Avril est vert – XIV
Ce que vit Gaspard dans ce lieu plein de recoins est une sorte d’ajustement entre une résidence et une écriture itinérante. Au fil des journées, celui qui met de l’ordre dans son carnet migre d’un coin à l’autre de l’auberge, selon la météo, le nombre de clients, l’humeur, l’envie d’aider ou pas, le besoin d’être seul ou en société. Dans cette vaste maison et ses environs, Gaspard trouve toujours un espace qui lui convient.
Dans le bazar du village, Gaspard a trouvé un cahier épais – quadrillé, non margé, avec une couverture noire comme du goudron et grumeleuse comme une tapisserie qui imite le crépi. Alors que son carnet ordinaire est marqué par le quotidien – le temps passé dans la poche, l’humidité, les taches de gras et de café, on trouve même un peu de résine de sapin du premier bivouac (cf. épisode 8) –, son cahier noir est aussi impeccablement tenu que le « cahier de maison » dans lequel il faisait ses devoirs à la petite école, cahier qu’il devait régulièrement présenter à la maîtresse, cette maîtresse qui lui avait appris, à sa manière et malgré elle, à relativiser la mort – la grande, pas la petite. Presque chaque jour elle leur disait, à lui et à ses camarades, qu’elle mourrait devant eux s’ils continuaient à faire les zouaves. Il comprit vite, lui qui était assez observateur et plutôt bon petit soldat, que la maîtresse survivrait à tous les garnements et que la mort devait avoir d’autres causes, plus mystérieuses, plus graves, ce que ses parents confirmèrent. Plus tard, à la grande école, il apprit l’expression fusil à un coup et se souvint de cette maîtresse qui luttait contre le chahut en dégainant un de ces fusils, qui faisait flop, comme un fusil à bouchon. Plus tard encore, en lisant Cervantes, il se dit que cette maîtresse primaire descendait sans doute de Don Quichotte, mais sans le savoir.
Le coin des jours de soleil était la table du premier jour, contre le mur chaud de la terrasse, et si le jour de soleil coïncidait avec un jour de fermeture, Heinrika et lui travaillaient de conserve, pieds nus, lui feuilletant son carnet et rédigeant des textes dans le cahier noir, elle lisant ou dessinant dans un carnet à peine commencé par son mari, un carnet jaune. Régulièrement ils échangeaient des regards, des sourires, parfois quelques mots. Il leur arrivait aussi d’échanger leur travail, le cahier noir contre le cahier jaune. On essayait alors de comprendre ce que faisait l’autre et les questions se faisaient plus intimes, loin des oreilles d’Odile.