et met ses idées au propre.

Les marges d’un récit

Pour qu’un récit avance – surtout lorsqu’il prend la forme d’un feuilleton , il faut, hélas ou heureusement, laisser des éléments de côté. Le récit trace sa route et des éléments secondaires demeurent sur les bas-côtés, ces espaces latéraux destinés aux piétons. Ce qui est laissé de côté n’est pas statique, immobile, mais progresse à un autre rythme, celui de la marche, plus lent, plus sensible.
Pour celui qui écrit, qui ressemble à celui qui narre et à celui qui marche – pour Gaspard en somme, pourrait-on dire dans un raccourci ultime, donc faux –, les bas-côtés sont des espaces centraux, il aime les arpenter, les explorer puis essayer d’en rendre compte le mieux possible, trouver les mots pour dire ce qu’il y a vu, trouvé, rencontré, compris : des gens, des activités, des lieux.

Celui qui écrit postule qu’il existe des lecteurs sensibles à ce qui frange les feuilles sur lesquelles file sa plume. Ils trouveront dorénavant un supplément de substance sous le titre Franges des jours, I, II, III, et caetera.

Plus que 365 jours… (90/365)

Avril est vert – XV

Les jours de pluie, Gaspard aime s’installer à la petite table devant la fenêtre de sa chambre d’Hospental. Bien que transparente, la pluie assombrit les rochers et les fait reluire à la fois, il y a comme un accord entre la montagne et le cahier à la couverture noire et aux pages blanches quadrillées de bleu. Les gouttes d’eau qui pianotent sur le toit – la chambre est au sommet de l’auberge, sous le faîte – déterminent les mouvements de la plume qui avance sur le papier ; on peut la voir trotter, foxtrotter, valser mais jamais tanguer car elle n’est pas bourrée, et encore moins auvergnate. L’eau – qu’elle soit bruine, crachin ou cataracte, continue ou intermittente – fait danser l’encre sans jamais s’y mêler. Les jours de pluie, les pages deviennent bleu-noir – l’encre préférée de Gaspard –, la plume avance rondement, cartouche après cartouche, sans jamais couler ; on pourrait presque croire qu’elle compose un roman-fleuve.